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Full text of "Revue britannique, publ. par mm. Saulnier fils et P. Dondey-Dupré"

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REVUE 


BRITANNIQUE 


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PARIS.  •—  TTP.  HÈNNDTftR,  llUB  DO  BOOLBYAftD  0t8  BATIGNOLLES,  7. 


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REVUE 


BRITANNIQUE 


REVUE  INTERNATIONALE 

CHOIX  D'ARTICLES 

extraits  des  meilleurs  écrits  périodiques 

DE  LA  fiRAIDE-BRETAGIE  ET  DE  L'AIÉRIQUE 

comiri  par  des  ARTiaBs  orkinaux 
sous  LA  DIRECTION  DE  M.  AMÉDÉE  PiCIIOT. 


ANNÉE  1860.— HUITIÈME  SÉRIE. 


PARIS 


AD  BUREAU  DE  LA  REVUE,  RUE  NEUVE-SAINT-AUGUSTIN ,  60. 

BOTTERDAM  |  KADBTD 

CHEZ   M.   KRAMERS^  CHEZ  BAI LLY-BAIIXI ÈRE, 

Ubnire-fidUeor.  I  Libraire  de  Leurf  Majestés. 

VOUVELLCOBLÈANS,  A  LA  LIBRAIRIE  NOUVELLE. 

1860 


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JANVIER  1860. 


REYUE 


BRITANNIQUE 


MÉTÉ0R0L08IL  —  ABRONOMIE. 


LA  PLUIE. 


Pas  d'eau,  pas  de  plantes.  Pas  de  plantes,  pas  d'animaux.  Pas 
d'animaux,  pas  d'hommes. 

La  bonne  irrigation  de  la  terre  est  un  point  d'une  importance 
TÎtale  dans  les  arrangements  de  la  création.  Le  mécanisme  mys^ 
térieux  au  moyen  duquel  elle  s'accomplit  est  compliqué  ;  mais, 
si  on  le  considère  comme  un  vaste  appareil  destiné  à  pomper 
Teau  et  à  arroser  la  surface  de  notre  planète,  il  est  impossible 
de  concevoir  un  système  à  la  fois  plus  heureusement  combiné 
et  plus  efficace. 

Qu'on  nou^[>ermette  une  supposition  toute  gratuite.  Dans 
l'intérieur  d'un  continent  quelconque,  tout  juste  à  l'endroit  où, 
faute  de  véritables  données  topographiques,  un  géographe  ancien 
eût,  selon  l'usage,  planté  un  éléphant  avec  sa  tour,  est  située  une 
ferme  qui,  fort  éloignée  de  tout  lac  ou  rivière,  n'est  que  très-par- 
cimonieusement approvisionnée  d'eau  par  des  sources  ou  des 
puits.  Il  n'est  pas  tombé  la  moindre  averse  depuis  plusieurs  an* 

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6  R£VU£    BRITANNIQUE. 

nées.  Comment  le  pauvre  propriétaire  pourra-t-il  entretenir  son 
domaine  en  bon  état  de  culture?  A  en  juger  par  la  prédisposi- 
tion au  mécontentement  particulière  aux  agriculteurs  (ne  les 
entend-on  pas  constamment  se  plaindre  des  rigueurs  météoro- 
logiques et  se  répandre  en  récriminations  contre  le  ciel?),  notre 
fermier  pousserait  sans  doute  les  hauts  cris  et  pourrait  bien,  en 
désespoir  de  cause,  abandonner  sa  malheureuse  exploitation. 
Creuser  un  long  canal  pour  amener  l'eau  de  la  rivière  la  plus 
voisinp,  et  ensuite,  afin  d'utiliser  convenablement  cette  eau, 
sillonner  ses  champs  d'une  interminable  série  de  petites  ri- 
goles, serait  un  travail  aussi  ardu  que  de  tentçr  de  labourer 
avec  des  lames  de  canif  toutes  les  terres  arables  de  la  Grande- 
Bretagne,  ou  de  moissonner  avec  des  ciseaux  la  récolte  de  blé 
de  tout  un  royaume.  Quant  à  irriguer  ses  arpents  au  moyen  de 
tonneaux  et  de  tuyaux  d'arrosage,  y  songer  serait  simplement 
folie.  Nous  observions  naguère ,  dans  une  coquette  ville  de 
bains,  un  homme  occupé  à  arroser  une  vaste  promenade  afin 
d'abattre  la  poussière.  Il  se  servait  à  cet  effet  d'une  pompe  rou- 
lante qu'un  bras  de  levier  faisait  agir  et  qui  s'alimentait  à  un 
tonneau  plein  d'eau.  L'appareil  une  fois  en  position,  le  digne 
préposé  de  la  salubrité  publique  promenait  lentement  le  jet  à 
droite  et  à  gauche,  et,  après  avoir  ainsi  humidifié  une  certaine 
étendue  du  sol,  il  transportait  sa  machine  un  peu  plus  loin, 
continuant  de  la  sorte  jusqu'à  ce  qu'un  glouglou  particulier  du 
tuyau  lui  eût  annoncé  que  le  réservoir  tirait  à  sa  fin .  Ce  moment 
critique  arrivé,  notre  homme  cessait  de  pomper,  et,  traînant  après 
lui  son  appareil,  il  allait  renouveler  sa  provision  d'eau  à  une 
citerne,  pour  venir  reprendre  son  aspersion  à  l'endroit  où  il  Ta- 
vait  laissée.  Cette  parodie  de  pluie  ressemblait  aussi  peu  à  une 
pluie  véritable  que  le  bruit  de  la  classique  feuille  de  tôle  du 
théâtre  ressemble  peu  au  retentissant  et  solennel  fracas  du  ton- 
nerre. Ajoutez  que,  pendant  le  temps  que  metIKt  l'arroseur  à 
mouiller  un  coin  de  la  promenade,  le  coin  qu'il  venait  de  quit- 
ter était  déjà  à  moitié  sec,  sans  compter  les  longues  traînées 
poudreuses  que  le  jet  n'avait  pas  atteintes.  En  somme,  le  beau 
Brummel,  d'élégante  mémoire,  qui  prétendait  un  jour  s'être 
enrhumé  au  contact  momentané  d'un  personnage  d'une  réserve 
glaciale,  aurait  pu  bivouaquer  sur  la  promenade  en  question 


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sant^  GQUfÎF  le  risque  de  gagner  Iq  moindre  rhumatisiod.  A 
lia? ailler  ainsi ,  nous  prtmes-nous  è  penser,  les  habitants  de 
rSurope  tout  entière  auraient  beau  so  faire  arroseurs,  o  est  tout 
au  plus  s'ils  arriveraient  à  imbiber  oonyenableoient  pour  la  cul- 
toie  une  étendue  de  territoire  grande  eomme  un  comté  d'Àn-r 
gleterre  ou  un  département  français. 

Par  bonheur,  la  nature  épargne  toute  cette  peine  à  nos  bras. 
Tandis  que  le  propriétaire  de  notre  ferme  imaginaire  se  creuse 
la  cervelle  à  chercher  le  moyen  de  se  procurer  le  liquide  fécon^ 
dant,  cette  excellente  nature  travaille  i  le  lui  donner  gratuite- 
ment et  en  abondance.  Biqn  loin,  *-^  disons,  si  Ton  veut,  à  des 
miniers  de  lieues,  —  une  vapeur  précieuse  s'élàve  de  quelque 
giand  réservoir  d'eau  ou  de  quelque  vaste  contrée  humide  et  se 
tient  en  suspension  dans  les  airs.  L'eau  est  l'élément  vital  du 
monde.  Son  incessante  circulation  n'est  pas  moins  nécessaire  à 
l'existence  de  notre  globe  que  ne  le  sont  à  la  santé  de  Thomme 
les  ruisseaux  de  sang  qui  courent  dans  nos  veines.  Mais  comme 
cette  eau  cherche  toigours  son  niveau  et  qu'elle  le  trouve  dans 
rOcéan,  comment  se  fait-il  qu^elle  soit  ramenée  et  répandue  de 
nouveau  sur  les  hauts  plateau^,  et  même  reportée  jusque  sur  le 
sommet  des  montagnes?  Gomment  parvient-elle  aussi  ^  se  dé- 
tuiasser  des  sels  et  des  autres  éléments  étrangers  dont  elle  a 
pu  se  charger  dans  le  sol ,  ou  qu'elle  a  pu  rencontrer  dans  le 
sein  de  la  mer,  pour  reprendre  ensuite  ses  fonctions,  pure  et 
exempte  de  tout  mélange,  de  toute  souillure? 

Le  merveilleux  phénomène  de  l'évaporation  est  le  premier  qui 
saccomplisseàl'avantagedu  cultivateur.  L'eau  étant  un  liquide 
d'une  pesanteur  considérable,  puisqu'elle  pèse  860  fois  plus 
<iae  Tair  (à  une  température  de  15  degrés  centigrades  au  ni- 
veau de  la  mer),  il  faut  qu'elle  subisse  une  transformation  qui 
la  rende  transportable  à  travers  l'atmosphère.  C'est  ce  qui  a  lieu 
par  sa  conveiiion  en  vapeur  au  moyen  de  la  chaleur.  On  a,  dans 
le  fait,  qualifié  TOcéan  de  grand  alambic,  et  l'on  peut  regarder 
le  soleil  comme  le  grand  distillateur.  Mais'parce  que  l'eau,  mise 
dans  une  casserole  sur  le  feu,  ne  passe  pas  à  l'état  de  vapeur 
proprement  dite  avant  d'avoir  atteint  une  température  de 
100  degrés,  il  ne  faut  pas  croire  qu'elle  ne  se  volatilise  pas  à 
tous  les  degrés  inférieurs  de  l'échelle  thermométrique.  Au  con- 


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g  REVUE   BRITANNIQUE. 

traire,  elle  fournit  de  la  vapeur  à  tous  les  degrés,  bien  que  plus 
lentement  et  en  moins  grande  quantité.  La  neige,  la  glace  môme 
s'évaporent  dans  une  atmosphère  dont  la  fraîcheur  est  au-dessous 
du  point  de  congélation;  Boyle  a,  en  effet,  trouvé  qu'un  glaçon 
pesant  2  onces  le  soir  avait  perdu  10  grains  le  lendemain  matin; 
et  Howard  a  constaté  qu'une  boule  de  neige,  de  5  pouces  de 
diamètres,  avait  diminué  de  150  grains,  —  la  valeur  de  mille 
gallons  par  acre,  —  dans  l'espace  d'une  seule  nuit  du  mois  de 
janvier. 

Il  va  sans  dire  que  les  grandes  nappes  d'eau  dont  le  globe 
est  couvert  sont  les  réservoirs  d'où  provient  originairement  la 
vapeur  nécessaire  à  la  terre.  Le  docteur  Halley  a  calculé  que  la 
quantité  de  vapeur  fournie  par  la  mer  Méditerranée  seule,  dans 
les  douze  heures  d'une  journée  d'été,  n'était  pas  moindre  de 
5,280  millions  de  quintaux;  celle  qui  s'exhale  de  la  terre  doit 
nécessairement  varier  selon  l'humidité  et  la  température  du  lieu  ; 
mais  d'après  des  expériences  faites  dans  des  circonstances  diffé- 
rentes ,  le  docteur  Watson  a  observé  qu'un  acre  de  terre  en  An- 
gleterre produisait  de  2,000  à  3,000  gallons  de  vapeurs  en  12 
heures.  Dans  les  pays  chauds,  après  que  le  sol  a  été  rafraîchi 
par  les  pluies,  les  émanations  doivent  naturellement  être  beau- 
coup plus  abondantes.  Et  non-seulement  la  terre  transpire  de 
la  sorte  abondamment,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  vé- 
gétaux, aussi  bien  que  les  animaux,  dégagent  constamment  leur 
moiteur  dans  l'atmosphère.  Les  plantes  engendrent  beaucoup 
d'humidité.  On  voit  quelquefois  la  matière  aqueuse  qui  exsude 
par  leurs  pores  pendre  en  gouttelettes  aux  extrémités  de  leurs 
feuilles,  au  point  qu'on  pourrait  la  prendre  pour  une  rosée. 
La  proportion  de  leur  exsudation  doit  aussi  dépendre  de  la  cha- 
leur et  de  l'humidité  de  lair  ;  mais  le  docteur  Haies  trouva  que 
des  choux  sur  lesquels  il  avait  expérimenté  avaient  dégagé  1  li- 
vre 3  onces  de  vapeur  durant  le  jour,  alors  que  des  hélian- 
thes, qui  sont  des  agents  de  transpiration  bien  plus  actifs  encore, 
en  dégageaient  1  livre  4  onces  dans  le  même  temps.  Ce  phéno- 
mène se  manifeste  aussi  à  un  très-haut  degré  chez  les  hommes, 
-—  nous  n'osons  pas  dire  chez  les  dames.  Il  ne  se  dégage  pas 
moins  de  2  livres  d'eau  par  jour  de  la  peau  et  des  poumons 
de  la  plupart  des  individus  ;  et  si  une  personne,  par  excès  de 


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LA   PLUIE.  9 

ehaieur  et  d'exercice,  vient  à  tomber  dans  un  état  de  déli- 
quescence particulier,  elle  peut,  dans  les  24  heures,  charger 
l'atmosphère  de  5  livres  de  liquide.  Si  Tœil  pouvait  tout  sai- 
sir, chacun  de  nous  paraîtrait  enveloppé  d'un  petit  nuage. 
•  Je  me  rappelle,  dit  Watson,  que  m'étant  un  jour  échauffé 
beaucoup  en  montant  les  échelles  pour  sortir  du  fond  de  la 
mine  de  cuivre  d'Ecton,  je  remarquai,  à  la  lueur  d'une  bou- 
gie, une  vapeur  épaisse  qui  s'exhalait  en  fumée  de  mon  corps, 
et  qui  était  visible  autour  de  moi  à  la  distance  d'un  pied  et 
même  plus.  >  Et  voyez  combien  est  merveilleux  le  procédé 
diimique  de  la  nature  :  ces  mêmes  émanations,  transpiration 
de  la  mer  et  de  la  terre,  des  plantes,  des  animaux  et  de  l'homme, 
ne  tardent  pas  à  retomber  sur  le  sol  en  tendre  rosée,  en  pluie 
fécondante,  ou  à  reparaître  sous  la  forme  du  limpide  filet  d'eau 
de  la  fontaine  tapissée  de  mousse.  En  évaluant  à  35  pouces  la 
moyenne  de  l'évaporation  annuelle  qui  s'effectue  sur  toute  la 
surface  du  globe,  on  a  calculé  que  la  quantité  totale  d'eau  ré- 
pandue dans  l'air  chaque  année  remplirait  un  réservoir  d'une 
capacité  de  94,450  milles  cubes.  Toutefois  ce  calcul,  fondé  sur 
les  données  de  Dalton,  n'est  certainement  pas  assez  élevé,  car 
on  évalue  maintenant  à  5  pieds  la  quantité  moyenne  de  pluie 
que  les  nuages  versent  sur  toute  la  terre,  dans  Tespace  d'une 
année. 

Mais,  en  second  lieu,  le  simple  fait  de  l'ascension  et  de  la 
chute  de  ces  exhalaisons  humides,  à  l'endroit  où  elles  ont  été 
produites,  serait  sans  utilité  pour  l'impatient  cultivateur  de  notre 
invention.  Il  faut  pour  lui  que  les  molécules  aqueuses  soient 
pour  ainsi  dire  apportées  de  la  mer  à  sa  porte.  C'est  justement  là 
Foffice  que  remplissent  les  vents.  Le  navire  qui  prend  sa  car- 
gaison dans  un  port  étranger,  le  convoi  de  chemin  de  fer  qui 
part  avec  son  bagage,  le  tonneau  roulant  qui  revient  plein  de  la 
rivière,  ne  sont  pas  plus  exacts  à  se  rendre  à  leur  destination 
que  le  courant  d'air  qui,  après  s'être  chargé  de  vapeurs  au  vaste 
réservoir  de  l'Océan,  va  déposer  son  fardeau  précieux  au  sein 
d'un  continent  altéré.  Certains  vents,  comme  le  Harmattan  du 
désert,  semblent  ne  souffler  que  pour  dessécher  et  détruire. 
Os  pompent  avidement  toute  l'humidité  qu'ils  peuvent  arracher  ■ 
de  la  tene,  fanent  le  feuiUage  des  plantes  au  point  de  le  ré- 

• 

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10  REVUE  BElTANlflQUE. 

duire  en  poussière,  fendent  les  portes  et  les  meubles,  et  îé* 
duisent  le  corps  de  rhomme  à  Tétat  de  momie.  Mais  lesventflT 
qui  soufflent  de  la  mer  nous  arrivent  chargés  d'une  abondante 
et  bienfaisante  humidité;  c'est  ainsi  que  ceux  qui  viennent  du 
sud-ouest  et  du  nord  visiter  les  côtes  occidentales  et  septen- 
trionales de  TEurope,  en  apportant  avec  eux  la  pluie,  apportent 
en  même  temps  la  fertilité  sur  cette  partie  du  moade. 

En  troisième  lieu,  cependant,  une  masse  de  vapeur  flottant 
dans  Tair,  à  la  hauteur  de  4  à  5  milles,  rendrait  à  notre  lointain 
cultivateur  aussi  peu  de  service  qu'à  un  bijoutier  une  mine  de 
diamants  dans  la  lune.  Comment  voulez-vous  qu'il  la  fasse 
descendre  du  ciel?  Or,  la  quantité  d'eau  qui  peut  se  soutenir 
en  l'air,  sous  [une  forme  élastique,  invisible,  est  proportionnée 
à  la  température.  Plus  le  thermomètre  est  élevé,  plus  Tagglo- 
mération  de  vapeur  doit  être  considérable.  Envisageant  comme 
une  enveloppe  distincte  l'atmosphère  humide  qui  entoure  le 
globe,  on  en  peut  exprimer  la  pression  par  des  pouces  mercu- 
riels,  c^est-à^dire  par  la  quantité  de  mercure  qu'elle  peut  sup- 
porter  dans  un  tube  de  baromètre.  Si  nos  mers  avaient  toutes  la 
température  du  point  d'ébullition  de  l'eau  (100  degrés),  la  vapeur 
qu'elles  produiraient  serait  en  équilibre  avec  une  colonne  de 
30  pouces  environ  ;  mais  à  36  degrés,  et  la  température  de  TO- 
céan  dans  les  régions  équatoriales  ne  monte  jamais  beaucoup 
au-dessus  de  ce  chiffre ,  la  dose  de  vapeur  que  peut  porter 
Pair  ne  suffit  pas  à  équilibrer  plus  de  1  pouce.  A  21  degrés 
elle  est  égale  à  3/4  de  pouce;  à  15  degrés  à  1/3  pouce;  et  à  4 
degrés  à  1/4  de  pouce.  Donc ,  si  un  courant  d'air  chauffé  à 
26  degrés  eipportait  à  son  point  de  départ  une  pleine  provision 
de  vapeur,  et  venait  à  perdre  environ  5  degrés  de  calorique,  il 
faudrait  qu'il  abandonn&t  un  quart  de  sa  charge,  ou  la  moitié 
s'il  en  perdait  11  degrés.  Son  tonnage,  qu'on  nous  permette  le 
mot,  diminue  à  mesure  que  diminue  la  chaleur  :  la  vapeur  qui 
s'en  détache  alors  peut  prendre  une  forme  visible,  et,  si  elle  est 
suffisamment  condensée,  elle  peut  tomber  en  pluie  sur  la  terre. 
En  effet,  toutes  les  fois  qu'un  courant  humide  rencontre  un  cou- 
rant d'air  plus  froid ,  ou  pénètre  dans  une  région  du  ciel  plus 
glacée,  où  toutes  les  fois  que  l'atmosphère  est  trop  chargée  d'hu- 
midité pour  supporter  un  surcroît  de  vapeur,  l'excédant  est  re^ 


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LA  PLUIE.  11 

jeté  et  deçoeod  vers  nous  sous  les  {ormes  visibles  de  brume,  de 
brouillard,  de  nuage,  de  rosée,  de  pluie,,  de  grêle  ou  de  neige. 
Mais,  en  quatrième  lieu,  quand  de  la  vapeur  ainsi  transportée 
d'une  mer  éloignée  s'est  de  nouveau  transformée  en  eau,  il  est 
nécessaire  qu'une  très-grande  prudence  en  dirige  le  déverse* 
ment.  Un  nuage  est  un  vaste  réservoir  contenant  des  milliers  de 
tonneaux  de  liquide.  Or,  il  est  clair  que  si  tout  ce  liquide  était 
lâché  à  la  fois,  il  causerait  un  grave  préjudice  à  la  végétation 
sur  laquelle  il  tomberait,  et  ruinerait  probablement  le  cultiva- 
teur, n  n'est  pas  de  récoltes  qui  résisteraient  à  un  pareil  déluge 
local.  Les  plantes  seraient  tout  d-un  coup  couchées  sur  le  sol  ; 
les  feuilles  seraient  arrachées  aux  arbres,  et  d'une  fbrét  il  ne 
resterait  plus  que  des  perches  nues  qui  la  feraient  ressemblera 
un  navire  diSsemparé  par  la  tempête.  Le  sol  même  serait  défoncé 
et  entraîné  par  la  violence  du  torrent  jusque  dans  la  rivière  la 
plus  voisine.  Dans  les  villes,  l'approche  d'un  nuage  serait  aussi 
redouté  qu'en  rase  campagne.  Les  habitants  n'auraient  plus 
qu'à  se  réfugier  au  plus  vite  dans  leurs  maisons  ;  car,  en  pareil 
cas,  les  parapluies,  fussent-ils  de  tôle,  ne  prêteraient  qu'un  abri 
fort  précaire.  Il  y  a  d'ailleurs  plus  d'un  exemple  de  palamités 
de  cette  espèce  ;  mais  ce  qui,  heureusement,  n'est  que  l'excep- 
tion deviendrait  la  règle,  si  la  décharge  d'un  nuage  n'était  pas 
mesurée  avec  la  plus  scrupuleuse  précision .  En  1 7 1 8 ,  une  trombe 
ravagea  une  lande  dans  le  voisinage  de  Colne  (Lancashire)  et, 
labourant  le  sol  jusqu'au  roc  vif,  à  une  profondeur  de  sept  à 
huit  pieds,  y  creusa  un  vaste  gouffre,  sur  une  étendue  de  plus 
d'un  quart  de  mille,  et  emporta  une  dizaine  d'arpents  de  terre. 
«  La  première  brèche  par  laquelle  l'eau  s'était  précipitée,  dit  le 
docteur  Richardson,  avait  environ  60  pieds  d'ouverture.  De 
chaque  côté  du  gouffre,  le  sol  était  tellement  bouleversé  qu'on 
voyait  à  plus  de  30  pieds  de  distance  d'énormes  crevasses  qile 
quelques  jours  après  les  bergers  étaient  occupés  à  combler,  de 
peur  que  leurs  moutons  ne  tombassent  dedans.  Un  phénomène 
atmosphérique  bien  plus  fréquent  encore,  c'est  la  grêle;  et  sur 
certains  points  du  globe,  notamment  dans  le  midi  de  la  France, 
c'est  un  fléau  terrible.  Des  grêlons,  pesant  quelquefois  jusqu'à 
une  demi*livre,  souvent  si  denses  et  si  résistants  qu'ils  rebon- 
dissent sur  le  pavé,  pieu  vent  sur  la  terre,  oii  ils  détruisent  la 

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12  REVUE  BRITANNIQUE. 

vigne,  broient  le  blé,  brisent  les  branches  des  arbres,  tuent 
volailles,  agneaux,  chiens,  gros  gibier  même,  et,  au  besoin, 
rompent  les  os  aux  gens.  Dans  une  tempête  de  grêle  qui  s'abatitt 
sur  Offley,  en  1767,  un  jeune  homme  fut  tué  par  les  grêlons  : 
il  avaiteuun  œil  crevé  et  le  corps  tout  meurtri.  En  1788, un  orage 
traversa  la  France,  presque  d'un  bout  à  l'autre,  laissant  partout 
sur  son  passage  des  grêlons  énormes ,  transformant  les  champs  en 
marécages,  renversant  les  arbres  fruitiers,  et,  dans  l'espace  d'une 
heure,  changeant  la  campagne  en  désert  véritable.  Le  l**"  août 
1846,  la  capitale  de  l'Angleterre  fut  littéralement  bombardée 
par  la  grêle.  Le  fracas  occasionné  par  les  fenêtres  et  les  vitrages 
était  effrayant.  Il  y  eut  7,000  carreaux  de  brisés  au  palais  du 
Parlement,  un  plus  grand  nombre  encore  à  la  manufacture  de 
Broadwood  et  à  d'autres  grandes  usines;  enfin  dans  quelques  rues 
c'est  à  peine  s'il  resta  une  seule  vitre  intacte.  Nos  grêlons  d'Eu- 
rope ne  sauraient  toutefois  être  comparés  à  la  formidable  mi- 
traille que  de  temps  à  autre  le  ciel  lance  sur  les  campagnes  de 
l'Inde.  En  1855,  le  docteur  Buist  lut  à  l'Association  Britannique 
un  mémoire  dans  lequel  il  rendait  compte  d'une  certaine  variété 
d'orages  particuliers  à  THindoustan  :  dans  quelques  cas ,  des 
grêlons  gros  comme  des  citrouilles,  et  dans  d'autres  des  blocs  de 
dimensions  encore  plus  énormes  avaient  été  précipités  sur  le  sol 
ou  avaient  défoncé  les  toits  comme  des  boulets  de  canon.  Non- 
seulement  il  y  avait  eu  des  bœufs  abattus  et  des  hommes  bles- 
sés grièvement;  mais,  le  12  mai  1853,  84  personnes  et  3,000 
animaux  de  bétail  avaient  été  tués  dans  ud  ouragan  accompa- 
gné de  grêle  dans  les  monts  Himalaya,  au  nord  de  Peshawar. 
Heureusement,  ce  sont  là  des  événements  exceptionnels.  Tout 
avantageux  qu'ils  peuvent  être  pour  les  vitriers,  ils  ne  sauraient 
manquer  d'être  excessivement  désagréables  pour  les  proprié- 
taires de  fermes  et  de  maisons.  Le  procédé  au  moyen  duquel  le 
contenu  d'un  nuage  ordinaire  se  répand  sur  le  sol  est  bien  moins 
brusque  et  bien  plus  bénin.  Au  lieu  de  descendre  en  nappe, 
l'eau  découle  doucement,  à  travers  l'air,  eq  gouttelettes  d'un  quart 
de  pouce  de  diamètre  chacune ,  comme  si  elle  passait  par  un 
tamis.  Le  liquide  est  pour  ainsi  dire  réduit  en  poussière,  afin 
qu  il  puisse  se  répandre  sur  une  vaste  étendue  et  tomber  sans 
froisser  une  seule  feuille,  sans  abattre  un  seul  brin  d'herbe.  Le 


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LA   PLUIE.  13 

trarail,  commencé  doucement,  se  continue  de  même,  à  mesure 
que  le  nuage  se  transporte  lentement  d'un  champ  à  un  autre» 
arrosant  chaque  pouce  de  terrain,  mouillant  chaque  plante,  de- 
puis le  stérile  chardon  jusqu'au  chêne  majestueux.  Pareil  mode 
d  irrigation  n'est-il  pas  fait  pour  plonger  en  extase  quiconque, 
doué  d'une  intelligence  suffisante  pour  comprendre  les  besoins 
du  sol,  et  d'assez  d'expérience  pour  apprécier  la  difficulté  d'y 
faire  face  à  l'aide  de  moyens  artificiels,  observerait  pour  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie  le  déchargement  d'un  de  ces  navires  aériens  ? 

Hais,  quel  que  fût  le  plaisir  que  lui  causftt  cet  approvision- 
nement d'eau  tout  particulier,  notre  cultivateur  imaginaire  re- 
prendrait sans  doute  bien  vite  ses  jérémiades  habituelles,  s'il 
n'avait  l'assurance  de  voir  de  nouveaux  nuages  se  former  et  se 
déverser  périodiquement  à  son  profit.  Il  y  a  des  contrées  tropi- 
cales où  il  ne  pleut  jamais,  et  d'autres  où  il  ne  pleut  que  rare- 
ment. Sar  la  terre  des  Pharaons  et  dans  certaines  parties  du  pays 
da  Prophète,  une  ondée  est  un  phénomène  presque  aussi  curieux 
que  l'est  pour  nous  une  trombe  ou  la  chute  d'un  aérolithe.  Au  Pé- 
rou, le  parapluie  est  un  meuble  inutile  ;  à  peine  a-t-on  deux  ou 
trois  fois  dans  la  vie  l'occasion  de  s'en  servir.  Lorsque  laserenidad 
perpétua  de  ce  pays  fut  troublée  par  des  pluies  au  commence- 
ment du  dix-huitième  siècle,  cet  événement  incommoda  si  fort 
la  population,  qu'une  épidémie  se  déclara  dans  son  sein  ;  et  en 
1790,  lorsqu'une  simple  averse  tomba  sur  la  ville  de  Lem- 
beyeque,  elle  renversa  plusieurs  maisons  ;  il  est  vrai  qu'on  bâtit 
li  tellement  à  la  légère,  qu'un  ouragan  de  grêle,  comme  ceux 
qui  désolent  la  France  ou  les  Indes,  réduirait  toute  une  ville  en 
poussière  en  un  tour  de  main. 

Il  y  a  eu  aussi  dans  diverses  parties  du  globe  des  sécheresses 
très-proloDgées.  Du  temps  d'Achab,  la  terre  d'Israël  demeura 
fort  longtemps  sèche,  par  suite  des  invocations  d'Elisée  ;  car 
celui-ci  «  pria  pour  qu'il  ne  plût  point,  et  il  ne  plut  point  sur 
la  terre  durant  trois  ans  et  six  mois.  »  De  1827  à  1830,  une 
grande  sécheresse  a  régné  dans  les  Pampas.  Pendant  ce  grau 
vco  (au  dire  de  sir  F.  Head),  toute  la  végétation  a  manqué;  la 
campagne  avait  l'aspect  d'une  grande  route  poudreuse  ;  le  sol 
avait  été  tellement  bouleversé,  que  les  marques  qui  indiquaient 
les  limites  des  propriétés  étaient  disparues,  et  qu'il  s'ensuivit 


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14  REVUE    BntTAlYNlQUE. 

de  nombreuses  contestations  entre  les  riverains.  Les  béstiatii 
périssaient  de  toutes  parts  faute  d'eau  et  de  nourriture  ;  un 
propriétaire  de  San-Pedro  perdit  à  lui  seul  20,000  têtes  de  bé- 
tail, et  la  multitude  des  animaux  qui  se  ruèrent  sur  le  Parana 
fut  si  considérable,  qu'il  en  mourut  plusieurs  centaines  de 
mille,  soit  engloutis  dans  les  eaux,  soit  pour  avoir  bu  à  Texcès, 
soit  pour  n'avoir  pu  se  dépêtrer  de  la  bourbe  qui  encombrait  les 
bords  du  fleuve. 

Cependant,  à  part  ces  cas  locaux  ou  transitoires,  notre  culti- 
vateur pourrait  reconnaître  que  la  nature  a  réglé  l'irrigation  de 
la  terre  selon  les  exigences  du  climat  et  de  la  position  géogra- 
phique. En  principe  général,  la  quantité  de  pluie  augmentée 
mesure  que  l'on  s'avance  des  pôles  vers  l'équateur.  Dans  les 
contrées  oii  le  soleil  est  l'agent  principal  de  l'évaporation,  oti 
doit  s'attendre  à  ce  qu'une  averse  ne  soit  pas  Une  petite  affaire. 
«  Un  nuage  tout  noir^  qui  s'était  formé  subitement»  dit  H.  Bur- 
chell,  déversa  son  contenu  sur  nous  en  un  instant,  peut-être 
en  moins  d'une  minute,  inondant  tout  avec  l'impétuosité  d'un 
torrent.  La  terre,  auparavant  brûlée»  fut,  dans  le  court  espace  de 
cinq  minutes,  couverte  de  véritables  étangs.  •  La  meilleure 
description  qu'on  puisse  donner  de  quelques-unes  de  ces  pluies 
tropicales,  c'est  de  leur  appliquer  celle  que,  dans  ^bn  langage 
pittoresque,  un  paysan  faisait  à  M.  Rowell  d'un  orage  survenu 
en  Angleterre.  «  Les  nuAges,  disait  cet  homme,  paraissaient  si 
près  de  la  terre  qu'à  peine  si  l'on  aurait  pu  passer  dessous  :  il 
ne  tomba  pas  de  pluie»  le  nuage  s'abattittout  d'une  pièce  sur 
le  sol.  »  On  serait  vraiment  tenté  de  croire  que  ïûhleborn,  le 
génie  aquatique  du  célèbre  roman  é'Ondine,  de  La  Motte- 
Fouqué,  s'est  tnis  en  route  avec  des  intentions  tout  à  fait  dilu- 
viennes, si  ces  soudaines  explosions  de  nuages  n'étaient  pas 
ordinairement  d'aussi  courte  durée  qu'elles  s'opèrent  avec 
violence. 

Une  autre  loi  générale  en  hygrométrie,  c'est  que  la  chute 
de  la  pluie  décroît  à  mesure  ique  l'on  quitte  les  plages  d'un 
continent  ponr  s'enfoncer  dans  l'intérieur;  cela  provient  de  ce 
qu'on  s'éloigne  continuellement  de  la  grande  source  de  la  va- 
peur. Par  la  même  raison,  les  cAtes  occidentales  de  la  Grande- 
Bretagne  reçoivent  des  aspersions  plus  abondantes  que  les  côtes 


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Là  PLUIE.  16 

orientâtes.  L'immense  océan  Atlantique  produit,  en  effet,  une 
plus  grande  quantité  de  yapeur  que  la  mesquine  mer  d'Allema- 
gne. A  North-^hields»  il  tombe  une  quantité  moyenne  de  25  pou- 
ces d'eau  par  an;  à  Caniston,  sur  la  rire  opposée^  bien  que 
presque  sous  la  même  latitude,  la  moyenne  annuelle  est  de  85 
pouces,  ou  plus  de  trois  fois  autant.  Les  pluies  qui  tombent 
annuellement  du  ciel  dans  la  moitié  orientale  de  là  Orande^Bre- 
tagne  atteignent  uti  niteau  de  27  pouces,  tandis  que,  dans 
l'autre  moitié  du  royaume,  elles  sont  évaluées  à  50  ou  55 
poiraes* 

Dans  les  pays  de  montagnes,  la  quatitité  d'humidité  ta  crois- 
sant, àmesure  qu'on  s'élève  de  la  plaine  au  sommet  des  monts. 
La  cause  de  ce  phénomène  a  été  le  sujet  de  discussions  nom- 
breuses. Les  uns  attribuent  ce  résultat  à  la  température  peu 
élevée  des  collines  ;  d'autres  le  colisidèrent  comtne  tine  consé- 
quence mécanique  de  la  concentration  des  vapeurs;  mais 
M.  RoweU  semble  regarder  les  grands  pics  rocheux  Comme  de 
grands  paratonnerres  qui  déponilleUt  les  nilages  de  leur  élec- 
tricité et  forcent  les  globules  aqueux  à  descendre,  en  les  privant 
de  l'élément  qui  leur  sert  de  soutien.  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
brouillards  qui  enveloppent  la  ciitié  des  montagnes  sont  des 
phénomènes  qui  se  reproduisent  journellement,  et  l'état  humide 
des  endroits  rocailleux  a  été  constaté  par  un  grand  nombre 
d'observations.  Ainsi,  dans  Tannée  1845,  tàtldis  que  les  nuages 
versaient  environ  20  pouces  d'eau  à  Durham,  25  à  Leeds,  31  à 
Carlisle  et  34  à  Liverpool,  la  quantité  de  pluie  tombée  dans  les 
montagnes  du  district  des  Lacs  s'élevait  à  87  pouces  pour  But- 
termere,  à  109  pour  Wastdale-Head,  à  121  pour  Grasmere,  et  à 
151  pour  Seathwaite  en  Borrowdale.  Ce  dernier  canton  avait 
donc  reçu  une  aspersion  sept  ou  huit  foiâ  aussi  abondante  que 
l'antique  ville  de  Saint-Cuthbert,  si  renommée  pour  sa  moutarde 
et  ses  vieilles  filles.  Ces  pluies  excessives,  qui  visitent  la  Grande- 
Bretagne,  sont  encore  bien  inférleutes  aut  dverses  torrentielles 
qai  inondent  l'Hindoustad.  Le  colonel  Sykes  rapporte  qu'à 
Malcolmpait,  sur  les  hauteurs  de  Mahabuleshwar,  la  quantité  de 
pluie  déversée  annuellement  par  l'atmosphère  est  de  302  pouces, 
et  qu'à  Cherraponjee,  dans  les  montagnes  de  Cossya,  elle  s'éle- 
vait, en  1851,  au  chiffre  surprenant  de610  pouces,  ou  50  pieds 

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16  REVUE  BRITANNIQUE. 

10  pouces  l  Autre  fait  singulier  :  il  suffit  quelquefois  d'une  lé- 
gère différence  dans  la  localité  pour  produire  une  grande  diffé* 
rence  dans  Thumidité.  Il  y  a,  à  un  mille  et  demi  environ  du 
lac  Ennersdale,  une  ferme»  sur  l'étendue  de  laquelle  il  ne  tombe 
que  moitié  autant  de  pluie  que  dans  le  lac  même.  Les  forêts  con- 
tribuent aussi  à  absorber  la  moiteur  de  Tair  ;  en  efiet,  toutes  les 
fois  qu'on  a  abattu  en  partie  ou  en  totalité  de  ^ands  bois,  comme 
jadis  à  Marseille  *,  il  s'en  est  suivi  une  décroissance  remar- 

^  Voir,  dans  la  Pharsale,  la  description  de  l'antique  forêt  de  Maneille, 
dont  il  ne  reste  pas  un  seul  arbre.  C'est  un  des  passages  du  poëme  de  Lucain 
que  M.  Bignan  a  traduits  avec  le  plus  de  bonheur.      (Note  du  Directeur,) 

Une  forêt,  séjoar  respecté  par  les  âges, 
S'élevait,  dans  les  airs  répandant  ses  ombrages 
Et  de  vastes  rameaux  mêlés  de  toute  part 
Opposant  au  soleil  un  sombre  et  froid  rempart. 
Là  ne  se  trouvaient  pas  les  Nymphes  des  montagnes. 
Ni  les  Sylvains  des  bois,  ni  les  Pans  des  campagnes. 
Hais  des  rites  sanglants,  d'implacables  autels,  - 
El  des  arbres  sacrés  du  meurtre  des  mortels. 
Si  ce  passé,  crédule  aux  prodiges  célestes, 
Mérite  notre  foi^  sur  ces  arbres  funestes 
L'oiseau  craint  de  s'abattre^  et  dans  l'épais  taillis 
Les  monstres  des  forêts  ne  cherchent  point  leurs  lits. 
La  foudre  qui  jaillit  du  flanc  noir  des  nuages 
Jamais  avec  les  vents  n'y  roule  les  orages  ; 
Du  souffle  aérien  le  feuillage  frustré 
De  son  horreur  native  y  reste  pénétré. 
Partout  l'onde  du  sein  des  sources  ténébrenses 
Tombe,  et  des  anciens  Dieux  les  images  nombreuses, 
Dans  leur  morne  tristesse  et  sans  forme  et  sans  art. 
Sur  des  troncs  mutilés  surgissent  au  hasard. 
L'œil  s'effraye  étonné  de  ces  pftles  figures 
Que  la  rouille  des  ans  chargea  de  flétrissures. 
Une  idole  connue  inspire  moins  d'horreur^ 
Tant  l'aveugle  ignorance  ajoute  à  la  terreur  I 
Le  bruit  court  que  souvent  on  entend,  6  mystère  ! 
Les  cavernes  mugir  en  ébranlant  la  terre; 
L'if  courbé  se  redresse  encor  plus  menaçant; 
La  forêt,  sans  brûler,  d'un  feu  resplendissant 
S'éclaire,  et  des  replis  de  leurs  mobiles  chaînes 
D'innombrables  dragons  embrassent  les  vieux  chênes. 
Loin  d'aborder  jamais  des  autels  odieux. 
Le  peuple  épouvanté  les  abandonne  aux  Dieux. 
Lorsque  Phébus  atteint  la  moitié  de  sa  route, 
Ou  quand  la  nuit  des  cieux  enveloppe  la  voftte, 


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LA   PLUIE.  17 

quable  dans  Thumidité  da  pays.  Un  phénomène  non  moins 
intéressant,  et  qui  pourra  paraître  paradoxal  à  beaucoup  de 
gens,  c'est  que  la  pluie  semble  augmenter  en  quantité  à  mesure 
qu'elle  approche  de  la  terre;  de  sorte  que,  si  Ton  plaçait  une 
série  de  pluviomètres  à  différentes  hauteurs,  comme  sur  les 
échelons  d'une  échelle,  le  pluviomètre  placé  le  plus  bas  présen- 
terait une  pression  plus  grande  que  celui  qui  serait  placé  le 
plus  haut.  En  effet,  il  pleut  généralement  davantage  au  pied 
d'une  tour  qu'à  son  sommet.  Et  la  différence  n'est  pas  insigni- 
fiante ;  car,  tandis  qu'un  des  pluviomètres  du  docteur  Heberden 
placé  sur  le  toit  de  l'abbaye  de  Westminster  indiquait  qu'il  était 


De  ces  profonds  réduits  le  prêtre  pâlissant 

S'éloigne  et  n'ose  voir  leur  maître  tout-puissant.. 

César  pourtant  désigne  aux  coups  de  la  cognée 

La  forêt  qui,  d'abord  par  la  guerre  épargnée. 

Se  dressait  près  du  camp  et  dominait  en  paix 

La  nudité  des  monts  de  ses  rameaux  épais. 

Mais  des  brates  soldats  la  main  tremble  elle-même; 

De  cet  asiie  saint  la  majesté  suprême 

Les  arrête;  en  frappant  ces  troncs  religieux, 

Ils  craindraient  que  le  fer  ne  retombât  sur  eux. 

Dès  que  César  a  vu  ses  vaillantes  cohortes 

Sabir  de  la  terreur  les  étreintes  si  fortes. 

D'une  bâche  intrépide  il  s'arme  le  premier^ 

Dans  les  airs  la  balance,  aux  flancs  d'un  chêne  altier 

La  plonge,  et  leur  montrant  l'audacieuse  empreinte  : 

«  Frappez  cette  forêt  et  frappez- la  sans  crainte, 

«  Je  prends  sur  moi  le  crime.  »  Il  commande.  A  ces  mots, 

La  foule,  obéissant  aux  ordres  du  héros, 

Sans  adjurer  la  peur,  mais  sans  vouloir  déplaire. 

Des  Dieux  et  de  César  a  pesé  la  colère. 

L'yeuse  au  tronc  noueux  tombe  avec  les  ormeaux  ; 

Puis,  l'arbre  de  Dodooe  et  l'aune,  ami  des  eaux, 

Le  cyprès,  ornement  des  nobles  sépultures. 

Pour  la  première  fois  perdant  leurs  chevelures, 

D'un  feuillage  touflu  dépouillés  sans  retour, 

Accordent  un  passage  k  la  clarté  du  jour. 

La  forêt  tout  entière,  à  tant  de  coups  en  butte, 

S'ébranle,  mais  sa  masse  a  soutenu  sa  chute. 

A  cet  aspect,  tandis  que  le  Gaulois  gémit. 

De  joie  en  ses  remparts  la  jeunesse  frémit. 

Qui  croirait,  en  effet,  que  les  Dieux  sans  défense 

Souffrent  qu'impunément  la  terre  les  offense? 

liais  le  Destin  sauva  des  criminels  nombreux. 

Le  ciel  n'a  de  courroux  qu'envers  les  malheureux. 

8*  SÊaiB.  — TOMB  I. 


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18  REYUE    BRITANNIQUE. 

tombé  \ir^^,Q99  d'eau,  un  autre,  placé  à  la  base  de  Tédifice, 
signalait  22i^'^,608,  ou  près  de  deux  fois  autant. 

Des  ei^périenoes  du  même  genre  ont  été  faites  h  la  cathédrale 
d'York  par  le  professeur  Phillips  et  M.  Grey,  qui  ont  con- 
staté une  effusion  pluvieuse  de  14^***, 903  à  la  hauteur  de 
212  pieds,  tandis  qu'ils  ont  trouvé  25««'"^,7Û6  d'eau  dans  un 
pluviomètre  posé  sur  le  sol.  Ainsi  une  différence  de  70  mètres 
dans  l'élévation  des  lieux  causait  une  différence  de  70  pour  100 
dans  la  quantité  de  pluie  tombée.  Pour  expliquer  ce  phéno- 
mène curieux ,  on  suppose  généralement  que  les  gouttes , 
qui  sont  excessivement  petites  au  commencement  de  leur 
chute,  se  grossissent  par  la  condensation  de  la  vapeur,  ou 
qu'elles  ramassent  de  l'humidité  à  mesure  qu'elles  passent  par 
les  couches  humides  qu'elles  ont  nécessairement  à  traverser.  Il 
faut  toutefois  observer  que,  dans  un  pays,  la  quantité  de  pluie 
qui  tombe  peut  être  considérable,  bien  que  le  nombre  des  jours 
pluvieux  y  soit  relativement  restreint.  Entre  les  tropiques,  où 
les  nuages  sont  en  quelque  sorte  prodigues  de  leurs  effusions, 
il  y  a  des  saisons  régulières  de  sécheresse  durant  lesquelles  les 
indigènes  ne  sauraient  raisonnablement  compter  sur  la  moin- 
dre pluie  ;  mais  dans  des  zones  tempérées,  un  faiseur  d'alma- 
nachs  peut  très-bien  annoncer  dans  le  calendrier  une  averse  pour 
n'importe  quel  jour,  sans  paraître  violer  une  seule  loi  météo- 
rologique. En  Angleterre,  on  devrait,  semble-t-il,  recourir  aux 
vêtements  imperméables  pendant  un  laps  moyen  de  152  à  155 
jours  sur  365;  dans  les  Pays-Bas  pendant  170  jours,  et  à  l'est 
de  l'Irlande  pendant '208.  En  d'autres  termes,  il  pleut  en  Angle- 
terre 1  jour  sur  2,  tandis  qu'en  Sibérie  il  ne  pleut  que  1  jour 
sur  6,  et  dans  le  nord  de  la  Syrie  à  peu  près  1  jour  sur  7.  Tout 
élevé  que  paraisse  ce  calcul,  il  y  a  dans  le  Royaume-Uni  cer- 
tains endroits  où  il  est  dépassé  de  beaucoup,  à  Manchester,' 
par  exemple.  L'affreuse  résidence  que  ce  Manchester  pour  les 
gens  qui  aiment  avant  tout  le  beau  temps  et  le  soleil  1  Un  som- 
bre et  triste  brouillard  enveloppe  la  ville  comme  d*un  crêpe 
6  jours  sur  7.  La  pluie  y  tombe  teintée  de  vapeur  de  houille, 
et  des  rivières  de  suie  liquide  ruissellent  par  les  rues.  Il  sufflt 
de  proposer  à  un  habitant  de  Londres  une  excursion  dans  cette 
métropole  du  coton  pour  provoquer  une  exclamation  semblable 

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LA  PLUIE  19 

i  celle  de  Fuseli,  se  disposant  à  aller  voir  certains  paysages  hu- 
mides d'un  confrère  :  «  Donnez-moi  mon  manteau  et  mon  para- 
pluie, disait-il,  je  vais  voir  les  tableaux  de  M.  Constable.  » 

Quelquefois,  cependant,  on  a  vu  tomber  des  pluies  d*un 
genre  fort  anormal.  Vous  figurez-vous,  par  exemple,  la  figure 
de  notre  cultivateur  en  s'apercevant  que  la  pluie  tombée  sur 
sou  domaine  n'est  autre  que  du  sel  fondu  ?  Peu  soucieux  de 
saler  ou  de  mariner  sa  terre,  le  digne  faomme  jetterait  les  hauts 
eris.  Quand  de  pareilles  ondées  de  saumure  ont  lieu,  on  a 
trouvé  les  arbres  tout  couverts  de  cristaux  blanchâtres ,  et 
rherbe  était  devenue  tellement  Acre  que  les  bestiaux  ne  vou- 
laient plus  y  toucher  que  forcés  par  la  faim .  Bien  qu'il  ne  pût  être 
difficile  d'attribuer  à  la  mer  l'origine  de  ces  molécules  salines, 
cependant  un  ouragan  de  chlorure  de  soude  s'est  abattu  sur  le 
comté  de  Suffolk,  situé  à  vingt  milles  de  distance  de  l'Océan. 

Que  dirait  encore  notre  fermier  d'une  pluie  de  cendre  ou  de 
poussière?  Dans  les  lies  Shetland,  il  tomba  un  jour  du  ciel  une 
poudre  noire,  qui  barbouilla  le  visage  des  habitants,  comme  si 
c'eût  été  du  noir  de  fumée.  En  mer,  on  a  souvent  vu  tomber 
une  pluie  fine  de  sable  ou  de  cendres,  provenant  dans  le  pre* 
mier  cas  d'un  désert,  et  dans  le  second  de  quelque  volcan,  et 
ces  matières  ont  couvert  en  couches  tellement  épaisses  le  pont 
des  navires,  qu'il  a  fallu  les  ramasser  à  la  pelle  comme  de  la 
oeige.  Les  pluies  dépoussière  qui  désolent  les  Indes  sont  des 
phénomènes  vraiment  extraordinaires. 

«  Le  ciel  est  clair,  dit  H.  Baddeley,  et  l'on  ne  sent  pas  le 
moindre  souffle;  tout  à  coup  on  voit  poindre  à  l'horizon,  à  peu 
d'élévation,  une  lourde  masse  nuageuse,  qu'on  est  surpris  de 
De  pas  avoir  aperçue  auparavant  ;  à  peine  quelques  secondes  se 
sont-elles  écoulées ,  que  le  nuage  a  à  moitié  rempli  l'hémi- 
sphère. Alors  plus  de  temps  à  perdre,  c'est  une  pluie  de  pous- 
sière :  tout  le  monde  se  sauve  à  la  débandade,  et  chacun  rentre 
précipitamment  au  logis,  afin  d'éviter  d'ôtre  enveloppé  par  le 
tourbillon.  >  Ce  n'est  là  autre  chose  qu'une  trombe  chargée  de 
poussière  au  lieu  d'eau. 

Notre  cultivateur  serait  9ans  doute  aussi  peu  charmé  d'une 
pluie  de  soufre.  On  a  vu  des  pluies  jaunes  dans  certaines  contrées 
de  l'Europe  ;  et  à  en  juger  par  la  couleur  de  la  substance  ainsi 

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20  REVUE  BRITANNIQUE. 

que  par  sa  facilité  à  s'enflammer  (on  vous  dit  encore  qu'on  en 
a  fait  des  allumettes  en  Allemagne),  de  braves  gens  ont  pré- 
sumé que  ce  devait  être  de  bel  et  bon  soufre.  Cependant. on  sait 
aujourd'hui  que  ces  pluies  sont  d'une  nature  toute  végétale.  Le 
pollen  des  fleurs  du  pin,  du  bouleau,  de  l'aune  et  d'autres  ar- 
bres est  une  matière  légère  et  jaune,  qui  peut  facilement  être 
transportée  par  la  brise  et  déposée  sous  la  forme  d'une  pluie 
couleur  gomme-guttc. 

Les  pluies  rouges,  qu'on  a  prises  pour  des  pluies  de  sang, 
sont  encore  plus  effrayantes.  Figurez-vous,  dans  les  temps  de 
superstition,  alors  que  chaque  hameau  avait  sa  sorcière,  et  le 
plus  mince  castel  son  spectre,  figurez-vous  la  consternation  du 
bon  peuple  en  présence  d'une  pluie  de  sang  venue  du  ciel  ! 
En  1608,  on  remarqua  de  grosses  gouttes  rouges  sur  les  murs 
de  diverses  maisons  àÀix  et  dans  les  environs.  Cet  événement 
causa  un  tel  émoi  dans  la  population,  que  même  les  laboureurs, 
gaillards  aux  fibres  solides  pourtant,  quittèrent  les  champs  à 
toutes  jambes,  afin  d'échapper  à  la  pluie  sanglante,  convaincus 
que  ce  devait  être  un  maléfice  de  Satan  ou  au  moins  d'un  dé 
ses  séides.  Peiresc  a  observé  avec  soin  ce  merveilleux  phéno- 
mène, et  a  découvert  que  la  couleur  de  cette  pluie  était  due  à 
un  papillon  qui,  en  sortant  de  sa  chrysalide,  laissait  couler  une 
substance  vermeille,  d'un  aspect  peu  différent  de  celui  du  sang. 
Dans  d'autres  cas  de  pluie  rouge,  on  a  attribué  la  teinte  particu- 
lière du  liquide  à  la  présence  d'infusoires,  ou  de  cellules  infini- 
ment petites  de  certaines  plantes.  La  neige  rouge  des  régions 
montueuses  doit  sa  couleur  à  Vhdematococcus  nivalis,  et  la  neige 
verte  au  protococciis  viridis. 

Peut-être  notre  cultivateur  aimerait-il  mieux  voir  tomber  du 
ciel  une  pluie  de  beurre  1  C'est,  à  ce  qu'on  assure,  ce  qui  est  ar- 
rivé dans  plusieurs  régions  du  Munster  et  du  Leinster  en  l'année 
1695-1696.  Selon  l'évoque  de  Cloyne,  ce  qui  fit  donner  le  nom 
de  beurre  à  cette  substance,  c'est  sa  consistance  et  sa  couleur  ; 
elle  était  molle,  gluante  et  d'un  jaune  foncé;  elle  tombait  en 
morceaux,  souvent  aussi  gros  que  le  bout  du  doigt.  Loin  d'en 
être  dégoûtés,  les  bestiaux  la  mangeaient  dans  les  champs  où 
il  s'en  trouvait,  et  les  gens  de  la  campagne  qui  avaient  des 
maux  à  la  tête  s'en  frottaient  la  partie  malade,  disant  ce  re- 

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Là  pluie.  21 

mède  efficace.  On  a  supposé  que  cette  exsudation  graisseuse 
était  le  résultat  d'une  action  chimique  qui  s'était  opérée  dans 
Pair;  mais  il  est  bien  plus  que  probable  que  c'était  un  produit 
animal  analogue  au  miellat  excrété  par  certains  insectes. 

Mais  il  a  plu  bien  mieux  que  du  beurre,  à  en  croire  certains 
rapports  météorologiques  ;  écoutez  plutôt  ce  passage  d'une  let- 
tre communiquée  à  la  Société  Royale  en  1661  :  «  Samedi  der- 
nier, le  bruit  a  couru  qu'il  avait  plu  du  blé  à  Tuchbrooke,  vil- 
lage situé  à  2  milles  environ  de  Warwick.  A  cette  nouvelle,  des 
habitants  de  cette  ville  se  sont  rendus  à  l'endroit  indiqué,  où 
ils  ont  vu  une  grande  quantité  de  blé  répandu  sur  les  routes, 
dans  les  champs ,  sur  les  toits  de  l'église ,  du  château  et  du 
prieuré,  et  dans  l'âtre  des  cheminées  dans  l'intérieur  des  mai- 
sons. Arthur  Mason,  qui  revient  du  Shropshire,  rapporte  qu'il 
est  tombé  pareille  pluie  dans  plusieurs  parties  du  comté.  Remer- 
cions Dieu  de  ce  bienfait  miraculeux.  »  Mais  la  savante  Société, 
moins  prompte  à  s'enthousiasmer,  arriva  à  celte  conclusion,  que 
le  prétendu  blé  n'était  autre  chose  que  des  graines  de  lierre 
apportées  par  des  étourneaux. 

La  pluie,  quoi  qu'il  en  soit,  prend  un  grand  nombre  de  for- 
mes extraordinaires,  qui  sont  de  nature  à  tourmenter  étrange- 
ment notre  pauvre  cultivateur.  Quelle  ne  serait  pas,  par  exem- 
ple, sa  consternation  si,  tout  à  coup,  ses  terres  étaient  inon- 
dées d'une  pluie  de  chrysalides  ou  de  vermisseaux,  comme  celle 
qa  on  a  vue  dans  le  gouvernement  de  Tver,  au  mois  d  octobre 
1827,  ou  d'une  averse  de  harengs,  comme  il  en  est  tombé  à 
Ula  dans  l'Ai^leshire,  au  mois  de  mars  1830,  ou  bien  d'un 
délnge  de  poissons  d'autres  espèces,  comme  aux  Indes  et  dans 
plusieurs  contrées  du  globe ,  ou  pis  encore,  d'un  torrent  de 
grenouilles,  comme  cela  a  eu  lieu  en  France?  En  1804,  un 
nuage,  qui  creva  aux  environs  de  Toulouse,  sema  la  localité 
d'ane  telle  profusion  de  ces  reptiles,  qu'en  certains  endroits  il 
y  en  avait  une  épaisseur  de  trois  ou  quatre  couches  ;  la  grande 
roate  en  était  comme  pavée,  et,  pendant  un  long  parcours,  la 
diligence  dut  se  frayer  un  passage  sur  leurs  cadavres.  Il  ne 
manque  plus  après  cela  que  des  pluies  de  chats  et  de  chiens... 
On  en  a  souvent  parlé,  néanmoins  ce  spectacle  est  rare. 

Mais  laissons  notre  cultivateur  imaginaire  jouir  en  paix  d'une 


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il  REVUE    BRtTÀ!l!llQU£. 

bonnd  pluie  naturelle,  et  tâchons  d'eïpoder  succinctement  la 
théorie  que  H.  Rowell  dételoppe  atec  tant  d'habileté,  malgré 
toute  sa  modestie.  M.  Rowell  entretient  pour  la  pluie  une  pas^ 
sion  véritable.  Son  amour  pour  ce  phénomène  Ta  pris  qu'il 
n'était  encore  qu'enfant.  Dès  Sa  plus  tendre  jeunesse,  une  averse 
avait  pour  lui  mille  charmes ,  et  le  tonnerre  le  fascinait.  Il  y 
pensait  éveillé^  il  en  rêvait  endormi  ;  et,  malade,  alors  que  son 
corps  était  incapable  du  moindre  effort,  Tétude  du  météore 
favori  occupait  constamment  son  esprit.  Craignant  que  le  démon 
scientifique  qui  s'était  logé  dans  sa  cervelle  n'exerçftt  une  in- 
fluence funeste  sur  sa  santé,  il  fit  ce  qu'il  put  pour  exorciser 
l'intrus,  mais  il  n'y  réussit  guère  :  le  reflet  du  moindre  éclair,  la 
plus  légère  anomalie  dans  le  temps  suffisaient  pour  plonger  dans 
Tettase  ce  fougueux  amant  des  nuages.  Or,  malgré  toute  notre 
connaissance  pratique  de  la  pluie,  la  théorie  de  ce  phénomène 
ne  nous  en  présente  pas  moins  une  foule  de  difficultés.  Bien  des 
gens  même  sont  peut-être  au  fond  très^ étonnés  qu'il  ait  jamais 
pu  pleuvoir.  L'eau  étant  plusieurs  centaines  de  fois  plus  pesante 
que  l'air,  par  quel  moyen,  s  est-on  demandé,  s'élève-t-elle  dans 
l'atmosphère  et  s'y  maintient-elle?  Comment  la  vapeur  se  con- 
dense^t-elle  en  molécules  qui  deviennent  visibles  à  l'œil  et  com- 
posent les  différentes  espèces  de  nuages?  Ces  molécules  sont-elles 
simplement  des  gouttes  d'un  volume  infiniment  petit,  de  la 
poussière  d'eau,  pour  ainsi  dire,  ou  bien  sont-elles  vésiculaires, 
c'est-à-dire  constitUent-elles  autant  de  petits  ballons  formés 
d'une  pellicule  aqueuse  enveloppant  de  l'air  ou  de  la  vapeur? 
Quelle  influence  les  fait  se  condenser,  et  de  temps  en  temps 
descendre  en  torrents  accompagnés  d'explosions  d'électricité 
terribles,  ou  se  congeler  et  former  des  morceaux  de  glace  aussi 
gros  que  des  oranges  ou  des  citrouilles  ? 

Ces  questions,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  ont  été  autant 
d'épines  dans  les  pieds  des  météorologues,  épines  que  les  théo- 
riciens ont  plus  ou  moins  habilement  tenté  d'arracher.  Descartes 
supposait  que  les  vésicules  étaient  de  petites  sphères  aqueuses 
auxquelles  la  ma  Hère  subtile  de  l'espace  donnait  la  propriété  de 
flotter.  Halley  croyait  que  l'ascension  des  atomes  de  vapeur  pou- 
vait être  due  à  un  «  flalus  ou  souffle  chaud,  ou  peut-être  à  une 
certaine  espèce  de  matière  dont  le  cmatuê  pouvait  être  contraire 

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LA   PLtll£.  23 

i  celai  dé  lA  pesAûteur.  »  Franklin  prétendait  que  l'bumidité 
se  dissolvait  dans  l'atmosphère  comme  le  sel  se  dissout  dans 
Peau;  mais  que,  quand  elle  était  repoudsée,  les  moléôules 
aqueuses  étaient  maintenues  en  suspension  par  leur  adhérence 
aux  molécules  de  l'air. 

L'hjpothèse  de  M.  Rowell  est  delle-ci  :  «  En  raison  de  leur 
extrême  exiguïté,  les  atomes  aqueux  détiennent,  quand  ils 
sont  entièrement  enveloppés  dans  leurs  ôoucbës  naturelles 
d'électricité,  assez  légers  pour  pouvoir,  même  dans  leur  état 
de  condensation  le  plus  complet,  être  emportés  par  de  faibles 
courants  d'air;  mais  s'ils  sont  dilatés  par  la  chaleur^  leur 
susceptibilité  à  recevoir  de  Félectricité  étant  augmentée  par 
Textension  de  leur  surface,  ils  acquièrent  un  état  de  légèreté 
constant  et  sont  soutenus  dans  l'air  par  leurs  couches  d'élec- 
tricité ;  s'ils  se  condensent  alors,  ils  sont  électrisés  positive- 
ment, et  sont  encore  soutenus  par  l'électricité  jusqu'à  ce  que, 
penlant  leur  surcharge,  les  molécules  tombent  en  pluie.  »  En 
d'autres  termes,  les  atomes  aqueux  ont  une  tendance  à  monter 
quand  leur  charge  électrique  est  augmentée  par  la  chaleur,  mais 
ils  sont  forcés  de  s'abattre  quand  ce  surplus  leur  fait  défaut.  Si 
la  vapeur,  condensée  par  le  froide  était  dans  une  position  à  se 
dépouiller  d'une  partie  de  son  éleetricité,  les  molécules  se  rap- 
procheraient les  unes  des  autres,  en  vertu  de  leur  attraction  na- 
tarelle,  et  deviendraient  ainsi  visibles  à  Tétat  de  nuages;  mais, 
si  la  surcharge  s'en  détache  en  entier»  elles  se  réunissent  pour 
former  de  grosses  gouttes  et  elles  descendent  en  pluie.  Pour 
expliquer  les  caractères  particuliers  d'un  nuage  chargé  de  ton- 
nene,  M.  Rowell  dit  qu'on  peut  le  regarder  «  comme  une  grosse 
masse  d'électricité  entremêlée  de  très-petites  molécules  d'eau, 
lune  étant  par  rapport  aux  autres  dans  la  proportion  de  1,000 
contre  1.  «—«Voyons,  continue  M.  Rowell,  quelles  seraient  les 
conséquences  de  la  formation  de  la  pluie  dans  un  pareil  nuage. 
S*il  ne  se  réunissait  que  quelques  molécules  de  vapeur  pour 
former  une  goutte,  ces  molécules  ne  se  soutiendraient  plus  dans 
l'air  et,  dans  sa  chute,  la  goutte,  en  traversant  la  vapeur  dense, 
augmenterait  son  volume  au  contact  d'autres  molécules.  Or, 
comme  Télectricité  dégagée  par  cette  agglomération  de  molécules 
se  dissiperait  instantanément,  soit  en  passant  à  la  surface  du 


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24  REVUE   BRITANNIQUE. 

nuage,  soit  en  se  répartissant  entre  les  molécules  qui  le  compo- 
sent, il  en  résulterait  un  vide  ou  un  espace  raréfié  au  moment 
de  la  formation  de  la  pluie,  et  alors,  la  pression  soudaine  de  la 
portion  environnante  du  nuage  dans  l'espace  mettant  un  plus 
grand  nombre  de  molécules  en  contact,  il  y  aurait  une  plus 
grande  quantité  de  pluie  formée.  > 

Nous  n^entreprendrons  pas  d'apprécier  exactement  jusqu'à 
quel  point  cette  théorie  est  originale.  A  vrai  dire ,  la  doc- 
trine des  atmosphères  électriques  a  été  mise  en  avant  sous  une 
forme  ou  une  autre  par  Eeles,  Monge,  Eason  et  autres  savants, 
et  l'influence  de  l'électricité  sur  les  divers  phénomènes  de 
la  pluie  est  une  hypothèse  soutenue  par  le  docteur  Thomson 
et  plusieurs  physiciens  éminents  ;  mais  nous  croyons  très-vo- 
lontiers que  M.  Rowell  a  été  amené,  par  ses  observations  parti- 
culières et  son  intelligence  personnelle,  à  formuler  son  système, 
lequel,  d'ailleurs,  a  satisfait  à  un  grand  nombre  de  conditions, 
et  est  d'accord  avec  différents  faits  bien  connus.  Yolta,  par 
exemple,  a  découvert  que  l'eau,  quand  elle  est  transformée  en 
vapeur,  dégage  de  l'électricité  ;  et  il  a  été  clairement  démontré 
que,  dans  un  vase  qu'on  a  pris  soin  d'isoler,  la  quantité  d'eau 
évaporée  en  temps  donné  est  bien  moindre  que  lorsqu'il  y  a 
libre  communication  avec  la  terre.  Les  expériences  de  H.  Crosse, 
faites  par  un  temps  brumeux  du  mois  de  novembre,  nous  ap- 
prennent que  quand  cette  vapeur  se  condense  de  nouveau  en 
brouillard,  elle  fournit,  dans  certaines  circonstances,  un  grand 
nombre  d'étincelles  électriques  ;  et  lorsqu'elle  tombe  tout  à  coup, 
comme  dans  les  orages  accompagnés  de  tonnerre,  on  voit  le 
subtil  fluide  passer  avec  violence  de  nuage  en  nuage,  en  lan- 
çant des  éclairs  éblouissants,  ou  venir  frapper  la  terre  de  ses 
traits  de  feu. 

Nécessairement,  des  faits  comme  ceux  que  nous  venons  de 
citer  parlent  hautement  en  faveur  de  la  théorie  de  M.  Rowell. 
Quant  à  dire  qu'elle  soit  exempte  d'objections,  c'est  ce  que  son 
auteur  lui-même  n'oserait  pas  soutenir.  En  ce  qui  regarde  la 
propriété  qu'a  la  vapeur  de  surnager  dans  l'air,  on  a,  selon 
nous,  exagéré  l'influence  des  couches  électriques.  La  loi  bien 
connue,  en  vertu  de  laquelle  un  fluide  aériforme  pénètre  dans 
les  interstices  d'un  autre,  comme  si  l'espace  était  vide,  bien 


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Là  pluie.  25 

qn'aïec  plus  de  lenteur,  enlève  beaucoup  de  son  caractère 
mystérieux  au  phénomène  de  l'ascension .  La  vapeur  d'eau  est 
plus  légère  que  Tair,  plus  légère  même  que  la  vapeur  de  liquides 
Tolatiles  du  genre  de  Téther  muriatique  ou  sulfurique.  Aussi, 
non-seulement  elle  s'élance  avec  force  dans  l'atmosphère;  mais, 
selon  sir  John  Herschell,  «  elle  entraine  avec  elle  une  grande 
quantité  de  l'air  dont  elle  est  imprégnée.  Sans  doute  dans  sa 
marche  ascensionnelle  elle  se  débarrasse  de  cet  air,  mais  c'est 
alors  pour  se  mélanger  avec  de  nouvelles  molécules  qu'elle  em- 
porte paiement  et  qu'à  leur  tour  elle  abandonne  aussi  pour 
d'antres.  »  De  même,  quand  la  vapeur  enlevée  se  condense,  nous 
inclinerions  volontiers  à  croire  que  si  elle  se  forme  en  véritables 
balles  ou  vésicules,  elle  le  fait  en  se  fixant  sur  des  molécules 
d'air  qu'elle  emprisonne  dans  une  sphère  aqueuse.  Ces  petits 
globes,  augmentant  de  poids  par  l'addition  de  nouvelles  quantités 
de  vapeur,  tombent  sur  la  terre  dès  qu'ils  deviennent  trop  lourds 
pour  le  milieu  dans  leqiiel  ils  nagent.  Mais  comme  Tair  qu'ils 
renferment  se  dilate  à  la  chaleur  du  soleil,  cela  nous  explique  et 
comment  un  nuage  peut  s'élever,  et  comment  sa  partie  supé- 
rieure, celle  qui  naturellement  est  la  plus  exposée  à  l'action  du 
soleil,  peut  disparaître  de  la  manière  qu'on  voit  ordinaire- 
ment s'effacer  ces  masses  nébuleuses.  Cependant,  si  les  molé- 
cules, au  lieu  d'être  vésiculaires,  étaient  solides,  comme  le  doc- 
teur Waller  et  autres  ont  essayé  de  le  démontrer,  l'extrême 
ténuité  des  globules  suffirait  encore  pour  expliquer  leur  sus- 
pension dans  l'air  à  l'état  de  nuages,  tandis  que  l'accroissement 
de  leur  volume  et  de  leur  poids,  résultat  de  la  condensation, 
eipliquerait  leur  chute  en  pluie. 

La  théorie  de  H.  Rowell  n'exclut  point,  et  ne  saurait  d'ailleurs 
exclure  l'action  de  la  chaleur.  Pour  que  l'eau  se  volatilise  en 
Tapeur,  il  faut  qu'il  y  ait  absorption  de  chaleur;  pour  qu'elle  se 
condense  en  pluie,  il  faut  qu'il  y  ait  dégagement  de  chaleur  : 
dans  le  premier  cas,  il  doit  y  avoir  295  degrés  centigrades  de 
calorique  latent  d'absorbé  et  autant  de  rejeté.  C'est  l'élévation 
de  leur  température  qui  fait  dilater  les  atomes  liquides  et  accroît 
leur  iuseeptibilUé  électrique;  et  c'est  l'abaissement  de  leur  tem- 
pérature qui  les  amène  à  l'état  de  surcharge.  La  question  se 
réduit  donc  à  savoir  si,  après  tout,  nous  obtenons  une  donnée 


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îi  REVUE  fiRItÀNNIQUE. 

bien  positive  en  pretifttit  pour  point  de  départ  reiistence  pré-^ 
sumée  <  d'enveloppes  «  (cat  cela  ne  saurait  encore  se  prouver). 
Surtout  si  Ton  considère  que  la  matérialité  du  fluide  électrique 
et,  partant,  sa  propriété  de  se  soutenir  dansTair  n'ont  jamais 
été  établiesi  D*uâ  autre  côté,  si  les  changements  que  subit  la 
vapeur  dans  son  passage  de  la  terre  au  ciel,  et  du  ciel  à  la  terre, 
peuvent  être  opérés  par  les  fluctuations  du  calorique,  comme 
l'impliquent  les  théories  .ordinaires,  M.  Roweli  a  le  droit  de  ae 
demander  pourquoi  ces  changements  ne  pourraient  pas  être 
mieux  effectués  encore  pAr  Faction  combinée  de  la  chaleur  et 
de  l'électricité. 

De  cette  théorie  on  peut  déduire  un  corollaire  curieut.  On  a, 
parfois,  posé  la  question  intéressante,  mais  tant  soit  peu  ridi- 
cule, de  savoir  si  l'on  peut  produire  de  la  pluie  à  volonté.  On 
sait  qu'en  Afrique  certains  ftorôiers  cafres  se  prétendent  le  don 
d'accomplir  à  leur  gré  pareil  miracle,  t^our  eui»  faire  pleuvoir 
est  un  métier,  aussi  bien  que  l'est  chez  nous  la  fabrication  des 
parapluies.  Vous  avôz  besoin  d'une  averse?  Rien  de  plus  sim- 
ple ;  mettez-y  le  prix,  et  vous  en  aureï  une.  Vous  n'Avez  qu'à 
vous  rendre  chez  le  sorcier  voisin»  et^  pour  peu  que  vous  vous 
montriez  généreux,  le  digne  homme  épuisera  en  votre  faveur 
toutes  ses  recettes  magiques  ;  puis  11  Vous  congédiera  après  vous 
avoir  recommandé  de  retourner  ohei  vous  dans  le  plus  grand 
silence,  de  ne  Jamais  regarder  en  arrière,  et  de  forcer  toutes  les 
personnes  que  vous  rencontrerez  à  revenir  sur  leurs  pas  et  à 
vous  accompagner  jusqu'à  votre  demeure.  Si  vous  exécutez  ces 
instructions  à  la  lettre,  vous  aurez  la  joie  de  voiries  arrosoirs 
célestes  se  vider  sur  vos  champs...  un  Jour  ou  l'autre.  Le  prix 
d^un  bon  nuage  ne  se  sait  pas  bien  au  Juste,  mais  il  y  a,  soyez- 
en  sûrs,  en  Europe  comme  en  Afrique,  des  gens  qui  payeraient 
une  jolie  somme  pour  pouvoir  se  procurer  à  souhait  cet  article 
vraiment  précieux.  Quoi  qu'il  en  Soit,  le  fabricant  de  pluie 
de  la  Cafrerie  ne  prétend  en  aucune  façon  faire  intervenir  la 
science  dans  son  métier.  D'autres  personnages,  plus  savants  et 
plus  habiles,  se  sont  proposé  d'atteindre  le  même  but,  à  l'aide  de 
moyens  rigoureusement  scientifiques.  H  y  a  plusieurs  années, 
M.  Espy,  des  Etats-Unis,  a  émis  l'idée  qu'on  pourrait  produire 
des  nuages  en  allumant  de  grands  feux  et  en  faisant  monter  l'air 

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LÀ  nut£.  27 

M  MiOD&es  énofmeS;  qui  Attiretaiettt  la  vapeur  et  àssureraletit 
une  effusion  humide,  tlu  fait  qui  justifie  Jui^qu'à  un  cettain 
point  cette  opinion ,  c*est  que,  quand  oti  a  incendié  de  vastes 
prairies,  comme  dans  la  Louisiane,  ou  qii^oti  a  brûlé  de  grandes 
forêts,  comme  dans  la  Nouvelle-Ecosse,  il  s^en  est  suivi  invaria- 
blement des  pluies  abondantes.  Par  la  même  raison,  on  a  dit 
que  les  grandes  batailles  produisaient  de  la  pluie.  Les  observa* 
tions  d'Arago,  toutefois,  ne  viennent  point  à  Tappui  de  cette 
conclusion.  On  pourrait  aussi  attribuer  aux  hautes  cheminées 
des  villes  manufacturières  une  tendance  particulière  à  engen* 
drer  du  brouillard,  et  Manchester  serait  un  eiemple  à  citer.  Ce-* 
pendant  M.  Rowell  suppose  qu'on  peut  mture  en  perce  une 
couche  d'air  humide  en  lui  enlevant  son  électricité,  et,  dans  ce 
but,  il  suggère  Vidée  d'élever  des  conducteurs  qui  aillent  gagner 
les  nuages  au  moyen  de  ballons.  A  Tappui  de  cette  manière 
d*envisager  le  sujet,  il  cite  M.  Weekes,  de  Sandwich,  qui  rap- 
porte que  plusieurs  fois ,  dans  le  cours  de  ses  eipériences ,  à 
Taide  de  cerfs-volants  électriques,  au-dessôus  d'un  léger  nuage 
floconneux  peu  élevé,  il  lui  était  arrivé  de  se  trouver  tout  trempé 
d'une  petite  pluie  fine,  après  qu'un  courant  d'étincelles  s'était 
établi,  pendant  une  dizaine  de  minutes,  de  l'appareil  au  nuage, 
et  celui-ci  diminuait  alors  sensiblement  de  volume.  Naturelle- 
ment, si  Ton  adopte  la  théorie  de  M.  Rowell  sur  la  pluie,  il  est 
facile  d*admettre  que  des  masses  de  vapeur  puissent  être  mises 
en  perce  comme  des  tonneaux  de  vin.  A  titre  d'expérience  scien- 
tifique, il  serait  assurément  fort  agréable,  par  un  temps  de  sé- 
cheresse opiniâtre,  de  pouvoir  produire  une  petite  brume  rafrat^ 
chissante,  quelque  courte  d'ailleurs  qu'en  soit  la  durée;  mais, 
au  point  de  vue  pratique,  s'il  faut  la  fumée  d'un  vaste  incendie 
pour  séparer  l'électricité  de  la  pluie,  le  jeu,  franchement,  ne 
Tant  pas  la  chandelle.  Si,  d'un  autre  côté,  il  est  possible  de  pro- 
duire de  la  plttie  au  moyen  de  conducteurs  enlevés  par  des 
ballons,  on  ne  saurait  guère  s'attendre  à  avoir  de  cette  manière 
le  sol  humecté  sur  une  bien  grande  étendue  ou  à  une  bien 
grande  profondeur . 

A  considérer  donc  l'eau  comme  le  grand  agent  de  la  fertilité, 
comme  Félémentpar  excellence  qui  entretient  la  sève  et  la  ver^ 
dore  du  globe,  nous  nous  demandons  si,  telle  qu'elle  est,  en 


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28  REVUE    BRITANNIQUE. 

définitive,  la  distribution  régulière  de  ce  fluide  n^est  pas  orga- 
nisée pour  le  mieux.  La  terre  serait  desséchée  et  tous  les  fleuves 
taris  depuis  longtemps  s'il  y  eût  eu  le  moindre  vice  dans  l'ad- 
mirable machine  qui  va  puiser  les  eaux  au  fond  des  sources,  les 
élève  dans  les  airs  et  les  reverse  sur  le  sol  à  mesure  qu'il  en  a 
besoin.  Tous  les  ans,  des  lacs  entiers  sont  élevés  dans  l'atmo- 
sphère, d'où  ils  redescendent  en  temps  utile  avec  une  merveil- 
leuse précision.  La  mer  travaille  continuellement  pour  la  terre. 
Les  nuages  sont  les  intermédiaires  entre  la  vague  et  le  sillon. 
Quelles  douces  pensées  ces  majestueux  bassins  aériens  n'éveil- 
lent-ils pas  dans  notre  esprit  I  Remplis,  pour  ainsi  dire,  par  des 
mains  invisibles,  aux  grands  réservoirs  de  la  vapeur,  ils  saisis- 
sent la  brise  au  passage  et  s'acheminent  vers  la  terre  où  ils  vont 
déverser  leur  fardeau,  les  uns  dans  les  plaines  pour  féconder  le 
sillon  du  laboureur,  les  autres  sur  le  penchant  des  montagnes 
pour  alimenter  les  fleuves  et  les  ruisseaux  ;  puis,  le  surplus  de 
liquide  que  rejette  le  sol  est  de  nouveau  porté  à  l'Océan,  mais 
pour  en  sortir  encore,  et  recommencer  ses  généreuses  irriga- 
tions, en  poursuivant  sans  relftche  sa  révolution  infatigable.  Par 
le  même  moyen,  la  chaleur  et  le  feu  électrique  que  la  vapeur 
enlève  à  la  surface  de  la  terre  sont  transportés  dans  les  régions 
supérieures  de  l'air  et  répandus  dans  les  couches  froides  dont  la 
température  a  besoin  d'être  égalisée.  La  pluie  ne  nous  est  pas 
moins  utile  en  nettoyant  l'atmosphère,  en  dissolvant  les  éléments 
étrangers,  en  balayant  les  impuretés,  et  en  débarrassant  le  sol 
lui-même  d'une  grande  partie  des  matières  féculentes  et  insalu- 
bres. Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  ce  bienfaisant  météore 
joue  un  rôle  actif  dans  les  grandes  opérations  géologiques  qui 
changent  le  niveau  de  l'Océan  et  de  la  terre,  et  remodèlent  même 
la  croûte  de  notre  planète  durant  la  longue  série  des  âges.  Les 
molles  gouttes  de  la  pluie  sont  en  effet  dans  les  mains  du  temps 
des  ciseaux  et  des  gouges  à  l'aide  desquels  il  creuse  les  vallées, 
ouvre  le  flanc  des  collines,  entame  les  monts  granitiques ,  et 
abaisse  au  besoin  leurs  cimes  orgueilleuses. 

Ainsi,  malgré  tous  les  désagréments  que  nous  font  éprouver 
un  ciel  troublé,  des  chemins  boueux  et  des  rues  bourbeuses,  la 
pluie,  il  faut  le  reconnaître,  est  un  des  phénomènes  les  plus 
beaux  et  les  plus  enchanteurs  de  la  nature.  C'était,  certes,  une 


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LA   PLUIE.  29 

demande  bien  touchante  que  celle  que  faisait  à  son  lit  de  mort, 
en  Fan  de  grâce  836,  saint  Swithin,  évèque  de  Winchester  : 
>  Enterrez-moi,  dit-il,  dans  un  lieu  où  les  gouttes  de  la  pluie 
puissent  arroser  ma  tombe.  •  Conformément  au  désir  du  prélat, 
OD  laissa,  cent  ans  durant,  les  nuages  verser  librement  leurs 
larmes  sur  sa  dernière  demeure.  Mais,  au  bout  de  cette  période, 
les  moines  résolurent  de  transporter  les  restes  du  saint  homme 
dansTintérieur  de  Téglise.  Or,  cet  honneur,  paralt-il,  n'était  pas 
do  goût  de  l'ombre  épiscopale.  Tout  mort  qu'il  était,  le  saint, 
s  il  faut  en  croire  la  légende,  prit  ses  mesures  pour  déjouer  ce 
pieux  projet,  et,  à  Tépoque  fixée  pour  son  exécution,  —  un 
certain  15  juillet,  —  il  tomba  du  ciel  de  tels  torrents  de  pluie, 
qu'on  fut  obligé  d'ajourner  la  cérémonie  de  l'exhumation.  Le 
lendemain  matin,  quand  on  voulut  reprendre  l'œuvre,  les  nua* 
ges  recommencèrent  leur  manège  de  la  veille .  Les  écluses  célestes 
restèrent  ouvertes  pendant  quarante  jours  et  quarante  nuits. 
Le  doute  n'était  plus  possible  :  le  bon  saint  répugnait  évidem- 
ment à  la  translation  de  ses  restes.  Les  moines  le  comprirent,  et, 
renonçant  à  leur  projet,  ils  laissèrent  l'évéque  dans  le  tombeau 
de  son  choix.  —  Si,  dans  sa  demeure  dernière,  l'homme  pou- 
Taitétre  sensible  à  la  poésie,  ne  serait-il  pas  plus  doux  de  repo- 
ser dans  un  lieu  que  les  nuages  pourraient  couvrir  de  leurs  om- 
bres, sous  la  couche  de  gazon  où,  comme  des  larmes  amies, 
la  pluie  pourrait  descendre  mollement,  où  le  soleil  pourrait 
dorer  de  son  sourire  l'eau  tombée  du  ciel,  où  la  brise  pourrait 
à  son  aise  passer  et  repasser  en  murmurant  pieusement  sa  prière 
des  morts  ?  Certes,  cela  vaudrait  bien  les  froides  prisons  de  mar- 
bres de  nos  plus  splendides  mausolées  '. 

0.  S.  {Tlie  Briiish  Quarlerly  Review.  —  An  Essay  on  Ihe  Causes 
orRain  and  Us  phenomena,  by  G.  Â.  Rowell.  Oxrord,  1859.) 

*  La  légende  de  saint  Swithin,  qui  est  resté  le  salut  Médard  des  protes^ 
Uou  d'Angleterre,  a  été  racontée  avec  plus  de  détail  dans  nos  articles  Sur 
^Calendrier  anglican.  Voir  les  années  antérieures  de  la  Revue  Britannique, 

(Noie  du  Directeur.) 


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Daps  l'appendice  de  notre  volume  sur  Charles  Bell,  nous  avons  cité 
les  vers  par  lesquels  le  célèbre  docteur  Jenner  (on  ne  savait  pas  qu'il 
fût  poiite  )  a  récapitulé  tous  les  phénomènes  naturels  qui  précèdent  la 
pluie.  Nous  ne  saurions  reproduire  cette  citation  plus  à  propos  qu'ici. 

Le  docteur  Jenner  à  wi  ami  qui  l'invitait  à  une  partie  de  campagne. 

«  Les  vents  commencent  à  murmurer  sourdement,  les  nuages  noir- 
cissent, le  thermomètre  descend,  la  suie  tombe,  les  épagneuls  sommeil- 
lent et  les  araignées  sortent  en  rampant  de  leurs  toiles.  Hier,  le  soleil  se 
conoha  pâle  et  la  lune  ceignit  sa  tôte  d'une  couronne  de  halos.  Le  pâtre 
expérimenté  pousse  un  soupir  en  voyant  un  arcoen^ciel  encadrer  Tho*- 
ri^on  :  les  murailles  transpirent  et  les  fo^aés  e?ihalent  une  odeur  puante  ; 
la  pimprenelle  ferme  ses  yeux  cramoisis*  EcQUtez  comme  les  chaises  et 
les  tables  craquent  ;  la  vieille  Betzy  se  dit  à  la  torture,  tant  ses  articula^ 
tiens  la  fout  soufTrir  ;  les  canards  élèvent  leurs  voix  nasillardes  et  les 
paons  leurs  cris  aigus  ;  les  montagnes  lointaines  semblent  ce  rapprocher 
de  nous;  les  porcs  grondeurs  sont  inquiets  ;  les  mouches  turbulentes 
éperon  lient  les  vaches  ;  l'hirondelle  rase  le  gazon  de  son  aile  ;  le  grillon 
redouble  son  chant;  le  chat,  accroupi  au  foyer,  caresse  ses  moustaches 
avec  le  velours  de  ses  pattes  ;  les  poissons  montent  â  la  surface  de  l'eau 
transparente  et  y  attrapent  les  mouches  étourdies.  Ce  matin,  au  point 
du  jour,  ou  a  vu  les  moutons  brouter  les  prairies  d'une  dent  avide. 
Quoique  nous  soyons  au  mois  de  juin,  l'air  est  froid  ;  le  merle  siffleur  se 
tait,  de  nombreux  vers  luisants  ont  illuminé  tout  le  vallon  la  nuit  der- 
nière ;  le  visqueux  crapaud  sautillait  et  rampait  tour  â  tour  îl  l'approche 
du  crépuscule  ;  la  grenouille  a  échangé  sa  robe  verte  pour  une  robe 
noinitré  ;  k  sangsue,  troublé^  au  fond  de  l'eau,  s'est  élevée  jusqu'au 
rebord  de  son  bocal  ;  la  poussière,  docile  au  caprice  du  vent,  se  joue  en 
tourbillons  rapides  ;  mon  chien,  si  gourmand  d'habitude,  laisse  là  les 
os  de  mouton  pour  se  gorger  de  chiendent  ;  et  voyez  ces  corneilles  :  leur 
vol  étrange  imite  tantôt  l'essor  incertain  du  cerf-volant  de  l'écolier  ou 
s'abat  comme  arrêté  par  le  plomb  du  chasseur.  —  Il  pleuvra  très- 
certainement.  Je  vois  avec  chagrin  que  nous  devons  remettre  notre 
partie  à  un  autre  jour.  » 


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LinÈRATURE. 


LES  FEMMES  DE  LETTRES 

DE  L'ANGLETERRE. 


Jusqu'au  seizième  siècle,  les  femmes,  en  Angleterre,  n'ont 
gaère  cherché  à  sortir  de  la  sphère  domestique,  où  le  bon  sens 
et  la  yanité  des  hommes  s'efforceront  toujours  de  les  retenir. 
On  a  bien  vite  énuméré  toutes  celles  qui,  antérieurement  à 
Tannée  1500,  avaient  acquis  une  renommée  littéraire.  Juliana, 
l'anachorète  de  Norwich,  écrivit  sous  le  règne  d'Edouard  III  son 
Litre  de  Révélations.  Les  sportsmen  lettrés  —  ils  sont  bien 
rares  —  connaissent  le  délicieux  Traité  de  vénerie ,  équita- 
lion,  pêche,  blason,  etc.,  de  la  prieure  de  Sopewall-Nunnery  *  ; 
viennent  ensuite  Margery  Kempe,  de  Lynn,  et  la  comtesse  Mar- 
guerite, mère  du  roi  Henri  VU  ;  enfin  deux  ou  trois  autres  noms 
moins  connus  complètent  le  catalogue  des  plumes  féminines  de 
la  Grande-Bretagne  jusqu'à  la  date  précitée. 

Alors,  et  plus  vite  qu'on  n'eût  pu  le  croire,  cette  pléiade  s'ac- 
CToU.  Saluez  Margaret  Roper,  —  le  pren^ier  des  bas-bleus  de  la 
Vieille  Angleterre;  avec  elle,  saluez  les  autres  filles  de  sir' 
Thomas  More  ou  Morus,  lady  Elisal)eth  Fane,  Anne,  Margaret, 
et  Jane  Seymour,  belle  et  malheureuse  entre  toutes  ces  femmes 

*  Yoicî  le  titre  exact  de  ce  livre  vraiment  eurieux  i  Julian  Bainea  :  her 
^f^Ukman's  Académie  of  hawking,  hunting^  fi^ng  and  armoriej  etc. 
Inpriiné  seulemeot  en  i48i,  il  avait  été  composé  quelques  anqées  aupara- 
mi.  Nous  le  recommandons  à  l'érudition  cynégétique  de  notre  aimable 
confrère  Léon  Bertrand,  le  directeur  du  Journal  des  <^sseurs^  et  nous  vou- 
drioDs  pouvoir  lui  en  offrir  un  exemplaire,  en  retour  des  lièvres  et  des  faisans 
^a'il  iaigne,  de  temps  en  temps,  nous  envoyer.  Nous  espérons  bien  le  ren- 
(Mlier  UB  joar  dMs  no4  chaseee  am  bouquins.      {Noie  du  Direoleur.) 


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32  REVUE  BRITANNIQUE. 

savantes  ;  la  reine  Marie  d'Angleterre  et  la  reine  Marie  d'Ecosse, 
la  mère  de  Bacon,  la  femme  de  sir  Roger  Àscham,  lady  Russell 
et  la  reine  Elisabeth,  et  Catherine  Killigrew,  et  d'autres  encore. 
Celte  éclosion  subite  étonne  le  monde;  les  doctes  s'en  in- 
quiètent ;  Erasme  en  sourit.  «  Les  moines,  dit-il ,  ne  savent 
plus  lire,  et  les  femmes  se  mettent  à  faire  des  livres  :  Monachi 
lUleras  nesciunt  et  feminœ  libris  indulgent,  »  Le  clergé  ne  sait 
plus  traduire  le  latin  et  les  belles  dames  le  parlent  couramment. 
Le  fait  est  que,  parmi  les  jeunes  femmes  nobles,  le  jargon  sco- 
lastique  était  de  mode.  On  voyait  de  belles  misses  se  passionner 
pour  les  Eglogues  de  Virgile,  et  quelquesrunes  sans  doute  pour 
certain  chant  de  V Enéide,  Espérons  qu'Ovide  et  Martial  leur 
restaient  inaccessibles.  Du  reste,  elles  abordaient  le  grec  comme 
le  latin.  Platon  et  Aristote  pénétrèrent  alors,  pour  la  première 
fois,  —  non  traduits,  s'il  vous  plaît,  —  dans  ces  asiles  discrets 
qu'on  n'appelait  pas  encore  des  boudoirs.  Ils  en  sont  sortis 
depuis  lors,  et  nous  ne  nous  chargeons  pas  de  prédire  le  jour 
où  on  leur  en  rouvrira  les  portes.  En  revanche,  nous  croyons 
pouvoir,  remontant  le  cours  des  Ages,  nous  figurer  le  doulou- 
reux étonnemenl  d'un  pauvre  jeune  gentilhomme  ayant  pris 
tous  ses  degrés  à  l'écurie  ou  au  chenil,  bon  fauconnier,  excel- 
lent jockey,  et  qui,  appelé  à  courtiser  une  de  ces  héritières  en 
us,  se  voyait  fusillé  à  bout  portant  par  quelques  citations  des 
Tristes  ou  des  Eglogues, 

Nous  avons  dit  que  les  savants  s'étonnaient.  Quand  un  savant 
s'étonne,  il  cherche  à  comprendre.  Ceux  du  seizième  siècle  ont 
inventé  toute  sorte  d'explications  pour  un  phénomène  qui,  de 
nos  jourè,  n'émerveille  personne.  A  côté  d'une  sœur  lettrée, 
même  un  peu  érudite,  et  quelquefois  légèrement  pédante,  nous 
voyons,  sans  trop  de  surprise,  un  frère  qui  ne  met  pas  très- 
correctement  l'orthographe.  C'est  à  peine,  le  cas  échéant,  si  nous 
ferions  à  notre  sexe  l'honneur  de  trouver  ceci  un  peu  anomal. 
En  1500,  au  contraire,  on  voulait  découvrir  la  raison  d'un  ac- 
cident si  prodigieux.  «  C'est,  disait  l'un,  que  le  roi  Henri  VIII 
a  fait  de  ses  filles  autant  de  docteurs  ;  l'exemple  royal  a  été 
suivi.  —  Non,  disait  un  autre,  ce  sont  les  filles  du  Chancelier 
(  Thomas  More),  dont  les  succès  retentissants  ont  monté  la  tête 
à  nos  damoiselles.  Si  elles  apprennent  le  grec  et  le  latin,  c'est 


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LES  FEMMES  DE   LETTEES  DE   l' ANGLETERRE.  33 

par  yanifé.  Elles  visent  à  Teffet,  et  la  robe  du  pédant  de  collège 
est  pour  elles  un  déguisement  nouveau  qui  relève  leurs  grftces 
par  lecontraste.  >  Un  troisième  philosophe — et  celui-là  montrait 
plus  de  sagacité  dans  ses  conjectures  —  n'accusait  de  ce  mou- 
vement intellectuel  que  la  découverte  de  Timprimerie  et  la  subite 
multiplication  des  livres. 

L'impulsion  une  fois  donnée  ne  s'arrêta  point  de  sitôt.  La 
comtesse  de  Lincoln,  ramenant  l'érudition  féminine  dans  son 
Téritable  domaine,  publia  sa  Nurserie^,  Les  dernières  années 
du  règne  d'Elisabeth  vilrent  naître  lady  Eleanor  Davies  et  la  com- 
tesse Anne  de  Pembroke  (celle^i  vers  l'année  1589  ).  La  pieuse 
Elisabeth  Walker  vint  au  monde  en  1623,  et  le  règne  de 
Jacques  P'  s'achevait  lorsque  apparut  enfin  la  célèbre  duchesse 
de  Newcastle,  celle-là  même  dont  Dryden  disait,  plus  ou  moins 
sincère  en  ses  vanteries,  que  «  son  siècle  pouvait  l'égaler  à  la 
Sapho  des  Grecs,  à  la  Sulpitia  romaine.  »  C'est  elle  qui  doit 
inaugurer  notre  série. 

I. 

Mmryaret  Lacan,  dnehesse  de'  IVéweasUe. 

« 

Le  père  de  cette  noble  dame  n'était  point  titré.  C'était  un 
riche  gentilhomme,  dont  la  famille  possédait,  dans  les  comtés 
de  SufTolk  et  d'Essex,  de  vastes  domaines.  Il  lui  arriva  de  tuer 
en  duel,  lui  simple  mas/^r  Lucas,  de  Saint- John, près  Colchester, 
•^ ainsi  le  qualifie  sa  fille*,  —  un  M.  Brooks,  très-certaine- 
ment parent,  et  peut-être  bien  le  propre  frère  de  lord  Cobham, 
le  ministre  favori  de  la  reine- vierge.  Aussi  fut-il  obligé  de  quitter 

'  The CaufUesse ofldncoMs Nurserie  (la  Chambre  des  enfants). 

*  Dans  le  plus  intéressant  de  ses  écrits  :  A  true  relation  of  niy  birth, 
^eriing^  and  life.  Remarquons  à  ce  sujet  une  bévue  commise  d'abord  par 
Mird,  dans  ses  ifemotr5o//a(ii65, — ouvrage  très -connu,  non  sans  mériu% 
Biis  inexact,  -'  et  répétée  ensuite  par  vingt  critiques  éminents,  nu  nombre 
littqneb  est  sir  Waller  Scott  en  personne.  Ils  donnent  pour  père  à  la  du- 
cbetse  de  NewcasUe  le  malheureux  sir  Charles  Lucas,  qui,  en  réalité,  était 
Mn  frère  aîné.  L'autobiographie  de  la  duchesse  ne  laisse  pas  sur  ce  point  le 
plu  léf^r  doute.  Mais  Ballard  oe  Tavait  point  lue.  Plus  d'un  biographe  con- 
temporain ne  s'en  étonnera  pas. 

8*  SÔIIB.— TOHB  1.  3 

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s  4  REtUS  BILITANNIQUB. 

r Angleterre,  et  son  exil  dura  aussi  longtemps  que  vécut  Elisa- 
beth. A  Favénement  de  Jacques  P',  il  obtint  gracieusement  le 
droit  de  rentrer  chez  lui,  et  il  y  mourut,  quelques  années  plus 
tard,  au  sein  d'une  famille  nombreuse,  trois  fils  et  cinq  filles, 
dont  Hargaret  était  la  plus  jeune.  A  peine  lui  fut-il  donné  de 
connaître  l'auteur  de  ses  jours. 

Et  ce  fut  dommage,  car,  entre  autres  vertus  naturelles,  la 
future  duchesse  avait  évidemment  Finstinct  du  respect  et  de 
Famour  filial.  On  en  demeure  convaincu  quand  on  lit  le  portrait 
qu'elle  a  laissé  de  sa  mère,  vrai  type,  semble-t-il,  de  la  matrone 
anglaise  dans  ce  qu  elle  a  de  plus  pur  et  de  plus  vénérable. 
Après  avoir  raconté  les  désastres  que  les  guerres  civiles  amon- 
celèrent sur  la  famille  dont  cette  noble  veuve  était  restée  le  chef  : 
«  Ma  mère,  dit  la  duchesse,  était  par  bonheur  douée  d'un 
esprit  héroïque  ;  elle  savait  et  souffrir  patiemment  le  mal  sans 
remède,  et  lutter  vaillamment  quand  la  lutte  était  possible.  Sa 
tenue  était  austère,  et  elle  marchait  de  si  grand  air  qu'elle  inspi- 
rait une  sorte  de  respect,  même  aux  plus  grossiers.  J'entends 
es  plus  grossiers  parmi  les  civilisés.  Car  je  ne  compte  pas  pour 
tels  les  sauvages  qui  Font  pillée  et  maltraitée  si  cruellement. 
Ceux-là,  en  eussent-ils  eu  le  pouvoir,  auraient  chassé  Dieu  hors 
du  ciel,  comme  ils  ont  chassé  la  royauté  de  son  trône.  » 

Elle  montre  ensuite  le  temps  respectant  jusqu'au  bout  la 
beauté  de  cette  mère  adorée,  et  Fange  de  la  mort  lui-même, 
comme  épris  *  de  sa  victime,  l'enlaçant  d'une  étreinte  amou- 
reuse et  l'emportant  tout  endormie  dans  les  ténèbres  où  il  règne. 
Ces  lignes  émues,  et  d'une  naïveté  qui  n^est  pas  sans  grandeur, 
font  aimer  et  respecter  —  nonobstant,  hélas  !  bien  des  ridi- 
cules —  celle  dont  la  main  les  a  tracéees. 

Elevée  avec  beaucoup  de  douceur  et  de  soins  par  cette  mère 
modèle,  qui  songeait  à  développer  et  grandir  FAme  de  ses  en- 
fants bien  plus  encore  qu'à  leur  donner  des  talents,  Hargaret  fut 
conduite  à  Londres  avec  ses  frères  et  sœurs  quand  l'âge  des 
aînés  parut  réclamer  ce  changement  de  résidence.  «  Là,  dit- 
elle,  pendant  Fhiver,  notre  usage  était  d'aller  quelquefois  au 

1  La  Mort,  en  anglais,  est  au  masculin,  et,  lorsqu'on  la  représente  sous 
forme  de  squelette,  on  a  bieû  soin  de  lui  donner  la  conformation  de  son  sexe, 
—  surtout  aux  os  du  bassin. 


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LES  FEMMES  DE  tBTTRES  DE  L'ANGLETERRE.  35 

théâtre,  oa  de  nous  promener  en  carrosse  pour  voir  le  flux  et 
leflux  de  la  foule;  au  printemps,  nous  visitions  Spring-Garden, 
Hjde-Park  et  autres  endroits  du  même  genre.  Parfois,  nous 
avions  des  musiciens  et  des  soupers  en  bateau,  sur  la  rivière.  » 
Les  événements  allaient  troubler  cette  grande  et  riche  exis- 
tence. La  cour  n'était  déjà  plus  à  Londres,  mais  à  Oxford,  quand 
la  jeune  Lucas  fut  choisie  pour  prendre  rang  parmi  les  filles 
d'honneur  de  la  reine  Henriette^Marie,  femme  de  Charles  P'. 
Ses  frères  et  sœurs  n'approuvaient  point  le  parti  qu'on  avait 
ainsi  pris  pour  elle.  Ils  la  trouvaient  trop  timide,  trop  peu  mon- 
daine pour  cette  vie  de  cour,  semée.de  tant  de  périls.  Hais  leur 
mère  avait  parlé  ;  nul  d'entre  eux  n'osa  contredire.  «  Ils  sa* 
vaient  bien,  dit  la  future  duchesse,  que  je  ne  ferais  rien  de 
contraire  à  ma  gloire,  qui  était  la  leur  ;  mais  ils  pensaient  que, 
faute  d'expérience,  je  pourrais  me  porter  quelque  dommage.  » 
Fort  heureusement,  cette  gaucherie  même  et  cette  réserve  qu'on 
redoutait,  unies  à  une  beauté  qui  parait  avoir  été  remarquable, 
attirèrent  les  yeux  d'un  fort  grand  et  fort  riche  seigneur,  qui  était 
en  même  temps  un  très-honnête  homme.  Le  marquis  de  New- 
castle  vit  Margaret,  sut  apprécier  le  mérite  et  la  vertu  qu'elle 
dissimulait  sous  les  plus  modestes  dehors,  sut  aussi  la  convaincre 
de  l'attachement  profond  qu'il  lui  vouait,  et  il  l'épousait  deux 
ans  après  son  arrivée  à  Oxford. 

C'est  qu'en  effet,  dît-elle,  mylord  le  marqijis  de  Newcastle  trouvait 
de  son  goût  ces  timidités  de  novice,  blâmées  par  bien  des  gens,  et  vou- 
lait nne  femme  qu'il  pût  approprier  à  ses  goûts,  non  pas  une  déjà  ma- 
riée à  son  amour-propre,  ou  qu'un  autre  homme  eût  essayé  de  façonner 
ison  gré.  De  là  vint  qu'il  me  sollicita  d'être  sa  femme;  et  bien  que  le 
mariage  me  flt  peur,  bien  que  j'eusse  fui  jusqu'alors  la  compagnie 
des  hommes,  autant  du  moins  que  je  l'avais  pu,  je  ne  me  sentis  pas 
le  courage  de  le  refuser,  d'autant  qu'il  était  le  seul  pour  lequel  j'eysse 
ressenti  de  l'amour  :  —  amour  honnête,  honorable,  fondé  sur  le  mé- 
rite de  celui  qui  en  était  l'objet,  sur  la  joie  que  j'éprouvais  à  l'entendre 
Wer,  sur  le  plaisir  que  me  donnait  son  esprit,  l'orgueil  que  m'in- 
S'piraient  scfs  égards,  le  bonheur  triomphant  que  je  trouvais  à  recevoir 
les  hommages  qu'il  m^adressait;  — amour,  d'ailleurs,  que  le  temps  a 
confirmé,  que  la  constance  de  mylord  a  rendu  inaltérable,  et  qui  me 
bit  heureuse  en  dépit  de  toutes  les  adversités  que  la  fortune  tenait  en 
fétexre  pour  nous. 

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36  REVUE  BRITANNIQUE. 

Pour  que  cette  profession  d'amour  conjugal  ne  provoque  pas 
les  railleries  sceptiques  auxquelles  Texcellente  duchesse  n'a  été 
que  trop  en  butte,  il  faut  ne  pas  perdre  de  vue  que  le  marquis 
de  Newcastle  n'était  pas  seulement,  à  Fépoque  de  son  mariage, 
un  des  plus  opulents  patriciens  de  la  Grande-Bretagne.  Ses  goûts 
étaient  élevés  ;  il  aimait  les  lettres,  il  savait  écrire,  et  dans  le 
monde  de  Tintelligence  il  avait  son  rang,  comme  dans  celui  du 
sport.  Le  rang  n^étaitpas  le  même,  convenons-en.  Le  marquis 
était  à  la  tète  des  écuyers  ses  contemporains.  Les  plus  illustres 
voyageurs,  comme  les  sommités  aristocratiques  de  F  Angleterre, 
—  don  Juan  d'Autriche,  par  exemple,  et  les  ducs  d'York  ou  de 
Glocester, — en  acceptantson  hospitalité  magnifique,  cherchaient 
surtout  à  le  voir  accomplir  devant  eux  les  prouesses  les  plus 
difficiles  de  Téquitation.  Il  cite  quelque  part  le  propos  d'un 
grand  d'Espagne  (le  marquis  de  Carasena)  qui  sollicitait  l'hon- 
neur d'assister  à  un  de  ses  exercices  équestres,  «  dussé-je,  dit 
naïvement  Newcastle,  dussé-je  ne  monter  qu'au  pas.  »  Gomme 
littérateur,  au  contraire,  il  a  eu  ses  détracteurs,  Clarendon  entre 
autres,  qui  lui  conseillait  ironiquement  «  de  ne  monter  Pégase 
qu'au  manège;  »  mais  c'était  aussi  le  déprécier  par  trop.  Ses  ou- 
vrages sur  l'hippiatrique  sont  encore  admirés  des  connaisseurs. 
Une  vaste  érudition  s  y  révèle  aussi  bien  qu'une  grande  sagacité 
pratique.  Nous  n'y  voyons,  quanta  nous,  d'un  peu  ridicule  que 
les  illuslrations  (fort  remarquables  d'ailleurs),  où  le  marquis 
s'est  fait  représenter  tantôt  sur  un  char  triomphal  traîné  par  des 
centaures,  tantôt  franchissant  à  cheval  tout  Tintervalle  de  la 
terre  à  l'empyrée,  sous  le  regard  des  dieux  étonnés,  qui  le  con- 
templent du  haut  des  nues.  De  plus,  le  marquis  a  laissé  des  co- 
médies très-suffisamment  agréables,  où  se  révèle  un  observateur 
spirituel  des  travers  du  monde.  Elles  sont  —  pour  les  définir 
d'un  mot  —  incontestablement  supérieures  à  ce  qu'ont  produit 
de  plus  mauvais  les  auteurs  les  plus  renommés  de  son  temps. 
Chez  lui,  d'ailleurs,  Thomme  laissait  bien  loin  et  l'écrivain 
comique,  et  le  dompteur  de  chevaux  rétifs.  L'adversité  l'éprouva 
rudement,  et  il  sortit  vainqueur  de  l'épreuve.  Après  avoir  com- 
battu jusqu'au  dernier  jour  sous  le  drapeau  royal,  il  suivit  ses 
maîtres  dans  Texil,  sacrifiant  pour  eux  une  des  plus  grandes 
existences  qu'on  puisse  rêver.  Et  après  la  Restauration,  lorsqu'il 

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LES  FEMMES  DE  LETTRES  DE   l'aNGLETERRE .  37 

TÎt  payés  de  la  plus  misérable  ingratitude  ses  services  et  un  dé- 
Tooement  hors  ligne,  eh  bien,  le  vieux  Cavalier  resta  fidèle  encore 
i  ces  légers  Stuart  qui  lui  jetèrent,  comme  un  os  vide  à  ronger, 
le  vain  titre  de  duc,  simulacre  de  grandeur  qui  devait  lui  rendre 
pins  pesantes  les  gènes  pécuniaires  auxquelles  ses  maîtres  ou- 
bliaient de  pourvoir. 

Tel  était  William  Cavendish,  premier  duc  de  Mewcastle,  au- 
quel sa  femme  garda  toujours  Taffectueux  respect  dont  elle  était 
pénétrée  pour  lui,  nous  Tavons  vu,  à  Tépoque  de  leur  mariage. 
L'éloge  de  son  mari  revient  sans  cesse  sous  sa  plume  dévouée. 
Elle  vante  sa  courtoisie  sans  formalisme,  la  haute  aisance  de  ses 
manières,  son  affabilité,  qui  le  rendait  accessible  à  tous  et  par- 
faitement civil  pour  les  plus  humbles,  la  simplicité  de  ses  ajus- 
tements, «  toujours  d'une  netteté  scrupuleuse.  » 

«  En  son  régime,  nous  apprend-elle,  il  était  sobre  et  modéré, 
an  point  de  ne  jamais  outre-passer  son  besoin  légitime,  et  de  ne 
satisfaire  que  tout  à  point  son  appétit  naturel.  »  Et  comme  elle 
insiste  sur  ce  chapitre,  nous  apprenons  qu'à  Tunique  repas 
quotidien  du  noble  marquis  il  ne  buvait  que  deux  verres  de 
bière,  et  entre  deux  un  verre  de  sack  ^.  Un  morceau  de  pain  et 
na  Terre  de  vin  d'Espagne  composaient  tout  son  déjeuner.  A 
souper,  il  avalait  un  œuf  et  un  coup  de  petite  bière.  Piètre  ré- 
gime pour  un  si  grand  seigneur.  Hais  aussi  se  portait-il  encore 
fort  bien  à  soixante- treize  ans  passés.  Ses  loisirs  étaient  con- 
sacrés soit  à  monter  ses  chevaux,  —  les  plus  beaux  du  royaume, 
et  qu'il  traitait  avec  une  douceur,  des  ménagements  inouïs,  ne 
les  frappant  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité,  —  soit  à  l'escrime, 
à  la  musique,  ou  à  l'étude  de  l'architecture  et  de  la  poésie. 

Parmi  tant  de  perfections,  sa  femme  lui  reconnaît  un  défaut, 
UQ  seul,  et  qu'elle  lui  pardonne  charitablement,  on  le  voit.  Plus 
dune,  à  sa  place,  eu  parlerait  avec  moins  d'indulgence.. 

«  Oncques  ne  le  vis,  dit-elle,  adonné  à  aucune  sorte  de  vice, 
sauf  qu'il  a  été  grandement  amoureux  et  admirateur  du  beau 
seie.  Aux  jeunes  galants  et  aux  belles  dames  je  laisserai  à  juger 
si,  pour  ce,  il  doit  être  irrémédiablement  condamné.  » 

Un  si  bon  choix  de  jurés  nous  garatitit  l'acquittement  de 

'  Saek,  nom  donné  au  TÎn  des  Gauaries. 

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38  EETUS    BRITANNIQUE. 

répoux  adoré  qu'on  entrevoit  infidèle,  mais  qui,  lorsqu'il  parle 
de  sa  femme,  lui  rend,  sans  vergogne,  toutes  les  louanges  dont 
elle  Taccable.  Il  faut  Tentendre,  champion  intrépide,  répondre 
aux  calomniateurs  qui  tantôt  dénigraient  le  talent  de  la  bonne 
duchesse,  tantôt  lui  contestaient  ses  livres  eux-mêmes,  et  pré- 
tendaient qu'elle  n'en  était  pas  l'auteur: 

La  philosophie  de  cette  dame  est  une  philosophie  excellente^  s'écrie 
le  duc  dans  une  épltre  apologétique^  et  la  vérité  est  que  cette  philoso- 
phie est  sortie  tout  entière,  sortie  uniquement  de  son  cerveau^  ainsi 
que  le  témoigneraient^  en  grand  nombre^  les  feuilles  écrites  de  sa  main- 
qu'elle  envoie  jour  par  jour  aux  imprimeurs.  Quant  à  ses  poèmes,  que 
leur  reproche-tron?  quelques  fautes  de  quantité,  quelques  rimes  incor* 
rcctes?  Il  est  bien  connu  que,  la  plupart  du  temps,  ces  sortes  d'erreurs 
doivent  être  attribuées  aux  imprimeurs  et  correcteurs.  Admettons 
pourtant  quelques  négligences  en  ceci,  son  ouvrage  entier  devrait-il 
être  condamné  pour  si  peu? Non  certes,  et  grâce  à  Dieu,  messeigneurs. 
Le  moindre  écolier,  comptant  sur  ses  doigts,  trouve  le  nombre  de  pieds 
qu'il  faut  à  un  vers.  Pour  la  richesse  des  rimes,  Penner  l'emporte  sur 
Ben  Jonson.  L'écolier  et  Fenner  sont-ils  donc  pour  cela  de  bons  poètes? 
Nul  n'oserait  le  soutenir.  Ce  qui  constitue  la  poésie,  ce  n'est  ni  l'exac- 
titude rhythmique,  ni  le  retour  sonore  des  désinences;  c'est  Tiiiven- 
tion,  c'est  la  fantaisie  originale  et  créatrice.  Or,  dans  le  livre  de  cette 
dame,  je  maintiens  qu'il  y  a  des  imaginations  excellentes  qui  ne  se 
sont  encore  trouvées  sous  la  plume  d'aucun  poète.  J^afGrme  aussi, 
comme  la  plus  certaine  vérité  du  monde,  qu'elle  seule  l'a  écrit  d'un 
bouta  l'autre 

Continuant  sur  le  même  ton,  l'excellent  mari  défend  pied  à 
pied  les  Théories  philosophiqw$  de  la  duchesse  S  comme  le 
meilleur  ouvrage  qu'elle  ait  jamais  produit,  et  il  termine  par  ce 
conseil  qui  a  dû  faire  sourire,  avant  nous,  plus  d'un  malicieux 
commentateur  :  «  Lisez-le  deux  ou  trois  fois^  non  par  malveillance 
et  pour  y  trouver  quelque  chose  à  reprendre,  mais  judicieuse* 
ment,  pour  en  extraire  ce  qui  est  bon  et  le  goûter  pleinement.  » 

On  ne  saurait  refuser  à  la  philosophie  de  la  duchesse  de 
Newcastle  le  mérite  d'embrasser  bien  des  sujets  divers  dans  ses 
profondes  méditations.  Un  de  ses  in-folio^  intitulé  gravement: 
Bases  de  la  philosophie- naturelle  ^^  renferme  une  série  de  cha- 

*  Philosophical  opinion. 

*  Gfounds  of  naturalphilosophy, 

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LES  FEMMES   DE   LETTigSS  DE   l'àNGLETERRE.  39 

pitres,  dont  l'un  traite  des  Nuages  et  l'autre  des  Cors  aux 
pieds.  Daus  un  autre,  le  Pot-pourri  du  monde  ^^  nous  remar- 
quons une  ^ve  sortie  oontre  <  les  hommes  qui  engagent  avec 
les  femmes  une  lutte  de  prééminence.  »  Ces  hommes-là,  selon  la 
duchesse,  sont  à  la  fois  des  Ucbes,  puisqu'ils  combattent  le 
faible;  des  sots,  puisqu'ils  disputent  contre  Vignorance.  «  Les 
hommes,  ajoute-t-elle  (et  M.  Michelet  ne  la  contredira  pas), 
les  hommes  doivent  être  pour  les  femmes  ce  que  la  nourrice 
est  pour  l'enfant  :  s'efforcer  de  leur  plaire  et  leur  céder  en  toute 
chose,  sauf  en  celles  qui  leur  pourraient  être  nuisibles.  Ainsi, 
ils  ne  doivent  pas  sou&ir  qu'elles  se  dégradent  et  se  déshonorent 
par  des  mœurs  licencieuses,  ou  consument  leurs  biens  en  dé- 
penses de  vanité,  ou  ruinent  leur  santé  par  de  mauvaises  accou- 
tumances ;  mais  ils  doivent,  par  contre,  s'efforcer  de  leur  plaire 
en  leur  accordant  toute  liberté  de  se  réjouir  honnêtement,  de 
dépenser  selon  la  raison,  et  de  se  parer  dans  la  mesure  de  leurs 
moyens.  ». 

Ce  n'est  point  par  excès  d'indulgence  pour  son  sexe  que 
pèche  cependant  la  duchesse  de  Newcastle.  Dans  le  même  ou- 
vrage, elle  compare  les  femmes  aux  charlatans,  qui  font  grande^ 
ment  valoir  d'assez  médiocres  marchandises,  attirent  le  monde 
par  de  bizarres  accoutrements,  une  musique  étrange,  des  pein- 
tures voyantes,  des  danses  désordonnées.  «  Puis,  ajoute-t^elle, 
quand  l'homme  est  pris,  elles  rient  entre  elles  de^  pièges  où 
elles  l'ont  fait  tomber  à  si  peu  de  frais.  Leur  grand  plaisir  est  de 
?oir  ces  nigauds  se  morfondre  en  aveux,  professions,  serments, 
hommages  d'admiration,  —  si  menteurs  qu'ils  puissent  être. 
L'unique  joie  de  la  femme  est  la  flatterie  des  hommes;  car  au 
fond,  pourvu  qu'on  la  berce  de  paroles  honnêtes,  elle  n'a  pas 
grand  souci  de  savoir  si  on  l'aime  sincèrement  ou  si  on  la  régale 
de  vains  mensonges.  » 

n  faut  songer,  en  lisant  cette  diatribe,  à  l'époque  où  elle  fut 
écrite,  en  pleine  restauration  de  Charles  II,  en  plein  règne  de  la 
Cleveland,  de  la  Portsmouth,  de  la  Nell-Gwynn,  etc.  La  duchesse, 

,  Tke  Wofd^s  OUo.  OliOy  mélange,  amalgame,  dans  le  sens  du  mot  es- 
Hgool  élUiy  et  du  vieux  mot  français  oille,  qui  se  retrouve  dans  le  patois 
méridional  avec  un  sens  détourné  :  pot,  marmite,  etc.;  le  contenant  pour 
Ucoolenu. 


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40  REVUE    BRITANNIQUE. 

bien  plus  jeune  que  son  mari,  —  il  Tavait  épousée  en  secondes 
noces,  -—  n'était  plus  cependant  une  beauté  à  la  mode.  Sa  vertu 
et  son  talent,  relégués  à  rarrière-plan,  regardés  comme  un  peu 
gothiques,  faisaient  d'elle  une  spectatrice  peu  indulgente  des 
vices  qui  s'épanouissaient  au  soleil  de  la  faveur  royale. 

Ce  n'est  pas  que  les  louanges  lui  fissent  défaut.  Ouvrez  les 
annales  officielles  de  la  littérature  à  son  époque,  et  vous  ne  ren- 
contrerez que  des  témoignages  outrés  du  respect  qu'on  accordait 
à  une  grande  dame  assez  oublieuse  de  son  rang  pour  daigner 
écrire  comme  le  premier  venu,  llluslrissima  domina,  excellen- 
tissima  dux^  eminentissima  marchionissay  mirabilis  princeps,  et 
que  sais-je  encore  ?les  superlatifs  pleuvent  sur  elle  de  tous  les 
coins  de  l'Europe  érudite.  Le  rector  magnificus  de  l'université 
de  Leyde,  s'adressant  à  elle,  débute  ainsi  :  «  Princeps  ingenii, 
princeps  terrarum,  princeps  feminini  sexus  mérita  dUceris...  »  Et 
le  vice-chancelier  du  sénat  de  Cambridge,  de  toutes  les  gloires 
féminines  de  l'antiquité,  forme  un  faisceau  qu'il  met  sous  les 
pieds  de  l'illustrissime  duchesse,  inclyta  aux,  consummatissima 
Margarela,  plus  grande  que  l'Âspasie  de  Périclès,  la  Zénobie 
d'Odenath,  la  PoIladeLucain,  etc.,  etc.,  qui,  si  elles  eussent 
connu  cette  merveille  de  science,  posito  genu,  certalim  adoravis- 
sent,  l'eussent  adorée  à  genoux. 

Pour  se  bien  rendre  compte  de  ce  que  valaient  ces  flagorne- 
ries universitaires,  il  faut  brusquement  se  reporter  à  certain 
chapitre  de  Peveril  du  Pic,  où  Walter  Scott  nous  laisse  entre- 
voir, sollicitant  une  audience  de  Charles  II,  cette  même  Margue- 
rite si  platement  adulée  ailleurs  :  «  Qu'elle  entre,  qu'elle  entre; 
au  nom  de  la  folie,  ne  la  laissons  pas  attendre,  s'écrie  le  «  joyeux 
monarque.  »  Sa  Grflce  est,  à  elle  seule,  toute  une  collection  de 
marionnettes,  un  étalage  de  curiosités,  une  mascarade,  et  comme 
qui  dirait  un  petit  Bedlam  personnifié.  Ses  fantaisies  d'amour, 
ses  caprices  de  littérature  tourbillonnant  en  sa  noble  cervelle, 
nous  font  l'effet  des  pauvres  fous  qui,  dans  un  préau  d'hô- 
pital, se  distribuent  les  rôles  de  Vénus,  Minerve,  ou  des  neuf 
Muses.  » 

Il  y  a  là,  sans  doute,  une  rude  épigramme  contre  là  pauvre 
duchesse.  En  cherchant  bien,  n'en  trouverions-nous  pas  une  au- 
tre, dont  Walter  Scott,  le  zélé  jacobite,  ne  s'est  pas  rendu  volon- 


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L£S  FEMMES  BE   LETTRES   DE  L'ANGLETERRE.  41 

lairement  coupable,  mais  qui  s*est  glissée  sous  sa  plume  :  celle-ci 
i  radiasse  de  Charles^II/  parlant  avec  ce  laisser-aller  méprisant 
de  ses  plus  loyaux,  de  ses  plus  méritants  serviteurs?  Des  deux, 
quelle  esta  la  fois  et  la  plus  instructive  et  la  plus  piquante  ? 

La  duchesse  vieillissait,  mais  sans  se  lasser  de  «  concevoir.  » 
C'était  le  mot  qu'elle  employait  pour  exprimer  le  travail  de  sa 
trop  féconde  intelligence.  Elle  entassait  volume  sur  volume  dans 
ce  style  fantastico -pédant  dont  nous  n'avons  pu  donner  qu'une 
très-incomplète  idée.  Une  escouade  de  filles  d'honneur,  qu'elle 
entretenait  auprès  d'elle,  lui  fournissait  à  toute  heure  du  jour 
et  de  la  nuit  des  scribes  improvisés  :  au  premier  coup  de  son- 
nette il  fallait  s'élancer,  avec  une  bougie,  des  plumes,  du  pa- 
pier, pour  enregistrer  les  conceptions  de  Sa  Grflce.  Même  le  se- 
crétaire du  duc,  —  John  RoUeston,  —  couchait  sur  un  pliant 
dans  un  cabinet  attenant  à  la  chambre  de  la  duchesse,  et  quand 
elle  lui  criait  :  John,  je  conçois  /...le  pauvre  homme  devait  se 
lever  en  toute  hflte  et  venir  recevoir  l'enfant  nouveau-né.  Du 
reste,  sa  maîtresse  ne  se  relisait  jamais,  «  de  peur  de  troubler 
par  là  ses  conceptions  nouvelles.  » 

La  duchesse  de  Newcastle  mourut  en  1673,  et  ses  restes  mor- 
tels furent  portés  à  Westminster-Àbbey,  où,  sur  un  monument 
élevé  à  sa  mémoire,  se  lit  l'inscription  suivante  : 

a-GIT  LE  LORD,  DUC  DE  NEWCASTLE, 

AVEC  LA  DUCHESSE,  SA  SECONDE  FEKIIE, 

DONT  IL  n'a  pas  EC  d'eNFANTS. 

ELLE  ÉTAnr  LA  SŒUR  CADETTE  DE  LORD  LUCAS  DE  COLCHESTER, 

ET  DE  NOBLE  RACE,  CAR,  EN  CETTE  FAMILLE, 

TOCS  LES  FRERES  FURENT  VAILLANTS,  TOUTES  LES  SŒURS  FURENT  CHASTES. 

CELLE-CI  FUT  DE  HAUTE  PRUDENCE, 

DE  GRAND  ESPRIT  ET  DE  PROFONDE  ERUDITION, 

CE  qu'attestent  ses  nombreux  ouvrages. 

ELLE  FUT  AUSSI  TRES-FIDELE  EPOUSE, 

ET   TRÀS-AIMANTE  ,  ET  TRÈ&-DILIGENTE  ; 

DEMEURA  PRJES  DE  SON  LORD  TOUT  LE  TEMPS  DE  SON  EXIL 

ET  DE  SES  malheurs; 

FUIS,  DE  RETOUR  EN  SA  TERRE  NATALE, 

NE  LE  QUrrrA  pas  DAVANTAGE  QUAND  IL  VOULUT  VIVRE  LOIN  DU  MONDE. 

On  remarquera  que  cette  épitaphe,  contrairement  à  l'usage, 

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42  REVUE  BRITANNIQUE. 

ne  dit  rien  que  de  vrai.  Qu'on  raille  maintenant,  tant  qu'on 
voudra  ;  on  ne  raillera  pas  sans  quelques  remords  de  con- 
science. 

IL 

Mrs.  Afra  Bclui* 

Voici  une  figure  du  même  temps,  à  peu  près,  mais  quelle 
différence  !...  Entre  la  duchesse  de  Newcastle  et  la  femme  dont 
nous  allons  parler,  il  y  a  le  même  rapport  qu'entre  les  règnes 
sous  le^uels  elles  ont,  pour  ainsi  dire,  fleuri.  La  première  re- 
présente bien  la  gravité,  la  décence  extérieure,  la  tenue  un  peu 
sévère  de  l'époque  qui  précéda  les  troubles  civils  de  l'Angleterre. 
La  seconde  a  tout  le  laisser-aller  audacieux  et  provoquant,  la 
crftnerie  insolente,  le  dévergondage  spirituel  de  la  restauration 
des  Stuarts. 

On  ne  sait  pas  au  juste  en  quelle  année  naquit,  à  Canterbury, 
Aphra,  Aphara,  Apharra  ou  Afra  ^  Behn.  Elle  était  plébéienne, 
mais  de  bonne  famille  bourgeoise.  Son  père,  nommé  Johnson, 
lié  d'affaires  et  d'amitié  avec  lord  Willoughby,  le  célèbre  marin, 
se  trouva  ainsi  nommé  gouverneur  général  de  Surinam  et  des 
trenle-six  îles  de  la  mer  des  Indes  occidentales,  que  Charles  II 
concéda  libéralement,  en  pleine  propriété,  à  lord  Willoughby  et 
à  Lawrence  Hyde,  second  fils  du  comte  de  Clarendon.  Il  partit 
tout  aussitôt  pour  aller  prendre  possession  de  cette  espèce  de 
vice-royauté,  emmenant  avec  lui  sa  femme  et  leurs  enfants. 
Afra,  née,  à  ce  qu'on  croit,  vers  la  fin  du  règne  de  Charles  P', 
devait  avoir  alors  (vers  1663)  de  quinze  à  seize  ans.  On  nous  la 
représente,  dès  cette  époque,  comme  remarquablement  belle  et 
spirituelle,  mais  aussi  «  comme  n'ayant  pas  encore  ressenti  le 
pouvoir  de  l'amour.  »  C'est  une  de  ses  amies,  dîBVenueplus  tard 

1  II  y  a  bien^  dans  le  calendrier,  une  sainte  AfVe  (Afra)  ;  mais  nous  som- 
mes porté  à  eroire  <{v{*Afra  fut  le  surnom  de  Mrs.  Behn  plutôt  que  son  nom 
de  baptême,  soit  qu'elle  fût  trèt-brune,  ce  que  pensent  quelques  commen- 
tateurs, soit  plutôt  qu'on  Teùt  ainsi  désignée  d'après  le  caractère  des  pre- 
miers écrits  qui  fixèrent  sur  elleTaUention  du  public.  Après  avoir  lu  sa  bio- 
graphie^  nos  lecteurs  seront  à  même  de  choisir  entre  ces  hypothèses 
dirancs. 


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LES  FEMMES  M  LETTRES   DE  t' ANGLETERRE.  43 

sa  biographe,  qui  s'exprime  en  termes  si  nets  et  si  classiques. 
Durant  la  traversée  qui  la  menait  sur  des  rivages  alors  à  peu 
près  inconnus,  Aira  perdit  son  père,  qui  mourut  sans  avoir 
même  entrevu  le  pays  qu'il  devait  gouverner.  La  veuve  qu'il 
laissait  débarquant  à  Surinam  y  fut  reçue  avec  les  égards  dus 
à  son  malheur  et  au  rang  qu'elle  avait  dû  occuper.  On  mit  à  sa 
disposition  la  plus  belle  maison  du  pays,  construite  sur  les  vastes 
domaines  de  lord  Willoughby,  ce  généreux  patron  que  la  mort 
allait  bientôt  lui  enlever  ^  Nous  ne  saurions  dire  au  juste  — 
mais  la  chose  est  éminemment  probable  ^  si  c'est  cette  habita- 
tion transatlantique  qui  a  fourni  les  détails  du  paysage  esquissé 
i  grands  traits  dans  un  roman  de  Mrs.  Behn,  dont  nous  aurons 
bientAt  à  parler. 

SainWohn's-Hill^  dit-elle,  était  bâti  sur  un  énorme  rocher  de  mar- 
bre blanc,  au  pied  duquel  la  rivière  courait  à  une  grande  profondeur. 
On  n'y  pouvait  descendre  de  ce  côté,  tant  Pescarpement  était  rapide. 
De  petits  flots,  heurtant  et  lavant  le  pied  de  laroch^,  y  murmuraient 
le  plus  doucement  du  monde  en  leur  remous  écumeuz.  Sur  la  rive  op- 
posée croissaient  à  profusion  des  fleurs  embaumées,  filles  d'un  éternel 
printemps,  renouvelées  chaque  jour  et  presque  è  chaque  heure.  Der- 
rière elles  s'élevaient  des  massifs  de  bois  majestueux  de  mille  formes 
et  mille  couleurs  inconnues,  encadrant  ainsi  la  plus  ravissante  per- 
spective. Au  bord  do  la  roche  blanche,  du  côté  de  la  rivière,  était  un 
bosquet,  un  parc,  si  Ton  veut,  planté  d'orangers  et  d'arbres  à  limons, 
à  peu  près  de  la  grandeur  du  Mail  que  nous  voyons  ici  *.  Leurs  bran- 
ches, chargées  de  fleurs  et  de  fruits,  se  rejoignaient  au  sommet,  et  op- 
posaient au  soleil  des  tropiques  une  barrière  qui  n'en  laissait  pas  filtrer 
un  rayon.  L'air  frais  qui  montait  de  la  rivière  emplissait  ces  délicieux 
berceaux  dont  on  cherchait  l'omhre  épaisse  aux  plus  brûlantes  heures 
de  la  journée. 

n  faut  Ven tendre,  dans  le  même  récit,  raconter  les  merveilles 

*  Fraocîs,  lord  Willoughby,  de  Parham,  périt  en  1666,  dans  la  merdes 
Biribades,  où  une  tempête  violente  dispersa  rescadrillé  de  treize  bâtiments 
iree  laquelle  il  allait  attaquer  Saint-Christophe.  Deux  de  ces  navires  seule- 
Beat  parent  être  sauvés,  les  onze  autres  coulèrent  bas.  —  Voir  sur  ce  dé- 
mtre  une  lettre  de  Pepys  il  lord  Bronncker,  leUre  remarqunble  par  le  sang- 
freid  insouciant  avec  lequel  le  digne  secrétaire  de  rAmirauté  rend  compte  de 
cette  épouvantable  catastrophe. 

'  Cest«^â-dire  â  Londres  :  U  Mail  était  alors  la  promenade  fashionable. 


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44  REVUE    BRITANNIQUE. 

des  régions  transatlantiques  au  public  ébahi  du  dix-septiëme 
siècle.  Ce  ne  sont  que  festons  et  astragales^  un  mois  de  mai  qui 
dure  toute  Tannée,  des  bocages  aromatiques ,  des  brises  eni- 
vrantes, des  fleurs  sans  cesse  renaissantes;  et  comme  Timagina- 
tion  britannique  ne  se  repatt  pas  volontiers  de  vent  ou  de  par- 
fums, Afra,  qui  le  sait  de  reste,  accumule  les  plus  attrayantes 
énumérations  de  fruits  exquis,  limons,  oranges,  figues,  noix 
muscades,  citrons,  etc.,  n'oubliant  pas  de  mentionner,  pour 
les  appétits  plus  substantiels  encore ,  un  petit  animal  qu'elle 
nomme  armadillo,  sorte  de  rhinocéros  en  miniature,  et  revêtu 
d'une  armure  blanche,  dont  la  chair  délicate  parfume  la  salle 
où  on  le  mange.  De  plus,  elle  donne  à  comprendre  à  ces  pauvres 
badauds  de  Londres  que,  tandis  qu'ils  garnissent  leurs  foyers 
d'une  houille  infecte,  on  ne  brûle  aux  Barbadesque  du  bois  de 
cèdre,  de  même  que  Ton  s'éclaire  au  moyen  de  résines  exquises 
dont  la  fumée  vaut  celle  du  plus  pur  encens. 

Peut-être  Afrti ,  dans  ces  poétiques  fictions,  était-elle  plus 
sincère  qu'on  ne«le  croirait  au  premier  abord.  Peut-être  voyait- 
elle  à  travers  le  prisme  de  charmants  souvenirs  ce  pays  où 
son  cœur  s'était  ouvert  aux  plus  douces  émotions  de  la  vie, 
comme  les  fleurs,  dont  elle  parle  tant,  aux  rayons  du  puissant 
soleil  qui  leur  donne  leurs  pénétrantes  émanations.  Pendant 
son  séjour  en  Amérique  elle  était,  paraît-il,  sujette  à  des  accès 
de  mélancolie,  à  de  soudains  évanouissements  qui  indiquent 
assez  un  état  de  crise  et  de  transformation.  Elle  combattait  éner- 
giquement  ces  souffrances  passagères  par  des  fatigues  énormes, 
des  distractions  forcées.  Tantôt  la  chasse,  —  même  la  chasse 
au  tigre  I  —  tantôt  des  excursions  chez  les  tribus  sauvages  de 
l'intérieur.  Elle  décrit  en  termes  expressifs  l'aspect  effrayant 
des  chels  à  l'hospitalité  desquels  cette  frêle  enfant  se  fia  plus 
d'une  fois  : 

On  pouvait  les  prendre  pour  de  hideux  lutins  (hobgoblins)  ou  pour 
des  démons^  plutôt  que  pour  des  créatures  humaines;  mais  sous  ces 
affreux  dehors  se  cachaient  souvent  des  âmes  nobles  et  douces.  En  re- 
vanche^ aux  uns  le  nez  manquait,  aux  autres  les  oreilles,  à  ceux-ci  les 
lèvres,  et  quelques-uns  avaient  sur  les  joues  de  grandes  balafres  ou- 
vertes à  travers  lesquelles  leurs  dents  brillaient.  Je  ne  parle  pas  d'autres 
mutilations  qui  les  privaient  qui  d'une  jambe,  qui  d'un  bras,  etc. 


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LES   FSMMES  DÉ  LETTRES  DE  L'ANGLETERRE.  45 

Cesor  s'étonnait  de  tant  de  blessures^  reçues^  pensait-il^  dans  les  com- 
bats. Il  s'en  informa  donc^  et^  par  le  moyen  de  notre  interprète^  ces 
sauvages  nous  racontèrent  qu'au  début  de  chaque  guerre^  deux  compé- 
titeurs au  commandement^  choisis  par  un  des  anciens  généraux  main- 
tenant hors  de  service,  se  présentaient  armés  devant  les  principaux 
vieillards,  chargés  d'apprécier  leur  courage  et  leur  capacité.  Mis  ainsi 
en  face  l'un  de  l'autre,  on  les  sommait  d'établir  leurs  titres,  de  montrer 
ce  qu'ils  savaient  faire  et  souffrir.  Alors  commençait  un  duel  étrange. 
L'un,  par  exemple,  pour  toute  réponse,  se  coupait  le  nez,  qu'il  jetait 
aux  pieds  des  arbitres  ;  l'autre  ripostait  en  s'enlevant  une  lèvre  ou  une 
oreille,  en  se  balafrant  une  joue,  en  se  crevant  un  œil.  Le  premier 
était  alors  tenu  de  trouver  et  d'exécuter  quelque  prouesse  encore  plus 
décisive,  et  c'est  ainsi,  de  blessure  en  blessure,  de  mutilation  en  muti- 
lation, que  les  deux  champions  en  venaient  quelquefois  à  s'estropier 
complètement,  parfois  même  à  s'infliger  des  blessures  mortelles. 

Le  César  qui  nous  apparaît  ainsi  dans  cette  page  du  premier 
roman  de  Mrs.  Behn  était,  en  réalité,  un  jeune  sultan  nègre  de 
la  cdte  de  Guinée,  qui,  fait  prisonnier  par  trahison,  avait  été 
emmené  à  Surinam,  où  le  représentant  de  lord  Willoughby  Fa- 
?ait  acheté  comme  esclave.  Ce  jeune  homme,  d'une  beauté  re- 
marquable ,  d'un  courage  à  toute  épreuve,  doué  d'ailleurs  de 
cette  hauteur  d'flme  que  le  commandement  donne  à  ceux  qu'il 
De  corrompt  pas,  avait  été  choisi  pour  escorter  la  jeune  Anglaise 
dans  ses  aventureuses  excursions.  L'aima-t-elle  réellement 
comme  on  Taftirme?  A  la  rigueur,  il  n  y  a  là  rien  d'impossible. 
La  blanche  Desdemone  et  son  Othello  établissent  de  reste  la  vrai- 
semblance d'une  passion  pareille.  Fut-elle  aimée  de  lui?  Nous 
pouvons  et  nous  devons  croire  que  non.  Dans  la  même  colonie 
avait  été  conduite,  en  même  temps  que  lui,  une  belle  jeune  né- 
gresse, —  rimoinda  du  roman,  —  dont  il  était  épris  avant  de 
tomber  aux  mains  des  négriers  anglais.  Or,  au  lieu  de  jalouser 
et  de  perdre  cette  rivale,  ce  qui  lui  était  à  coup  sûr  bien  facile, 
la  généreuse  Afra  mit  tout  en  œuvre  pour  affranchir  les  deux 
amants  et  les  marier  Tun  à  l'autre.  Le  mariage  eut  lieu,  mais  ils 
restèrent  esclaves;  et  la  fin  du  jeune  prince,  après  cet  éclair  de 
bonheur,  fut  des  plus  tragiques.  Son  caractère  indépendant  et 
fier  le  mit  en  lutte  avec  les  autorités  de  la  colonie,  qui,  à  plu- 
sieurs reprises,  lui  infligèrent  le  plus  ignominieux  des  supplices. 
Comme  il  ne  cédait  pas  sous  le  fouet,  on  eut  recours  à  de  plus 


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46  REVue  MrrAMKiQUE. 

terribles  tortures  :  on  le  fit  littéralement  brûler  à  petit  feu,  et,  & 
demi  consumé,  mais  vivant  encore,  il  fut  coupé  par  quartiers  1 . . . 
Afra  n'eut  pas  la  douleur  d'assister  à  cette  scène  horrible  ;  mais 
sa  mère,  sa  sœur  étaient  présentes,  et  leurs  prières,  leurs  larmes 
ne  purent  soustraire  le  malheureux  noir  à  Tatroce  fureur  de  ses 
maîtres. 

Cette  hideuse  tragédie,  quelques  années  plus  tard,  fit  les  déli- 
ces d'une  de  ces  soirées  de  White-Hall,  où  Tindolent  Charles  II,  ce 
blasé  spirituel,  avait  appelé,  probablement  avec  quelque  arrière- 
pensée  de  convoitise,  la  jeune  et  intéressante  miss  Johnson.  On 
aime  à  se  la  figurer  timide  encore,  émue,  éloquente,  debout  aa 
milieu  du  cercle  royal  et  racontant  la  mort  de  ce  jeune  homme — 
peut-être  l'amant  de  ses  rêves — aux  frivoles  courtisans,  aux  fem- 
mes perdues ,  qui  entouraient  «  le  joyeux  monarque.  »  Pour  un 
moment  ces  visages  souriants  se  sont  attristés,  pour  un  mo- 
ment ont  frémi  ces  lèvres  que  se  disputaient  Tépigramme  rail* 
leuse  et  les  baisers  menteurs.  Charles  lui-même  subit  l'ascendant 
de  ce  récit  pathétique,  de  ces  souvenirs  poignants  et  comme 
trempés  de  larmes.  Ce  fut  lui,  dit-on,  qui  sollicita  miss  Johnson 
d'écrire  ce  qu'elle  lui  avait  si  bien  raconté.  Il  fut  fait  droit  À  la 
requête  du  prince,  et  c'est  ainsi  que  parut  le  célèbre  roman 
auquel  nous  avons  emprunté  les  passages  déjà  cités  :  Oroanoko 
ou  l*  Esclave-Roi. 

Ce  livre  obtint  immédiatement  un  succès  immense,  et,  vu  la 
différence  des  temps ,  un  succès  égal  à  celui  dont  une  autre 
femme,  bien  différente  d'Afra  Behn,  a  vu  couronner  un  autre 
plaidoyer  en  faveur  de  la  race  nègre.  A  deux  siècles  de  distance, 
ou  peu  s  en  faut,  Oroonoko  et  VOncle  Tom  ont  également  pas- 
sionné deux  générations  qui,  nous  devons  le  croire,  diffèrent 
essentiellement  l'une  de  l'autre.  Ceci  peut  faire  sourire  les 
sceptiques  en  matière  de  progrès,  qui  condamnent  l'humanité 
à  tourner  éternellement  dans  le  même  cycle  d'entraînements 
contradictoires  et  d'irrémédiables  aveuglements.  Notre  inter- 
prétation ne  sera  pas  la  leur,  et  nous  nous  félicitons  simple- 
ment de  retrouver,  après  deux  cents  ans  d'expériences  civi- 
lisatrices ,  la  même  horreur  pour  l'injustice,  le  même  intérêt 
sympathique  pour  les  victimes  de  l'oppression. 

Bien  peu  de  temps  avant  ou  après  la  publication  d'Oroonoko^ 


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LES  FEMMES  DE  LBTmS  DE  l'aNGLETERRE.  47 

^  M  point  n'est  pas  très-nettement  éclairci,  — Afra  Johnson 
fit  son  choix  parmi  les  nombreux  aspirants  qui  se  disputaient 
la  main  de  cette  beauté  si  précoce  et  si  richement  douée.  Ce 
choix  n'eut  rien  de  romanesque.  Elle  épousa  H.  Behn,  riche 
négociant  de  Londres,  et  Hollandais  d'origine,  oe  qui  lui  créa 
des  relations  auxquelles  nous  allons  voir  se  rattacher  peu  après 
uoe  autre  phase  de  cette  carrière  très-compliquée.  Du  reste , 
les  biographies  d'Afra  laissent  dans  Tombre  le  personnage  pure* 
ment  épisodique  dont  elle  accepta  le  nom,  et  qui  eut  le  bon 
goût  de  la  laisser  yeute  et  riche,  un  peu  avant  la  fin  de  Tannée 
1666. 

A  cette  époque,  l'Angleterre  et  la  Hollande  étaient  au  fort  de  ces 
hostilités  auxquelles  avait  donné  lieu,  quatre  ans  après  la  Res- 
tauration, la  rivalité  des  trafiquants  anglais  et  hollandais,  cher- 
chant à  monopoliser,  les  uns  et  les  autres,  cet  horrible  commerce 
de  chair  humaine  qu'ils  avaient  organisé  le  long  de  la  côte  d' Afri- 
que. La  guerre  était  déclarée  depuis  les  premiers  jours  de  l'an- 
née 1 665.  Les  Anglais,  près  de  Lowestoffe,  avaient  remporté  leur 
première  grande  victoire  navale,  chèrement  achetée  par  la  mort 
d  une  foule  d'officiers  distingués  ;  les  Hollandais,  encouragés  par 
liffaiblissement  où  les  désastres  de  la  grande  peste  semblaient 
afoir  jeté  la  nation  superbe  qui  leur  disputait  le  sceptre  des 
mers,  préparaient  silencieusement  leur  revanche.  Algernon  Syd- 
ney et  bon  nombre  d'autres  ennemis  de  la  dynastie  restaurée 
avaient  offert  leurs  services  aux  Etats.  A  Londres  même  s'our- 
dissaient secrètement  des  trames  hostiles.  Le  moment  était  pé- 
rilleux. Ce  fut  alors  que,  sur  la  désignation  du  roi  Charles  II  en 
personne,  Afra  Behn  fut  chargée,  le  croirait-on?  d'une  mission 
quasi  diplomatique.  Moins  ménager  de  sa  réputation ,  nous 
caractériserions  peut-être  plus  nettement  oe  mandat  qu'elle  ac- 
cepta sans  sourciller.  Il  s'agissait  d'aller  en  Hollande,  et  là, 
par  le  moyen  des  nombreux  amis  qu'elle  y  avait,  de  pénétrer 
le  secret  des  expéditions  projetées  contre  l'Angleterre.  Ce  fut 
d'abord  à  Anvers  qu'elle  se  rendit  prudemment,  et,  posant  là 
son  quartier  général,  elle  y  appela  un  de  ses  plus  fervents  admi- 
rateurs, un  riche  négociant  d'Utrecht,  nommé  Van  den  Albert 
ou  Albrecht,  très-considéré  dans  son  pays  et  très-infiuent.  Cet 
homme  avait  naguère  aspiré  à  la  main  de  la  belle  veuve.  Elle  sut 


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48  KEYUE    BRITANNIQUE. 

lui  persuader  paç  d'adroites  coquetteries  qu*elle  ne  se  refuserait 
pas  longtemps  à  ses  vœux,  s'il  lui  témoignait  cette  confiance 
absolue  sans  laquelle  un  véritable  amour  ne  saurait  exister.  Le 
malheureux  donna  pleinement  dans  le  piège,  et,  sans  exiger 
d'arrhes  suffisantes,  ou  se  contentant  peut-être  de  celles  qu'il 
avait  reçues ,  il  livra  le  secret  de  l'Etat,  c'est-à*dire  les  plans 
combinés  entre  de  Witt  et  Ruyter,  à  la  séduisante  et  astucieuse 
observatrice.  Elle  apprit  ainsi  qu'une  expédition  se  préparait 
pour  frapper  au  centre  de  sa  puissance  la  marine  anglaise,  en 
détruisant  les  innombrables  bâtiments  abrités  dans  la  Tamise. 
Cette  nouvelle,  immédiatement  transmise  à  Londres,  y  parut 
d'une  invraisemblance  choquante.  Les  ministres  à  qui  elle  était 
communiquée  haussèrent  les  épaules  avec  dédain  ;  ils  n'y  vi- 
rent qu'une  conception  chimérique  en  rapport  avec  l'efferves- 
cente imagination,  la  crédulité  féminine  du  singulier  agent  qui 
leur  transmettait  ce  renseignement  absurde.  Ils  firent  mieux  ou 
pis.  Ils  laissèrent  lire  le  rapport  d'Afra  aux  gens  les  plus  inté- 
ressés à  la  contredire  d'abord,  et  ensuite  à  prévenir  le  grand 
pensionnaire  qu'il  était  trahi.  Habiles  et  glorieux  politiques  I 

Quelque  temps  après,  de  Witt,  qui,  en  voyant  brûler  sous  ses 
yeux  la  ville  de  Brandaris,  avait  juré  «  par  le  Dieu  tout-puissant  > 
qu'il  tirerait  vengeance  de  cette  insulte,  profila  du  désarmement 
désastreux  auquel  la  pénurie  du  trésor  royal  avait  contraint  la 
marine  anglaise,  et,  dès  les  premiers  jours  de  juin  1667,  Ruyter, 
forçant  le  passage  de  la  Medway,  fit  reculer  Monk  jusqu'à 
Upnor-Castle.  Un  de  ses  commandants.  Van  Ghent,  conduisit  six 
énormes  brûlots ,  sous  la  protection  d'une  escadre  entière,  le 
long  des  rives  mal  protégées,  et  trois  ou  quatre  vaisseaux  de 
première  classe  furent  incendiés  pour  ainsi  dire  en  vue  de  Lon- 
dres. Puis  la  flotte  hollandaise,  réunie  à  la  Nore,  reprit  la  mer 
sans  encombre  et  presque  sans  pertes  *. 

L'orgueil  de  l'Angleterre  fut  rudement  froissé.  Celui  d'Afra 
Behn  ne  Tétait  guère  moins.  Le  mépris  qu'on  avait  fait  de  ses 
indications  si  précises  la  rejetait— du  haut  des  illusions  patrio- 
tiques, qui,  peut-être,  lui  avaient  déguisé  l'ignominie  et  l'odieux 

«  Van  Ghenl  ne  perdit  que  deux  de  ses  bâtiments,  échouée  sur  des  bancs 
vaseux,  et  qu'il  fit  brûler  lui-même. 


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LES  FEMMES  DE   LETTRES  DE  L'ANGLETERRE.  49 

de  son  rôle,  —  au  dernier  rang  des  vils  mercenaires  qui  se  char- 
gent ordinairement  de  le  remplir.  Cette  expérience  politique 
parut  lui  suffire,  car,  cessant  d'inutiles  intrigues,  nous  la  voyons, 
pendant  le  reste  de  son  séjour  à  Anvers,  ne  plus  s'occuper  que 
de  ses  plaisirs.  Une  jeune  et  riche  Anglaise,  spirituelle,  gaie, 
prodigue,  voyageuse  émérite,  poëte  déjà  remarqué,  devait  aisé- 
ment grouper  autour  d'elle,  partout  où  elle  passait,  Télite  de  ce 
qa  on  appelle  le  beau  monde.  Reste  seulement  à  se  demander 
ee  que  ce  monde-là  pouvait  offrir  de  ressources,  en  la  ville  d'An- 
rers,  dans  la  seconde  moitié  du  dix-septième  siècle.  Et  Ton 
n'est  point  porté  à  s'exagérer  les  délices  de  cette  Capoue  hollan- 
daise quand  on  lit  l'étrange  lettre  par  laquelle  un  des  princi- 
paux millionnaires  de  la  ville  s'avisa,  dit-on ,  de  solliciter  la 
main  d'Afra.  «  Beauté  transcendante,  lui  disait  ce  Cicéron  de 
comptoir,  j'ai  longtemps  hésité  à  vous  révéler  les  tempêtes  qui 
dévastent  mon  cœur,  et  à  escalader  de  vive  voix  les  murailles  de 
Totre  tendresse.  Effrayé  de  la  force  de  ces  remparts,  il  m'a  sem- 
blé que  des  approches  régulières  étaient  indispensables,  et  qu'il 
fallait  débuter  par  un  bombardement  à  distance.  Si  mes  obus 
d'amour  lancés  par  les  meurtrières  de  vos  yeux,  éclatant  au 
milieu  de  votre  cœur,  faisaient  sauter  les  magasins  de  votre 
cruauté,  etc.,  etc.  >  Quatre  grandes  pages  sur  ce  ton.  L'échan- 
tillon suffit,  et  peut-être  est-il  de  trop. 

Afra  soutint  héroïquement  ce  siège,  que  les  millions  de  l'en- 
nemi, sinon  sa  prose  imagée,  rendraient  peut-ôtre  dangereux 
pour  certaines  belles  dames  dont  les  romans  contemporains 
étalent  aux  yeux  de  tous  le  désintéressement  passionné.  Elle 
s'en  tint  à  l'aisance  que  l'honnête  Behn  lui  avait  léguée,  et  ne 
voulut  pas  mettre  dans  sa  vie  un  banquier  hollandais  de  plus. 
D'Anvers  elle  alla  vivre  à  Ostende,  puis  à  Dunkerque  où,  fina- 
lement, elle  s'embarqua  pour  retourner  en  Angleterre.  De  nos 
jours,  c'est  une  traversée  assez  prosaïque.  Mais  Afra  était  une 
de  ces  personnes  spécialement  favorisées  du  sort  à  qui  arrivent 
toujours,  de  manière  ou  d'autre,  des  aventures  incroyables.  Ses 
bi(^raphes  racontent,  sans  trop  révoquer  en  doute  ce  merveil- 
leux phénomène,  qu'une  fois  engagés  dans  le  détroit,  et  réunis 
sorte  pont  pour  essayer  des  télescopes  d'invention  nouvelle  que 
Ton  d'eux  rapportait  de  France,  les  passagers  virent  poindre 

8*S^tS.  ^TOMB  I.  4 

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30  REVUE  BATTAff INIQUE. 

sur  les  flots  une  sorte  d'apparition  magique,  qu'ils  prirent  d'd- 
bord  pour  une  illusion  d'optique,  t&ais  dont»  à  mesure  qu'elle 
se  rapprochait  d'eui^  il  leur  détint  impossible  de  contester  la 
réalité.  «  C'était  (nous  copions)  un  édifice  à  quatre  étages,  en 
marbrée  yersicolores^  d'où  s'élançaient  des  rangées  de  colonnes 
tordues,  le  long  desquelles  grimpaient  en  relief  des  pampres  et 
des  fleurs  adbiirablement  sculptés...  Autour  de  ces  colonnes, 
cent  petits  Amours  voltigeaietit  en  agitant  leurs  ailes  diaprées. . .  » 
La  brillante  vision HisparUt  ail  bout  de  quelque  temps  comme 
un  vain  mirage,  et  une  aboibinable  tempête,  lui  succédant 
presque  aussitôt,  poussa  le  bAtimeUt  sur  les  récifs  de  la 
côte  où  il  se  brisa,  fort  heureusement  en  Vue  de  tetre.  Afra  se 
retrouva  ainsi  saine  et  sauve,  quoique  un  peu  fatiguée,  sUr  le 
sol  natal. 

C'est  &  partir  de  ôe  moment  que,  soud  le  pseudonykne  d'As- 
trœa^,  nous  la  voyons,  tnultiplièhl  ses  titres  à  l'attention  pu- 
blique, devenir  pt'esque  aussi  «  concevante  »  que  la  duchesse 
de  Newcastle.  Prose  et  vefrs  s'amoncellent  soUs  sa  plume  infati- 
gable. Elle  publie  un  glrand  poëtae  lyrique  qui  rappelle  de  loin 
les  voluptueuses  effusions  de  Thomas  Moore  :  À  voyage  tû  ihe 
Idands  vflove  (Vbyage  aux  îles  d'Amour).  C'était  là  de  la  passion 
éthérée.  Plus  tard,  quand  elle  aborda,  plus  à  sou  aise,  la  comé- 
die de  mœurs  et  s'y  montra  aussi  court  vêtue,  aussi  leste  que 
l'exigeait  le  goût  du  temps,  on  compara  ces  deux  faces  de  son 
talent  :  Steele  ne  manqua  pas  cette  occasion  d'épigramme.  Il 
disait  d'elle  :  «  Ce  qu'elle  sait  le  mieux  de  l'amour,  c'est  la  pra- 
tique. »  Et  c'est  encore  à  ce  sujet  que  Pope  la  caractérisa  rude- 
ment par  deux  vers  restés  célèbres,  mais  à  peu  près  intradui- 
sibles : 

The  stage  how  loosely  does  Astraea  tread 
Who  fairly  puis  ail  characters  to  bed^. 

Après  ses  poèmes,  ou  pour  mieux  dire  pêle-mêle  avec  eux, 

1  G'étaîl  la  mode  du  leinps.  Toutes  les  femmes  un  peu  connues  avaient  le 
l«ur  :  Orînda,  Rosania,  Leucasia,  Ardelia.  Plus  lard,  et  du  temps  de  Swift, 
nous  retrouvons  encore  SleUa  et  Yanessa. 

*       Du  théâtre  Aslra&a  sait  si  bien  le6  usages, 

Qu^elle  y  fait  dans  leurs  lits  couchêi*  se«  pèr^lirrages. 


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LES  FEMMES   DE   LETTHËS  DE  l'aNGLETERRE.  51 

-carAstrœa  Behn  rimait,  à  mesure  qu'ils  se  produisaient,  tous 
leséfénemenls  un  peu  remarqués  du  temps  où  elle  vécut,  — les 
romans  se  succédaient,  les  uns  originaux,  comme  la  Cour  du 
roi  Bttniam,  Agnès  (Inès)  de  Copiro,  etc.,  les  autres  traduits  du 
français,  et  choisis  parmi  les  plus  décolletés,  ceux  de  Scarron, 
par  exemple,  qui  ne  devaient  guère  s'attendre  à  passer  le  dé^ 
tioit  sous  la  protection  d'une  femme-poëte.  En  revanche,  on 
traduisit  de  même  les  romans  plus  qu'amusants  de  Mrs.  Behn, 
et  il  se  trouva  un  courageux  éditeur  qui,  dans  la  préface  A'A- 
Sni$  de  Castro,  complimentait  Tautebr  de  «  présenter  le  vice 
sous  les  traits  les  plus  odieux,  et  de  faire  respecter  la  vertu.  » 
n  D*est  pas  bien  certain  que  ce  singulier  compliment  ait  étonné 
celle  qui  le  recevait,  et  qu'elle  ait  eu  pleine  conscience  de  l'a- 
Yoir  peu  mérité.  On  ne  peut  trop  se  rendre  compte,  à  une  époque     • 
donnée,  de  ce  qui  a  été,  à  une  époque  antérieure,  tolérable  et 
toléré.  Les  mauvais  livres  d'un  temps  ne  sont  pas  les  mauvais 
litres  d'un  autre.  Les  Romains  et  les  Romaines  de  la  classe  la 
plos  polie  supportaient  (lisez  Martial)  des  énormités  qu'un 
httssard  ivre  trouverait,  de  nos  jours,  excessives.  Qui  nous  don- 
nerait la  liste  exacte  des  lectrices  de  Brantôme  étonnerait  bien 
les  dévotes  marquises  du  noble  faubourg  :  elles  y  retrouveraient 
bon  nombre  de  leurs  plus  chastes  aïeules.  Et  qui  sait  si,  dans 
deux  ou  trois  siècles,  nous  ne  ferons  pas  à  notre  tour  le  scandale 
d'une  génération  mieux  avisée,  qui  passera  froidement  en  revue 
et  les  drames  échevelés  d'il  y  a  trente  ans,  et  les  confidences 
eftontées  d'aujourd'hui;  nos  peintures  du  demi-monde,  nos 
analyses  de  femmes  vendues,  sans  compter  ces  dissections 
médico-humanitaires  où  la  candeur  philosophique  d*un  puissant 
écrivain  étale  si  hardiment  ce  qu'on  était  convenu  de  cacher  à 
tous,  et  de  se  dissimuler  à  soi-même? 

Walter  Scott  —  justement  à  propos  de  la  femme  auteur  qui 
nous  occupe —  a  comme  aperçu  ou  entrevu  cette  transformation 
successive  de  la  pudeur  publique.  «  J'ai  connu,  dit-il  quelque 
part',  une  dame  âgée  et  d'assez  haute  condition,  à  laquelle  je 
dois  de  savoir  que,  à  l'époque  oh  elle  était  jeune,  les  romans  de 
Mrs.  Behn  étaient  aussi  tranquillement  laissés  sur  la  table  de 

t  Vie  de  Swift, 

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52  REVUE  BRITANNIQUE. 

toilette  que  le  seraient  aujourd'hui  ceux  de  miss  Edgeworlh. 
Elle  me  décrivait  très-gaiement  et  très-spirituellement  sa  surprise 
lorsque,  après  un  laps  de  trente  ou  quarante  ans,  un  de  ces  ré- 
cits  d'autrefois  qu  elle  avait  lus,  qu'elle  avait  oubliés,  vint  à 
retomber  sous  ses  yeux.  A  quatre- vingts  ans,  elle  ne  pouvait 
plus  supporter  ce  qui,  à  quinze,  ne  Tavait  nullement  choquée, 
et  ce  que  dévorait  sans  sourciller,  en  ce  temps  éloigné,  l'élite 
du  monde  fashioiMible.  > 

De  ces  romans,  Oroonoko  est  toujours  resté  le  plus  connu. 
Un  assez  médiocre  poète,  Southerne,  le  transforma  en  tragédie, 
et,  sous  ce  nouvel  aspect,  le  roman  populaire  obtint  comme  un 
regain  de  célébrité.  La  vogue  de  la  pièce  dut  être  énorme,  s'il 
est  vrai,  comme  l'affirment  Içs  biographes,  que  les  profits  de 
Southerne  s'élevèrent  à  700  livres  sterling.  Cette  somme,  qui 
représentait  trois  ou  quatre  fois  ce  qu'elle  vaudrait  aujourd'hui, 
passe  et  de  beaucoup  la  limite  moyenne  des  produits  d'une  œu- 
vre de  cette  espèce  à  la  fin  du  dix-septième  siècle.  Et  la  pièce 
de  Southerne  est  restée  au  répertoire  pendant  plus  de  cent  cin- 
quante ans.  On  la  joue  peut-être  encore,  maintenant,  dans  cer- 
tains comtés  des  Trois-Royaumes.  Il  existe  une  traduction  fran- 
çaise de  f  Esclave-Roi,  qui  nous  rappelle  aussi  bien  Bug-Jargal 
que  COncïe  Tom. 

Des  poésies  de  Mrs.  Behn  nous  parlerons  peu.  Elle  a  chanté 
en  vers  ridicules  la  mort  de  Rochesler  (Wilmot)  et  celle  de  son 
digne  patron  Charles  II.  Elle  avait  de  ces  pindaricks  —  comme 
on  les  appelait  alors  —  au  service  de  tous  les  princes  de  la 
terre,  ce  que  nous  lui  pardonnerions  plus  volontiers  si  la  misère 
Teût  réduite,  comme  tant  d'autres,  à  célébrer,  pour  quelques 
guinées,  la  magnanimité,  le  courage,  la  hauteur  d'âme  de  tous 
CCS  pauvres  porte-couronne,  si  plaisamment  encensés,  quoi 
qu'ils  fassent  ou  ne  fassent  pas,  les  uns  à  l'égal  des  autres.  Dans 
ses  effusions  laudalivcs,  nous  ne  voulons  relever  qu'une  pré- 
diction singulièrement  démentie  par  l'événement.  La  femme  de 
Jacques  II  venant  à  se  trouver  dans  cet  «  état  intéressant  » 
dont  les  médecins  de  la  reine  Victoria  nous  ont  si  souvent  en- 
tretenus, Aslrèe  saisit  sa  lyre  fatidique  et,  montant  sur  le  tré- 
pied sacré,  chanle  la  naissance  prévue  du  nouveau  Marcellus, 
autrement  dit,  le  futur  prince  de  Galles.  «  Contemple,  disait* 

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LES  FEIIMES  DE   LETTRES  DE   L^ANGLETERRE.  53 

elle,  inteq>eUant  Theureux  monarque,  contemple  ces  trois  na- 
ti(A)s  prosternées,  Albion,  THibernie  et  la  vieille  Calédonie.  Elles 
Tiennent  abjurer  à  tes  pieds  leurs  anciennes  querelles,  leurs 
murmures  factieux...  Les  merveilles  de  ta  vie  leur  disent  assez 
clairement  que  tu  régneras  à  jamais  !  »  Afin  de  donner  à  cette 
prédiction  plus  de  force,  l'inspirée  multiplie  à  dessein,  en  les 
gradoaRt  selon  leurs  caractères  plus  ou  moins  impérieux,  les 
formules  du  temps  futur  : 

...  Since  from  the  wonders  of  your  life,  t'is  plain 
You  willj  you  shall,  you  must,  for  ever  reign. 

La  date  de  ces  vers  fait  tout  leur  prix.  Ils  furent  écrits  en... 
1688,  c'est-à-dire  à  la  veille  même  du  détrônement  final  des 
Stuarts,  par  le  vœu  presque  unanime  des  «  trois  nations  pro- 
sternées. > 

De  tout  ce  qu'a  écrit  Afra  Behn,  rien,  comme  on  le  voit,  ne 
mérite  de  survivre  si  ce  n'est,  peut-être,  ses  comédies.  Non 
qu'elles  soient,  jl  s'en  faut  bien,— lorsqu'on  les  envisage  comme 
œuvres  d'art,  — dignes  d'une  étude  attentive.  Mais  dans  ces 
pièces,  passablement  absurdes  d'intrigue,  médiocres  de  style, 
parfois  ignobles  à  force  de  licence,  revivent  le  temps  qui  les  in- 
spira et  le  monde  qui  les  applaudit.  Si  la  lecture  des  Mémoires 
de  Gramont  vous  a  laissé  quelque  curiosité  de  cette  singulière 
époque,  et  si  cette  curiosité  n'est  pas  apaisée  par  le  Journal  de 
Samuel  Pepjs,  lisez  les  épigrammes  acérées  de  Dorset  et  les  sa- 
tires obscènes  de  Rochester,  lisez  les  vives  comédies  d'Etberedge, 
et  lisez  aussi,  en  dernière  analyse,  celles  de  Mrs.  Behn.  A  certains 
égards,  elles  peuvent  être  considérées  comme  des  documents 
historiques.  Les  haines  politiques  y  ont  laissé  une  forte  em- 
preinte, une  arrière-saveur.  La  jeune  protégée  de  Charles  II  n'a 
jamais  assez  de  mépris  —  cela  se  conçoit  —  pour  les  Tètes 
Rondes  de  la  république,  jamais  assez  de  sympathie  pour  ces 
brillants  Cavaliers  qui  s'étaient  décerné  à  eux-mêmes  le  surnom 
iherdicks.  Les  Héroïques,  c'étaient  les  vaincus  de  Worcester, 
c  étaient  ces  émigrés  que  leurs  scandaleuses  débauches  faisaient 
chasser  successivement  de  toutes  les  villes  qui  leur  donnaient 
refuge,  c'étaient  les  assassins  de  l'ambassadeur  Dorislaus,  c'é- 
taient ces  mêmes  hommes  qui,  de  retour  dans  leur  pays,  y  rap- 

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54  HEVUS  BEITANNIQUE. 

porlaiaDt  une  corruption  jusqu'alors  inconnue,  des  déborde- 
ments de  mœurs  que  leur  panégyriste  elle-môme  a  dû  stigmatiser 
(en  riant,  il  est  vrai)  dans  plus  d'une  pièces  À  eux  les  rôles 
brillants,  le  langage  noble  et  correct,  le  prestige  de  Télégance  et 
des  grandes  allures.  Quant  à  ces  fiers  lieutenants  de  Cromwell 
qui,  la  Bible  dans  une  main,  Tépée  dans  l'autre,  avaient  rendu 
h  l'Angleterre  tant  de  libertés,  hélas  I  méconnues,  et  tant  de  gran- 
deur trop  peu  comptée,  Lambert,  Fleetwood,  Desborough,  Hew- 
son,  ceux-ci  ne  sont  —  pour  la  belle  et  joyeuse  Afra  —  ni  des 
héros,  ni  même  des  Héroïques.  Ce  sont  des  manants  du  dernier 
ordre,  parlant  un  grossier  patois,  s'abandonnant  en  secret  à 
d'immondes  orgies,  et,  dans  la  chaleur  du  vin,  dansant  comme 
des  cannibales  autour  de  la  table  renversée.  On  va  croire  peut- 
âtre  que  nous  exagérons  ces  insultes  si  étourdiment  jetées  par 
une  évaporée  de  boudoir  à  ces  hommes  qu'on  décimait  et  qui 
marchaient  au  bourreau  tout  aussi  bravement  que  jadis  à  l'en- 
nemi. Mais  on  se  tromperait.  Nous  résumons  en  peu  de  mots 
les  principales  scènes  d'une  comédie,  singulièrement  historique, 
dont  Tintrigue  est  placée  par  Afra  Behn  au  moment  même  où 
allaient  se  développer  les  trames  antirépublicaines  du  fameux 
Monk.  Elle  est  intitulée  :  les  Têtes  Rondes  ou  la  Bonne  vieille 
cause^.  Le  lecteur  curieux  qui  viendrait  à  la  déterrer  dans  la  pous- 
sière des  bibliothèques  y  verrait  à  quel  point  l'esprit  de  parti  peut 
aveugler  ou  mentir.  Point  de  masques,  point  d'allusions,  des 
noms  propres,  l'attaque  directe  comme  du  temps  d'Aristophane. 
Ces  mêmes  hommes  qui,  quelques  années  auparavant,  dispo- 
saient du  sort  de  la  nation,  -^  ces  graves  et  austères  puritains 
dont  le  sang  avait  plus  tard  honoré  les  échafauds  sur  lesquels,  au 
mépris  des  amnisties  jurées,  un  roi  trop  clairvoyant  pour  les 
croire  coupables,  trop  lâche  pour  oser  les  défendre,  les  avait 
laissé  monter,  ^  on  les  insulte,  on  les  bafoue,  après  les  avoir  in- 
dignement travestis  ;  et  la  femme  qui  les  foule  ainsi  sous  sa  pan- 
toufle brodée  ne  comprend  pas  qu'elle  insulte  le  pays  que  ces 
hommes,  choisis  par  lui,  ont  si  glorieusement  représenté.  Et  ce 

*  La  plus  remarquable  est  celle  qui  a  pour  lilre  :  The  Rover,  or  the  Ba- 
nish'd  Cavaliers,  C'est  au  vif  — :  quoique  bien  adoucie  à  cerlains  égards  — 
la  peinture  des  mœurs  de  réniigration  anglaise  durant  Tère  républicaine. 

<  The  HQufidkeads,  or  the  Good  old  came. 


\ 


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LES  FEMMES  DE   LETTRES   OE   l'aNGLETERRE.  &6 

pajs  lui-mâmp,  oublieux  de  ses  choix  comme  de  leurs  services, 
oablieax  surtout  de  la  persécution  qu'ils  ont  si  fièrement,  si 
vaillamment  subie,  laisse  passer  sans  protestation,  que  dis-je? 
aecaeiUe  de  ses  applaudissements  hébétés  les  insolentes  paro- 
dias de  ce  qui  est,  après  tout,  son  histoire.  Quelle  matière  à 
tristes  réflexions  I  et  la  belle  prime  offerte  au  dévouement,  ftu 
désintéressement  politique  ! 

Détournons  les  yeux  de  ce  qui  est  scandale  éhonté,  calomnie 
absurde.  Afra  Behn  ne  saurait  être  discutée  sérieusement,  et 
cependant  on  ne  peut  aborder,  avec  la  légèreté  que  comporte  un 
sQJet  pareil,  la  portion  de  son  œuvre  où,  faisant  appel  aux  pas* 
âoDS  politiques  de  son  temps,  elle  a  confondu  la  limite  des 
genres  et  transformé  la  comédie  en  pamphlet  contre  les  régi- 
ddes  sacrifiés  à  la  réaction  ^ 

Nous  retrouverons  cette  animosité,  r-  mais  à  un  degré  plus 
eiensable,  —  dans  celle  de  ses  pièces  comiques  qui  peut  le 
mieax  servir  de  spécimen  pour  toutes  les  autres.  VHiriiiére 
de  la  Cité*  —  tel  est  son  titre  —  offre  un  tableau  à  peu  près 
complet  de  ee  qu'ont  dû  être  les  mœurs  de  Londres  sous  la 
Restauration.  Sir  Timotby  Treatall,  le  principal  personnage,  est 
un  vieux  chevalier  (knighi)  de  l'opposition,  un  noble  qui  ne 
s'est  pdnt  rallié,  —  un  type  ridicule  et  sacrifié.  Son  neveu, 
Wilding,  jeune  et  franc  tory,  galant  à  la  mode,  spirituel  dé- 
bauché, enfant  gâté  de  la  séduction,  est  au  contraire  le  héros  de 
la  femme  auteur.  Elle  nous  le  montre,  il  est  vrai,  courant  après 
rhéritage  de  son  oncle  et  se  permettant,  pour  se  procurer  les 
actes  qui  le  lui  assurent,  des  tours  de  passe-passe  qui  frisent 

*  Cromwell,  Bradshaw  et  Ireton,  enlevés  de  leurs  tombeaux,  furent,  en 
leet,  le  joar  anniversaire  de  rexécutlon  de  Charles  l*',  traioés  à  Tyburn  et 
pendus.  Le  soir,  ils  furent  décrochés  et  décapités;  leurs  tôles  furent  expo* 
sées  deraot  Westmiaster-Hall  et  les  troncs  enterrés  sous  la  potence.  «  Ce 
spectacle,  dit  Lingard,  fut  pour  les  Cavaliers  un  sujet  d'enjouement  et  de  plai- 
^Dteries.  »  Pour  Vane,  Charles  commua  en  décapitation  la  peine  de  la 
pendaison.  Il  roulait,  sur  Téchafaud  comme  devant  ses  juges,  proclamer  bien 
haotle  bon  droit  de  la  révolution,  mais  le  shériff  lui  arracha  ses  notes  et 
fil  sonner  les  trompettes  pour  couvrir  ses  dernières  paroles.  Vane  fut  exé- 
cuté k  Town-Hill  (le  14  juin  iO&î)  sur  la  place  même  où  vingt  et  un  ans  plus 
lot  Stnfford  avait  péri. 

*  The  Cily  heiress,  or  sir  Timothy  TreatalL 

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56  REVUE    BRITANNIQUE. 

Tescroquerie  de  fort  près.  Il  traite  les  femmes  à  peu  près  ayec 
autant  de  bonne  foi  qu'il  traite  son  vieil  oncle,  et  les  trompe 
tout  aussi  impudemment,  courtisant  à  la  fois  Mrs.  Charlotte 
(l'Héritière  de  la  Cité)  et  ladj  Galliard,  riche  veuve  de  quelque 
alderman,  ce  qui  ne  Tempéche  pas  de  continuer  de  très-bons 
rapports  avec  Diana,  sa  maîtresse  entretenue.  N'importe  :  ses 
opinions  sont  saines  et  ses  habits  du  bon  faiseur.  Lady  Gai- 
llard, beauté  bourgeoise,  ne  tiendra  point  devant  un  si  rude 
adversaire.  Diana  se  fera  la  complice  dévouée  des  trames  qui 
doivent  aboutir  au  mariage  de  son  «  protecteur.  »  Et,  en  fin  de 
compte,  —  morale  excellente,  —  l'Héritière  de  la  Cité,  jeune 
fille  honnête,  que  révoltent  les  vices  de  son  prétendu,  n'en 
tombera  pas  moins,  victime  fascinée,  dans  les  bras  de  l'heu- 
reux monstre.  Il  le  faut  pour  le  plaisir  d'un  parterre  où  les 
puritains  ne  vont  jamais  s'asseoir  ^ 

Sans  entrer  autrement  dans  les  détails  de  l'intrigue,  qui  est, 
selon  l'usage  du  temps,  très-complexe  et  très-embrouillée,  nous 
croyons  avoir  mis  nos  lecteurs  à  même  de  comprendre  quel- 
ques scènes  de  cette  étrange  pièce,  choisie  parmi  celles  qui  ca- 
ractérisent le  mieux  et  lauteur  et  son  temps,  et  les  opinions 
qu'elle  caressait,  et  l'auditoire  dont  elle  briguait  l'approbation. 

La  première  nous  montre  sir  Timothy  rentrant  chez  lui  pour 
y  présider  un  des  riches  festins  qui  servent  à  établir  sa  popu- 
larité. 

...  Ici,  Jervice!...  prenez  moD  épée...  Vous  ètes-vous  enquis^  selon 
mes  ordres,  de  cette  riche  héritière,  la  fille  de  Nicholas  Geltall  ? 

Jervice.  Ah  bien  oui!  monsieur...  Pourquoi  s'enquérir?...  On  ne 
parle  dans  la  ville  que  de  son  évasion  avec  un  des  plus  enragés  torie.^ 
que  nous  ayons. 

Sir  Timothy.  Juste  ciel!...  il  est  donc  vrai?...  C'est  mon  pestiféré 
de  neveu...  Il  la  tient  donc?...  Faut- il  que  la  Providence  laisse  tomber 
tout  rôtis  de  tels  oiseaux  dans  la  bouche  de  ces  pervers?...  En  somme, 
Jervice,  mon  ami,  quelle  compagnie  aurons-nous  à  ma  table? 

Jervice.  Belle,  monsieur...,  belle  et  nombreuse,  vu  que  le  Parle- 
ment  ne  tient  pas  séance. 

8iR  TiMOTHT.  Quels  lords  seront  des  nôtres? 

*  Ou  doit  faire  observer  que  daus  ce  temps-là  les  daines  anglaises  irailaienl 
guère  au  IhéAtre  qu'avec  leur  masque  de  velours. 


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LES  FEMMES  DE   LETTRES  DE  l' ANGLETERRE.  57 

Jektick.  En  fait  de  lords^  monsieur^  je  n'en  vois  aucun. 

Sn  TiMOTHT.  Eh  quoi!  pas  un  seul?...  pas  le  moindre  petit  lord?... 
C'est  du  malheur,  et  le  sort  m'en  veut...  Pas  de  lord!...  Mauvais, 
très-mauvais  présage  !...  Notre  parti  fond  à  vue  d'œil  ..  Quoi,  pas  un 
comte?... pas  un  duc?...  pas  un  marquis?...  non  pas  même  un  lord?... 
Hum  !...  il  va  me  rester  bien  du  vin  sur  les  bras,  et  c'est  une  honte... 
Au  moins,  Jervice,  nous  avons  abondance  de  chevaliers  *  et  de  gent- 
lemen? 

Jervicb.  Pour  des  gentlemen,  je  ne  saurais  trop  qu'en  dire,  mon- 
sieur... Mais  il  y  aura  des  citizens  à  brevet  de  chevaliers,  avec  mesdames 
leurs  épouses  et  mesdemoiselles  leurs  filles. 

Sn  TniDTHT.  A  la  bonne  heure...  Nous  aurons  ainsi  le  placement 
de  nos  roast-beefs  ;  car  on  ne  peut  pas  contester  ceci,  Jervice,  nos  pe- 
tits bourgeois  de  Londres  deviennent,  en  face  d'une  table  bien  servie, 
d'aussi  grands  champions  qu'il  s'en  puisse  trouver  dans  toute  la  chré- 
tienté. 

Jervice.  Et  puis,  monsieur,  nous  aurons  des  curés  non  conformistes. 

Sm  TnfOTHT.  Bon...  ils  feront  table  nette.  L  appétit  du  vrai  protes- 
tant rehausse  la  chère  qu'on  offre  à  ces  vénérables  elders, 

Jravici.  Sans  compter,  monsieur,  les  juges  de  paix  et  les  membres 
du  grand  jury. 

Sir  TmoTinr.  C'est  assez,  Jervice,  c'est  assez...  Tu  me  rassures  com- 
plètement. 

Wilding  a  bien  enlevé  Charlotte,  mais  il  a  de  bonnes  raisons 
—on  va  le  voir — pour  ne  pas  la  risquer  chez  son  oncle.  D'autre 
part,cet  oncle  farouche  a  mis  pour  condition  à  ses  bienfaits  que 
son  vaurien  de  neveu  se  procurerait  per  fas  aut  nefas  un  ma- 
riage avantageux.  En  conséquence,  Wilding  imagine  de  lui 
eonduire,  sous  le  nom  et  à  la  place  de  la  riche  héritière,  cette 
maltresse  à  tant  par  mois,  avec  laquelle  il  va  rompre,  et  dont  il 
peut,  sans  trop  de  péril,  aventurer  la  vertu  déjà  très-com pro- 
mise. Il  se  présente  donc  chez  sir  Timothy,  pendant  que  celui-ci 
organise  les  préparatifs  de  son  grand  dîner,  avec  la  fausse  Char- 
lotte, c*est-à-dire  Diana,  et  une  personne  de  bonne  volonté, 
Betty,  qui  passe  pour  l'institutrice  de  la  prétendue  miss  Gettall. 

WiLDniG.  Je  viens  mettre  sous  votre  bonne  protection,  mon  cher 
'  CheoaUer$  t'entend  surtoat  ici  des  bourgeois  anoblis  et  créés  baronnets. 


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58  REVUE  BRITANNIQUE. 

oncle^  le  plus  précieux  joyau  que  Loudres  puisse  produire...  la  belle 
Mrs.  Charlotte  Gettall*. 

Sir  T|hotht.  Béuédiction  du  ciel  !  la  charmante  personne !...Lady^ 
j'ai  beaucoup  connu  feu  monsieur  vot|*e  honoré  père... 'Si  je  ne  me 
trompe^  nous  avons  eu  le  malheur  de  le  perdre  en... 

DiANA>  embarrassée,  à  part.  S'il  va  nous  entreprendre  là-dessus,  tout 
est  gâté...  (Hatàt,)  Hélas!...  monsieur,.,  ne  prononcez  pas  ce  nom...  Si 
vous  persistez  [pleurant)  y  je  serai  certainement  hors  d'état  de  vous  ré- 
pondre. 

W|LDiNG.  Pour  l'amour  de  Dieu,  mon  oncle^  ne  lui  parlez  pas  de  son 
père  !...  Elle  est  malade  rien  (Jue  de  songer  à  lui. 

Sir  Timothy,  à  part.  Tendre  petit  cœur  !  {Haut.)  Madame,  veuillez  ex- 
cuser... (A  part.)  La  bonne  âme  que  cela  fait!  Je  me  sens  m'éprendre 
d'elle...  J'éprouve  déjà  je  ne  sais  quelle  déjnangeaison  qui  mfe  galope 
par  toutes  les  veines. 

Betty.  Oui,  monsieur,  voilà  tantôt  un  an  qu'il  est  défunt,  le  brave 
alderman...  Et  il  a  laissé  à  sa  ûlle  ici  présente,  ma  bonne  maîtresse 
{versant  des  larmes),  trois  bonnes  mille  gui  nées  de  revenu. 

Sir  Timothy.  Trois  mille  livres  sterling  de  rente  !...  (A part.)  Oh  !  dé- 
cidément, je  suis  très-épris. 

BvrtY,  continuant.  3ans  compter  Targent  eomptapt,  la  yaïaselle  plate^ 
les  bijoux... 

Sir  Tmojm,  à  part.  Je  ^uis  t^nté4#  Téppuser  sur  plac^,  {Haut.) 
Hélas  !...  je  pleurerais  bien  aussi,  moi...  Mais  à  quoi  bon?...  M^int^- 
nant,  neveu,  partez,  et  partez  vite  !...  Il  ne  faut  pas,  comprenez  bien, 
qu'on  vous  voie  de  ce  côté.  (//  le  pousse  vers  la  porte.) 

Wiu)iKo.  Vous  voyez,  monsieur,  ce  que  le  ciel  fait  pour  moi.  Et  que 
de  fois  ne  m'avez-vous  pas  dit  :  Qu^nd  le  sort  t'aidera,  je  t^aiderai  ! 
Ces  actes,  cher  oncle,  par  lesquels  vous  avez  bien  voulu  me  constituer 
l'héritier  de  tout  vot^^  bien,  vous  ma  disiez  ^us^i  que  vous  me  les 
remettriez  4ès  que  je  serais  en  po€^essio^  4'uue  fortune  indépendanta 
qui  me  mettrait  à  paême  de  me  passer  de  vous,oi^  bjen  lorsque  JQ  vou^ 
ramènerais  une  femme  richement  dotée... 

Sir  Tihotht.  Et  je  tiendrai  n^  parole...  Nous  avons  tout  le  temps. 
(//  le  renvoie.) 

WiLDiNG.  Il  est  bien  vrai  que  j'ai  eu  des  torts,  que  j'ai  fait  des  for 
lies...  Mais  je  renonce  à  mes  dissipations,  je  vais  m'établir  au  c^între 
de  cette  pieuse  Cité,  je  vais  me  faire  admettre  dans  la  grande  associa- 
tion... Il  ne  me  manque  pour  cela,  monsieur,  que  les  docu^|e^t$  en 
question,  et  un  bon  certificat  de  vie  et  mœurs  par  vous  délivré. 

^  Le  misif98s  est  accordé  f tr  courtoisie  aux  fiites  4e  knic^U. 

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LES   FEMMES  DE  LETTRES   DE   l' ANGLETERRE.  59 

Sn  TiHOTHT.  Tu  les  auras^  tu  les  auras^  mon  garçon...  Mais  chaque 
cfaoce  en  son  temps...  Va  ton  train^  ne  te  gène  pas,  continue  comme 
par  le  passé,..  Je  te  signerai  tous  les  certificats  du  monde...  Mais 
Ta-t'en  ! 

WaDmG.  Je  m'en  vais,  monsieur...  Mais  les  actes...  il  me  faut  les 
actes...  J'ai  dû  lui  dire,  lui  jurer,  avant  qu'elle  ne  consentît  à  me  sui- 
vre, que  j'étais  votre  héritier  légal. 

Sir  TufOTBT.  Ouais  ^.•  Elle  t'a  jusqu'à  ce  point  acculé? 

WiLDi?iG.  Je'lui  ai  dit  aussi  que  vous  m'achèteriez  un  titre  noble... 
Car  rien  nVlècbe'  vos  demoiselles  de  la  Cité  comme  l'espoir  d'une 

Sm  TwoTHT.  Tant  mieux,  tant  mieu^,,.  {A  part.)  Nous  avons  son  af- 
faire sous  la  main. 

Tout  ti'est  pas  dans  cette  veine  franchement  comique  et  de 
bon  aloi.Wilding,  par  exemple,  sous  un  costume  étranger,  vient 
offirir  à  soa  oncle,  de  la  part  des  Polonais,  la  couronne  de  So- 
biesky.  La  plaisanterie  est  un  peu  risquée,  et  la  crédulité  de  sir 
Tifflotby  poussée  un  peu  loin.  C'est,  au  reste,  il  faut  le  remar- 
quer, une  épigramme  politique»  les  Polonais  passant  alors  pour 
le  peuple  le  plus  facti^]^  de  la  terre,  Cependant  les  intrigues  sa 
croisent  entre  deux  ou  trois  couples  d'amoureux,  dont  nous  n'a- 
vons nommé  que  les  principaui^.  Réunis  dans  une  mascarade, 
ils  s'espionnent,  se  dérobent,  et  sont  victimes  d'une  foule  de 
quiproquo.  Charlotte  surprend  ainsi  un  rendez-vous  donné  par 
lady  Galliard  au  perfide  Wilding.  Ce  rendez-vous  a  lieu,  cepen- 
dant, et  dans  la  chambre  môme  de  la  veuve,  où  elle  est,  dit  la 
pièce,  en  simple  peignoir  [in  undress).  Nous  entendons  alors 
professer  par  Taudacieux  Cavalier  les  doctrines  peu  métapl^ysi- 
ques  de  Famour  à  la  mode.  Les  scènes  précédentes  étaient  en 
vile  prose.  Afra  Behn  a  écrit  celle-ci  en  vers  blancs.  Nous  n'en 
donnons  que  des  extraits  pour  mille  excellentes  raisops  qui 
seront  aisément  appréciées  : 

Ladt  Gallurd.  Homme  insatiable  1 .. .  De  ce  que  je  vous  témoigne 
des  égards  tout  particuliers,  de  ce  que  je  vous  écoute  avec  plaisir,  et 
^ou8  refuse  avec  quelque  peine...,  penchant  fatal,  et  que  je  déplora. .., 
^ubiesse  que  je  ne  me  suis  encore  vue  poup  personne...,  vous  voulez 
poussera  bout  vos  avantages?...  Vous  auriez  le  cœur  de  me  perdre..., 
de  me  compromettre,  de  me  faire  mépriser  et  montrer  au  doigt  ? 

^njbWQ.  Quel  raisonnement  captieux  et  faux  !  Consultez  les  véritables 


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60  REVUE   BRITANNIQUE. 

règles  de  l'honneur.  Est-ce  que,  d'après  elles,  la  beauté  ne  doit  pas  être 
la  récompense  de  l'amour,  non  l'objet  de  quelque  vil  marché,  sanc- 
tionné par  l'Église  pour  quelques  pièces  d'or  qu'on  lui  jette?  Celle-là 
est  infâme  qui,  par  calcul,  admet  à  ses  côtés  un  affreux  manant  qu'elle 
abhorre.  Celle-là,  quelque  douaire  qu'elle  obtienne,  quelques  ser- 
ments qui  lui  soient  faits,  n'est,  après  tout,  qu'une  prostituée  payée 
plus  cher  que  ses  pareilles  du  ruisseau. 

Ladt  Galliard.  Je  ne  comprends  pas  trop  cette  morale  nouvelle. 

WiLDiNG.  Laisse^Dj^i  finir,  et  vous  allez  voir.  Tout  est  vertueux 
dans  les  désirs  d'un  amour  partagé.  Le  ciel,  les  hommes,  peuvent-ils 
s'irriter  du  bonheur  que  nous  nous  donnons  l'un  à  l'autre,  lorsque, 
d'ailleurs,  nous  ne  faisons  tort  à  qui  que  ce  soit?  Pourquoi  vous  re- 
paître de  vaines  chimères  et  vous  laisser  aller  à  des  pressentiments 
que  rien  n'autorise?...  D'ailleurs,  ne  sommes-nous  pas  seulf?...  bien 
enfermés?...  Qui  le  saura? 

Une  si  belle  logique  —  on  la  trouvera  quelque  peu  perfec- 
tionnée dans  les  romans  de  Crébillon  fils  —  ébranle  de  plus  en 
plus  la  résistance  de  lady  Galliard.  Ses  hésitations  deviennent 
plus  marquées.  Chaque  refus,  on  le  voit,  lui  coûte-  davantage. 
Afra  Behn  /i/e  longuement,  et  avec  un  ^gvisio  particulier,  cette 
situation  délicate.  Arrivons  à  Tissue  du  débat,  sans  passer  par 
toutes  les  nuances  de  cette  séduction  ex  professa. 

Ladt  Galliard.  Vous  parlez  bien  aisément  de  renoncera  moi...  Cruel 
que  vous  êtes!...  Cette  parole  vient  d'éveiller  en  moi  les  plus  tristes 
pensées.  Je  les  sens  tomber,  froides  et  lourdes,  sur  mon  cœur  glacé... 
Mon  âme  faiblit  à  l'idée  d'un  tel  malheur...  [Doucement,  et  se  rappro- 
chant de  Wilding.)  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  être  mal  jugée  par  vous. 

WiLDiNG.  Pouvez- vous  l'être  si  vous  ne  m'en  donnez  de  puissants 
motifs? 

Ladt  Galliard.  Quel  cœur  supporterait  la  méfiance  d'un  être  aimé  ? 
(A  part,)  ou  se  refuserait  toujours  à  ce  qu'il  désire?  (Haut,  et  d'un  ton 
plus  doux  que  jamais,)  Donc...  vous  ne  croyez  pas  que  je  vous  aime? 

WiLDDfG.  Vos  rigueurs  me  permettent-elles  de  le  croire  ? 

Ladt  Galliard.  Quel  langage  donner  aux  pensées  coupables  qui 
m'agitent?...  Wilding,  je  ne  saurais  me  faire  à  l'idée  de  cette  désu- 
nion... Je  ne  puis  plus  vous  cacher  ce  qui  me  rend  si  honteuse  vis  à- 
vis  de  moi-même...  Je  crains  de  ne  plus  rien  avoir  à  vous  refuser... 

Wilding.  Céleste  aveu!...  Créature  adorable  !...  Encore,  encore,  en- 
core ces  paroles  enivrantes!  Que  je  les  entende  encore,  et  toujours  !... 


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LES  FEMMES  DE   LETTRES   DE   L'ANGLETERRE.  61 

Ladt  Gallurd.  Mais,  n'est-ce  pas?  vous  n'aimâtes  et  n'aimerez  ja- 
mais Mrs.  Charlotte...  jamais,  entendez-vous?... -jamais? 

WiLDi5G.  Jamais  ! . . .  jamais  ! . . . 

Ladt  Galliard.  Ne  me  regardez  donc  pas  ainsi...  Détournez  les 
yeux... Laissez-moi  vous  dérober  ces  rougeurs  qui,  malgré  moi...  Non, 
je  ne  puis  supporter  vos  regards.  {Pendant  la  fin  de  cette  tirade,  elle  se 
laisse  peu  à  peu  aller  dans  ses  bras^.)  Songez  que  je  suis  à  votre  dis- 
rrétioD...,  que  vous  me  perdez  à  jamais  si. ..  Mais  puisque  je  ne  saurais 
TOUS  convaincre  à  moins  de  ma  sincérité...,  vous  verrez  si  je  vous 
&ime...  Prenez  pitié  de  ma  faiblesse...  ne  songez  qu'à  mon  amour. 

Wuj>i5G.  Le  ciel  m'appartient...  Il  est  tout  entier  dans  mes  bras.  Je 
défie  maintenant  le  sort  de  m'atteindre...  Oui,  destin,  je  te  brave,  et, 
monde  vil,  je  te  dis  adieu.  Laissez-moi  me  plonger  dans  la  douce 
fièvre  d'amour^  enivré  de  désirs  et  délirant  de  bonheur... 

[Exeunt  into  the  bed-^hamber  ;  Wilding  leading  hcr  toith  lus  arms 
about  her,) 

Ne  voilà-l-il  pas  les  vers  de  Pope  —  ceux  que  nous  citions 
naguère  —  parfaitement  éclaircis  et  peut-être  trop  justifiés I 
Laissons  maintenant  retomber  sur  ces  deux  intéressants  per- 
sonnages la  nue  complaisante  qui  dérobait  Jupiter  et  Junon 
auxr^ards  indiscrets,  et  disons  simplement,  afin  de  compléter 
notre  analyse,  que  Wilding  finit  par  épouser  la  riche  héritière 
delà  Cité,  après  s'être  réconcilié  avec  son  oncle,  auquel  il  avait 
préalablement  subtilisé  les  actes  qui  lui  assurent  la  succession 
de  cet  amphitryon  populaire.  Quant  à  sir  Timotby ,  par  suite  d'un 
malentendu  préparé  dans  la  scène  qu'on  a  lue,  il  devient  l'heu- 
reux époux  de  Diana,  «  i'ex-protégée  »  de  son  neveu. 

Dans  une  autre  pièce  d'Afra,  Sir  Patient  Fancy,  on  retrouve 
par  fragments  le  Malade  imaginaire  et  les  Femmes  savantes.  Sir 
Patient  (rArgan  de  Molière)  a  un  fils  et  une  fille,  Léandre  et 
Isabelle.  Il  a  aussi  une  femme,  laquelle  a  un  amant,  cela  va  de 
soi.  Léandre  est  amoureux  de  Lucretia  Nowell,  dont  la  mère, 
lady  Mowell,  est  un  bas-bleu  arrivé  à  maturité,  ce  qui  n'empêche 
pas  cette  savante  dame  d'être  pédamment  éprise  de  ce  même 
Léandre  ;  en  conséquence,  au  lieu  de  lui  donner  sa  fille  qu'il 
aime,  elle  l'a  fiancée  à  un  ridicule  provincial,  sirCredulous  Easy. 

*  CeUe  iadicalîon  scéoique  est  traduite  mol  pour  mol,  comme  on  s'ima- 
gine bien.  Elle  est  d'ailleurs  reproduite  sur  plus  d'uo  théâtre  de  Paris. 


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62  RETUB    BRITANNIQUE. 

Le  frère  de  Lucrelia,  Lodwick  Nowell,  n'a  pfts  manqué,  en  re- 
vanche, de  se  passionner  pour  IsabellaFancy.  Tout  compte  fait, 
quatre  intrigues  réglées,  au  sein  desquelles  le  pseudo-malade 
se  débat  comme  il  peut,  trompé  par  sa  femme,  trompé  par  son 
tils,  trompé  par  sa  fille,  qui  tous  abusent  à  Tenvi  de  sa  chimé- 
rique infirmité.  La  rivalité  de  lady  Nowell  et  de  sa  fille,  toutes 
deux  énamourées  du  même  jeune  homme,  n'est  pas  la  moindre 
indécence  de  cette  pièce,  d'ailleurs  assez  vivement  menée. 

Le  Town  Fop^,  or  sir  Ttmoihy  Tawdrey ,  donne  lieu  aux 
mêmes  remarques.  Seulement,  ici  l'extrême  licence  de  la  pièce 
précédente  dégénère  en  grossièreté.  Nous  n'en  voulons  extraire 
qu'une  sorte  de  définition  du  mariage  dans  le  grand  monde. 
On  veut  faire  épouser  Celinda  Friendlove  au  Town  Fopt  sir  Ti- 
mothy  Tawdrey,  tandis  qu'elle  aimeBellmour,  le  neveu  de  lord 
Plotwell.  La  situation  donnée,  voici  une  des  scènes  : 

SiR  TmoTHT.  La  chose  vaut  faite^  mou  cher  monsieur.  Les  vieux  ont 
arrangé  Taffaire.  Leur  entremise  convient  merveilleusement  à  ces  sortes 
de  négocialions.  Elle  nous  dispense  de  mille  petits  soins  amoureux  qui 
nous  ennuieraient  à  périr. 

Friendlove.  Je  ne  sache  pas,  monsieur,  que  «  les  vieux,  »  comme 
vous  les  appelez,  soient  si  parfaitement  tombés  d'accord. 

Sir  Timothy.  Voudrlez-vous,  monsieur, me  convaincre  du  contraire? 
Ne  savez-vous  donc  pas  bien  que  votre  père,  après  s'être  assuré  de  ma 
fortune,  ainsi  que  cela  est  de  règle,  m'est  venu  attaquer  de  ces  bonnes 
paroles  :  «  Vous  êtes,  sir  Timothy,  gentilhomme  et  baronnet. . .  Je  cou* 
naissais  fort  monsieur  votre  père...,  il  était  mon  trèfi-honoré  voisin..., 
nos  doraaines'se  touchent*..,  j'aimerais  donc,  monsieur,  à  nous  rappro- 
cher encore,  si  la  chose  était  faisable.  »  Ici,  je  me  suis  empressé  de  lui 
couper  la  parole  :  «  Gomment  donc,  monsieur,  tout  Thonneur  sera  pour 
moi,  etc.,  etc.» 

Bellmour,  à  part.  Je  n'en  puis  supporter  davantage...,  un  tel  homme 
épouser  Celinda!... 

Friendlove,  de  même.  De  grâce,  laissez-le  parler. 

Sir  Tihothy.  Il  a  repris  alors  :  «  Je  suis  à  mon  aise.  Je  n'ai  que  mon 
fils  Ned  et  cette  petite  Celinda  que  je  compte  faire  assez  riche  pour  un 
homme  de  votre  rang.  Nous  sommes  à  peu  près  convenus  du  mariage 

^  Fop,  c'est  notre  mot  de  fat  pris  dans  son  acception  la  plus  méprisante. 
Si  Afra  Behn  écrivait  en  1859  et  en  (français,  elle  emploierait  le  mot  gandin 
pour  rendre  exactement  la  même  idée. 


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LES  FEMMES  DE  LËTtAEB  DE  L'aNGLETERRE.  6B 

arec  Totre  honorable  mère,  lady  Tawdrey...  »  Et  moi,  qui  ne  suis  pas 
manchot,  et  qu'on  a  suffisamment  policé,  j'ose  le  dire,  je  l'ai  payé  d'une 
égale  courtoisie  :  «  Je  rends  grâces  au  ciel,  lui  ai-je  dit. ..  Je  proteste..., 
Celindaest  digne...  Non,  ce  n'est  pas  ainsi  que  j'ai  dit...  Celinda  mé- 
rite, oui,  certainement,  elle  mérite  un  meilleur  mari  que  moi.  » 
Friikdlove,  à  part.  Et  vous  disiez  plus  vrai  que  vous  ne  pensiez. 

Plus  tatd«  Bir  Titnothy,  admis  auprès  de  sft  fiancée,  rintei"^ 
roge,  article  par  article,  sur  ses  défauts  et  qualités.  Il  le  fait 
atecun  sans-gêûe,  iin  aplomb  merveilleux»  ainsi  que  le  lecteur 
n  pouvoir  s'en  assurer  i 

SiR  Tmotht.  Etes-vous  capable  d'aimer  ? 

Ckukba.  Comment  donc,  monsieur?...  mais  j'aime  une  fotlle  de 
choses...,  j'aime  les  bonbons...,  j*aime  à  être  entourée  de  gens  qui 
m  adorent...,  j'aime  les  robes  neuves  et  les  pièces  nouvelles...  Enfin, 
comme  toute  vraie  femme,  j'aime  à  ftiire  mes  quatre  volontés. 

Sm  tiKOTHT.  Voilà  qui  est  parler. . .,  voilà  une  éducation  bien  faite  ! . , . 
On  tirera  parti  de  toi,  Celinda.  Avec  de  la  patience,  belle  comme  tu 
es,  nous  ferons  de  toi  une  femme  tout  à  fait  fashionable...  Je  constate 
déjà  des  manières  attrayantes,  un  minois  provocateur,  des  yeux  fripons, 
un  tour  de  tète  langoureux,  bref,  tout  ce  qui  peut  séduire  et  tenter. 

Celinda.  C'est  là  ce  qui  vous  plairait  dans  votre  femme  f 

Sir  Timotht.  Et  pourquoi  non,  palsambleu?...  Pour  qui  donc  me 
prenez-vous,  madame  '?...  pour  un  sot?...  pour  un  niais?...  ou  pour 
nn  stupide  jaloux  à  l'italienne,  dans  le  genre  de  votre  frère?...  Oh  ! 
que  non  pas...  Soyez  bien  tranquille  là-dessus  :  la  femme  que  j'épou- 
serai aura  ses  coudées  libres  et  francbes...  Mais,  jolie  miss,  il  faudra, 
par  exemple,  apprendre  à  bavarder  un  peu  plus. 

CtuioiA.  C'est  que,  voyez-vous,  l'esprit,  les  idées  me  manquent  un 
peu  pour  cela. 

SirTimothy.  L'esprit?...  Ah  bon!...  ah!  très-bien!...  Tespril?... 
Est-ce  qu'on  demande  de  l*esprit  à  une  femme  qui  cause?...  Esprit, 
idées,  ah  bien  oui!...  qui  s'en  occupe?...  Il  ftiut  parler  très-haut  et 
beaucoup,  afin  de  montrer  de  belles  dents  blanches...,  sourire  fré- 
quemment... >  et  avoir  confîance.ii>  beaucoup  de  confiance...,  cela  suffit 
parfaitement...  Ce  qui  est  triste  à  voir,  c'est  une  jolie  femme  tout  de- 
bout à  l'extrémité  d'un  salon,  épluchant  son  éventail  par  contenance, 
et  n'ayant  pas  le  plus  petit  mot  à  dire.,.  Celle  qui  aura  l'honneur  de 

*  Mime  observation  que  ci-dessus.  Le  mot  madame  s^applique  par  cour- 
toisie m  demoiselles  de  haute  naissance. 


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64  REVUE    BRITANmQUK. 

m'apparteuir,  je  lui  donnerai  d'autres  allures,  c'est  moi  qui  vous  en 
réponds. . . 

Les  belles  dames  du  temps  de  Charles  II  ne  se  bornaient  pas 
à  mettre  en  usage  les  conseils  et  les  exemples  galants  de  leurs 
intrépides  maris.  Elles  fêtaient  Bacchus  aussi  volontiers  que 
l'Amour  (l'amour  pratique,  pour  parler  comme  Steele)  :  Pepys 
leur  rend  ce  témoignage,  et  montre  les  plus  grandes  dames 
tenant  tête,  sous  ce  rapport,  aux  célèbres  ivrognes  du  temps, 
Killigrew,  Rochester  et  tutti  quanti.  Afra  Behn  n'a  point  né- 
gligé ce  trait  de  mœurs  contemporaines.  Témoin  ce  passage 
de  la  pièce  intitulée  :  The  False  Count. 

GuiL.  Asseyez-vous  donc^  mesdames...  Isabelle^  quel  air  mélanco- 
lique!... Page,  remplissez,  pour  madame,  un  verre  à  bière. 

Isabelle.  Un  verre  à  bière,  grands  dieux  ! 

GuiL.  Nos  vicomtesses  ne  boivent  jamais  à  moins...  Les  bourgeoises, 
les  femmes  de  citizens,  font  la  petite  bouche,  et  ne  touchent  au  vin  que 
du  bout  des  lèvres,  ce  qui  ne  met  guère  en  honneur  l'hôte  qui  les 
régale...  Mais  une  fois  rentrées  chez  elles,  et  dans  le  secret  du  cabinet, 
elles  n'y  vont  pas  de  main  morte,  allez...  Toute  femme  qui  boit  seule 
vide  lestement  sa  bouteille.  La  gentlewoman,  espèce  de  demi-lody,  ne  se 
livre  que  bien  juste,  et  croit  du  bon  ton  de  laisser  quelque  chose 
au  fond  de  son  verre...  La  femme  de  race,  et  dont  Téducation  est  com- 
plète, absorbe  tout,  et  rubis  sur  Tongle,  par  Jupiter  î 

Isabelle.  Quel  dommage  d'être  instruite  si  tard...,  et  d'apprendre 
ainsi  tout  à  coup  que  l'essentiel  me  manque  pour  avoir  bon  air. 

GiiiL.  Eh  !...  il  faudra  se  griser  incessamment  si  vous  voulez  recou- 
vrer quelque  considération. 

On  retrouve  le  même  trait  de  satire,  avec  quelques-autres 
non  moins  curieux,  dans  une  farce  de  Mrs.  Behn,  intitulée  :  The 
Emperor  of  the  moon  (l'Empereur  de  la  lune),  et  qui  rappelle 
ces  féeries  extravagantes  que  les  directeurs  des  théâtres,  à  Lon- 
dres, ont  baptisées  pantdhiimes.  Arlequin  arrive  de  l'empire  de  la 
lune,  avec  le  titre  d'ambassadeur,  pour  demander  en  mariage, 
au  nom  de  l'empereur  qu'il  représente,  la  fille  du  docteur  Ba- 
liardo.  Le  docteur,  en  père  bien  avisé,  veut  avoir  quelques  ren* 
seignements  sur  les  us  et  coutumes  du  pays  où  règne  son 
futur  gendre. 

Le  uocteuh.  Vos  femmes,  là-haut,  boivent-elles  sec,  mon  cher  mon* 
sieur? 


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LES  FEMMES  DE  LETTRES  DE  L'ANGLETERRE.  65 

AujQiTiH.  Plus  OU  moins j  monsieur^  et  selon  leur  rang...  La  quan- 
tité se  mesure  à  la  qualité. 

Le  Docmm  Tiens  !...  juste  comme  ici...  Mais  vos  hommes  de  haute 
classe,  Tos  meneurs  politiques^  monsieur^  je  présume  qu'ils  sont  aussi 
sobres  qu'instruits  et  prudents? 

ÂiLBQvnc.  A  vrai  dire^  monsieur^  ils  ne  sont  ni  Tun  ni  l'autre...  En 
lennche  ils  sont  pour  la  plupart,  et  cela  vaut  tout  autant,  très- 
orgueilleux  et  très-prodigues  de  promesses.  Tout  solliciteur  qui  vient 
les  flagorner  himiblement  tire  d'eux  de  bonnes  paroles...  Il  est  vrai 
que  de  longtemps,  en  échange  des  révérences  qu'il  leur  prodigue,  il 
n'en  tirera  autre  chose...,  à  moins  pourtant  qu'il  ne  sache  choisir  le 
temps  et  Foccasion  de  les  intéresser  à  sa  cause  par  quelques  bons  pré- 
sents de  nature  solide  !...  ce  qui  ne  les  empêche  pas,  monsieur,  de 
oier  très-haut  contre  la  corruption. 

Ia  DocnuR.  Tiens^  tiens  !...  absolument  comme  chez  nous...  Main- 
tenant, monsieur,  veuillez  donc  me  dire  comment  ces  grands  person- 
nages vivent  avec  leurs  femmes. 

AujQtni .  De  la  manière  la  plus  noble,  monsieur.  Mylord  a  son  car- 
rosse, et  mylady  sa  voiture.  Mylord  a  son  lit  et  mylady  le  sien.  Il  est 
très-râie  qu'ils  se  voient,  à  moins  qu'il  ne  leur  arrive  de  se  rencontrer 
en  visite,  au  parc,  au  Mail,  à  la  promenade,  ou  à  la  table  de  bassette, 
et  ]à  même  ils  se  quittent  bienU^t,  l'un  allant  chez  sa  mattresse,  l'autre 
se  rendant  i  la  comédie. 

Li  DOCTEUR.  La  plaisante  rencontre  !...  C'est  tout  à  fait  ce  que  nous 
TGvons. 

AitEQrnr,  continuant.  Que  si,  s^entétantau  jeu,  mylady  a  perdu  plus 
qu'il  n'y  a  dans  sa  bourse,  elle  emprunte  de  quelque  bellâtre  amou- 
reux, lequel,  à  partir  de  là,  conçoit  les  plus  douces  espérances.  En  ef- 
fet, de  manière  ou  d'autre,  il  est  sûr  d'être  payé,  et  ce,  à  la  première 
occasion. 
Lk  DocrsuR.  Toujours  comme  chez  nous. 

ÂUEQucc.  Quant  aux  jeunes  cadets  qui  ont  la  poche  bien  garnie,  ils 
ne  s'épargnent  vraiment  pas,  et  poussant  à  bout,  le  plus  vite  qu'ils 
peuvent,  toutes  les  ressources  de  leur  nature,  ils  sacrent,  courent  les 
femmes,  boivent,  et  empruntent  aussi  longtemps  que  les  usuriers  de 
la  Cité  veulent  bien  de  leur  signature:  Ils  ne  s'arrêtent  enfin  qu'après 
ïToirbien  gagné,  les  uns  le  titre  de  sacripant,  les  autres  celui  d'escroc, 
^t  deviennent  alors  pour  leurs  amis  Un  objet  de  pitié,  pour  leurs 
loaltresses  un  objet  de  mépris,  puis,  au  bout  de  quelque  temps,  tantôt 
d'une  f^on,  tantôt  de  l'autre,  quittent  ce  monde  éphémère. 
Lb  mkteur.  Juste,  juste  comme  chez  nous. 

8'StaB.— TOMBI.  5 

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66  RETUB   BRITANNIQUE. 

ARLEorm.  Pour  ce  qui  est  du  Ijourgeois,  monsieur,  l'hoinmo  do  cour 
le  remplace  auprès  de  sa  femme...  Le  marchand,  en  revanche,  soutire 
tous  les  biens  du  gentilhomme,  jusqu'à  ce  que,  riche  assez  pour  ma- 
rier noblement  sa  tille,  il  restitue  de  cette  façon  à  la  gent  aristocrati- 
que ce  qu'il  avait  su  lui  dérober...  Il  le  lui  restitue,  dis-je,à  moins  que 
la  prodigalité  galante  de  la  bourgeoise  n'ait  ruiné  monsieur  son 
époux...  Et  c'est  ainsi  que  va  le  monde...  à  la  ronde. 

Le  docteur.  Exactement,  exactement  comme  but  notre  planète...  Les 
hommes  de  talent,  monsieur,  les  hommes  de  mérite  n'auraient-ils  pas 
che2  vous  quelque  chance  d'avancement  ? 

Arlequin.  Talent,  mérite?...  Je  ne  connais  pas...  Une  belle  livrée,  un 
nœud  do  cravate  artistement  combiné,  voilà  de  vrais  titres.  Les  grands 
n'avancent  volontiers  que  leurs  laquais  et  leurs  valets  de  chambre. 

Le  docteur.  Par  ma  foi,  c'est  comme  ici. 

Au  milieu  de  toutes  ces  comédies  qui  nous  font  vivre  parmi 
les  débauchés  de  Londres,  les  femmes  qu'ils  trompent,  les  maris 
qu'ils  déshonorent,  les  agents  de  leurs  prouesses  galantes,  les 
fournisseuK  de  leurs  folles  prodigalités,  le  lecteur  attentif  en 
distinguera  une  dont  la  scène  se  passe  dans  ces  lointaines  ré- 
gions où  s*était  épanouie  la  jeunesse  d'Afra.  Un  instant,  nous 
avons  cru  y  trouver  quelque  délassement  d'esprit  et  de  cœur, 
quelque  retour  gracieux  vers  ce  temps  de  la  vie  de  Tauteur,  où 
les  pompes  de  la  nature  exaltaient  à  la  fois  et  son  imagination 
mobile  et  les  premiers  battements  de  son  cœur  ému.  Hélas  1  la 
désillusion  a  été  prompte.  Cette  pièce,  the  Widou)  Ranter ^ 
n'est  qu'une  satire  grossièrement  ébauchée  et  une  de  ces  spé- 
culations littéraires  que  le  vrai  talent  hésitera  toujours  à  se 
permettre.  Une  conspiration  contre  la  domination  anglaise,  ve- 
nant à  éclater  dans  l'Etat  de  Virginie,  —  c'est  celle  qui  a  pris 
le  nom  de  son  chef,  le  colonel  Nathaniel  Bacon,  Bacon  s  rébel- 
lion, —  avait  vivement  préoccupé  l'attention  publique  ;  on 
s'inquiétait  de  la  mauvaise  administration  des  colonies,  qui 
prétait  ainsi  matière  à  de  périlleuses  révoltes,  —  absolument 
comme  on  s'inquiète  aujourd'hui  des  Indian  mismanagemenls. 
Afra  saisit  l'occasion  de  mettre  à  profit  ce  qu'elle  avait  pu  ap- 
prendre, durant  son  long  s^our  à  Surinam,  des  abus  qui  vi- 
ciaient les  institutions  coloniales.  De  plus,  elle  devait  trouver 
un  certain  plaisir  à  médire  de  ces  pionniers  anglo-américains, 


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LES   FEMMES  DB   LETTRES   DE   L*ANGLETERRE.  67 

presque  tous  issus  de  souche  puritaine.  C'est  donc  avec  une  cer- 
taine curiosité,  mais  sous  toutes  réserves,  qu'on  peut  feuil- 
leter cette  prétendue  étude  de  mœurs,  où  on  nous  étale  avec 
une  exagération  évidente  les  infirmités  de  la  république  fu- 
ture, alors  encore  dans  les  langes  de  Tautorité  métropoli- 
taine, mais  qui  devait,  cent  ans  plus  tard,  prendre  une  revan^ 
che  si  éclatante.  Ce  qu'Afra  Behn  reproche  aux  ancêtres  de 
Washington,  c'est  la  prévarication  dans  l'exercice  de  Tautorité 
et  l'amour  des  titres  militaires  sans  le  courage  que  ce  genre  de 
lanilé  doit  faire  supposer.  Peut-être  pensera-t-on  avec  nous 
que  l'état  actuel  des  tribunaux  et  de  l'armée  aux  Etats-Unis  ne 
confirme  pas  autrement  ces  censures  rétrospectives.  Rien  n'é- 
tablit que  les  juges  soient  là  plus  corruptibles  qu'ailleurs,  et 
on  a  eu,  ce  nous  semble,  assez  de  preuves  que  les  soldats,  voire 
les  milices  nationales,  y  font  assez  bien  leur  métier. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  qu'Afra  Behn  ait  pris  impunément 
toutes  les  licences  que  nous  avons  dû  relever.  Les  critiques  que 
son  théâtre  nous  a  suggérées  pâlissent  auprès  de  celles  dont  ses 
contemporains  —  et  ses  rivaux  plus  particulièrement  —  l'acca- 
Mèrent  àl'envi.  Mais  ils  n'avaient  point  affaire  à  une  femmelette 
hcilement  effarouchée.  Elle  traita  fort  lestement  les  scrupules 
pudiques  dont  s'armaient  tout  à  coup,  pour  l'en  accabler,  les 
écrivains  dont,  en  somme,  elle  ne  faisait  que  continuer  la 
tradition  et  imiter  le  dévergondage.  Pour  un  trait  qu'ils  lui  dé- 
cochaient elle  en  eut  toujours  au  moins  deux  à  leur  service, 
et  contre  eux ,  contre  eux  seulement,  il  lui  est  quelquefois 
arrivé  d  avoir  raison.  Il  convenait  bien  à  Rochester,  à  Etheredge 
et  à  leurs  pareils,  il  convenait  bien  même  à  Dryden,  de  pro- 
tester, au  nom  de  la  décence,  contre  les  légèretés  outrées  de 
Mrs.  Behn.  A  la  vérité,  ils  revendiquaient  pour  eux  le  privilège 
exclusivement  viril,  à  ce  qu'il  parait,  de  certaines  témérités  et 
de  certaines  licences  ;  mais  elle  n'acceptait  point  cette  dis- 
tinction plus  subtile  qu'équitable,  et  réclamait  hardiment  le 
Jroit  qu'ils  entendaient  lui  dénier  de  prêcher  dans  les  mêmes 
termes  qu'eux  Fimmoralitédont  ils  auraient  voulu  conserverie 
monopole.  Après  elle,  la  même  inconséquence  a  été  relevée  en 
ce  qui  la  concerne,  et  on  a  justement  remarqué  que  Pope,  qui 
d'un  distique  sanglant  —  nous  l'avons  cité  —  flétrit  sa  mémoire, 

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68  REVUE  BRITANNIQUE. 

dédiait  en  même  temps  son  plus  important  ouvrage  à  un  écri- 
vain comique  des  moins  chastes  ;  à  Congrève,  et  c'est  tout  dire. 

Les  témoignages  contemporains  sur  le  caractère  privé  d'Afra 
concordent  assez  entre  eux,  sauf  les  épigrammes,  dont  il  se 
faut  méfier.  Ils  nous  la  représentent  tous  comme  d'humeur 
gaie,  généreuse,  incapable  de  longues  rancunes,  obligeante, 
spirituelle,  causant  avec  feu,  peut-être  avec  trop  d'éclat  et  de 
bruit;  une  bonne  créature,  le  cœur  sur  la  main,  aussi  peu 
prude  que  possible,  par  exemple,  et  cela  dans  un  temps  où  on 
passait  pour  prude  à  fort  bon  marché.  Elle  ne  décourageait 
nullement  les  assiduités,  elle  permettait  beaucoup  d'espérances; 
mais  on  nous  assure  qu'après  s'être  amusée  des  étourdis  qui  les 
avaient  conçues,  elle  savait  fort  bien,  s'ils  se  rendaient  incom- 
modes, donner  brusquement  congé  à  leur  impertinence.  Ri- 
goureusement parlant,  ceci  n'est  point  impossible.  Or,  la  sévé- 
rité du  temps  et  du  monde  où  elle  vivait  n'allait  guère  au  delà, 
et  n'allait  pas  toujours  si  loin. 

Afra  mourut  singulièrement,  s'il  est  vrai,  comme  l'affirme  un 
poète  du  temps  *,  qu'elle  s'épuisa  de  fatigue  à  traduire  le 
sixième  livre  des  Plantes  de  Cowley,  et  succomba  sans  avoir 
terminé  ce  travail.  D'autres  disent,  il  est  vrai,  qu'une  mala- 
dresse de  médecin  abrégea  sa  vie.  Le  fait  est  qu'elle  était  en- 
core dans  la  force  de  l'âge,  lorsque,  le  16  avril  168Ô,  elle  ter- 
mina soudainement  sa  bruyante  et  brillante  carrière.  Elle  aussi, 
comme  la  duchesse  de  Newcastle,  obtint  les  honneurs  de  West- 
minster-Abbey.  Au-dessous  de  son  nom  et  de  la  date  de  sa 
mort,  on  lit,  sur  le  marbre  qui  la  recouvre,  ces  deux  méchants 
vers  : 

Hère  lies  a  proof  that  wit  can  bo 
Defence  enough  against  mortalitie  ^. 

Encore  faut-il,  pour  vérifier  la  justesse  de  cet  axiome  banal, 

se  rappeler  que,  si  l'auteur  d'Oroonoko  est  à  Westminster,  on 

n'a  pas  pu  y  faire  admettre  l'auteur  de  Don  Juan  et  de  Beppo. 

E.  D.  F.  (Relrospective  Revieto  ;  —  Jeaffreson's  Noveh  and  NoveUsts,) 

*  Weslley. 

*  Ci-gît  une  preuve  que  Teiprit  peut  êlrc  une  garantie  sufOsante  d*ini- 
iDoitalilé. 


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NOTES  HISTORIQUES.  69 


NOTES  HISTORIQUES. 


L  ANNIVERSAIRE   DU   30   JANVIER   1649   EN  ANGLETERRE. 

Nos  lecteurs  doivent  nous  excuser  si  nous  leur  rappelons  quel- 
quefois que  la  Revue  Britannique  est  un  recueil,  sinon  tout  à  fait 
impartial,  au  moins  assez  fidèle  au  principe  éclectique  de  son 
origine  pour  pouvoir  se  rendre  Técho  non^solidaire  de  quelques 
opinions  contradictoires.  Le  directeur  laisse  toute  la  liberté  pos- 
sible non-seulement  aux  auteurs  anglais  dont  la  Revue  est  Tin- 
terprète,  mais  encore  à  ses  collaborateurs  français.  Ainsi,  quoi- 
que ce  soit  lui  qui  ait  fourni  tous  les  documents  de  Tarticle 
k$  Femmes  de  lettres  en  Angleterre  ;  quoique  historien  du  der- 
nier épisode  des  guerres  civiles  d'Angleterre,  qui  ont  abouti  à 
lexpakion  définitive  de  la  dynastie  des  Stuarts  ;  quoique  pro- 
fessant pour  cette  dynastie  une  sympathie  respectueuse  (  sans 
avoir  trahi  dans  son  histoire,  il  Tespère,  les  droits  supérieurs  de 
la  liberté  politique  et  de  la  liberté  religieuse),  il  a  laissé  au 
rédacteur  dudit  article  toute  latitude  pour  exprimer  une  sympa- 
thie entièrement  contraire.  Ce  collaborateur  ne  trouvera  pas  non 
plas  extraordinaire  que  le  directeur  de  la  Revue  Britannique^ 
et  rhistorien  de  Charles-Edouard,  rappelle,  à  un  point  de  vue 
eiclosivement  historique,  ou  politique,  s'il  Taime  mieux,  que, 
josqu^à  Tannée  dernière,  VAngleterre  libérale  et  protestante  elle- 
même,  sous  le  règne  de  quatre  souverains,  héritiers  de  la  révo- 
lution de  1688,  a  protesté  officiellement  contre  les  principes 
républicains  et  le  régicide  de  1649  par  l'observation  religieuse 
da  fatal  anniversaire  de  ce  mois-ci,  mois  néfaste  pour  les 
Boorbons  en  France,  comme  pour  les  Stuarts  en  Angleterre. 

Aujourd'hui  encore  les  rites  de  cet  anniversaire  doivent  être 
observés  à  huis  clos  dans  quelque  vieux  château,  ne  fût-ce 
que  dans  celui  de  l'illustre  naturaliste  Watterton,  dont  nous 
tenons  à  honneur  d'avoir  été  l'hôte  bienvenu.  Nous  allons  très- 
simplement  reproduire  ici  quelques  notes  curieuses  que  nous 
avions,  dans  le  temps,  voulu  joindre  à  un  récit  de  l'exécution 


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70  REVUE  BRITANNIQUE. 

de  Charles  P',  où  nous  hasardions  quelques  conjectures  sur 
le  bourreau  masqué,  dont  le  nom  est  resté  un  problème  histo- 
rique comme  celui  de  Vhomme  au  masque  de  fer. 


«  Prenez  garde  à  la  hache  !  dit  le  roi  à  quelqu'un  qui  s'en  était  trop 
approché  ;  prenez  garde  à  la  hache,  je  vous  prie.  »  Puis,  parlant  au 
bourreau,  qui  était  masqué^  il  lui  dit  :  «  Je  no  ferai  qu'une  courte 
prière,  et  après  que  j'aurai  levé  les  mains »  Quand  laléte  fut  tran- 
chée et  montrée  au  peuple,  on  n'entendit  que  des  gémissements,  de 
tristes  murmures  et  des  sanglots.            {Mémoires  de  lord  Claretidon,  ) 


En  1735,  se  réunissait  encore  à  Londres  le  fameux  club  régicide 
de  la  Tête  de  veau*.  Entre  autres  toasts  du  dîner  annuel,  on  y  buvait  à 
la  pieuse  mémoire  d'Olivier  Cromwell!  à  la  glorieuse  aniiée  1648  !  et  au 
BOURREAU  MASQUÉ  !  Une  fois,  les  membres  de  ce  club,  qui  banquetait 
habituellement  dans  une  taverne  de  Suffolk-Street,  firent  un  feu  de 
joie  au  milieu  duquel  ils  jetèrent  une  tète  de  veau  entourée  d'une 
serviette,  et  adressèrent  leurs  toasts  à  la  foule  attirée  devant  la  porte 
du  club.  La  foule  applaudit  d'abord ,  mais  finit  par  s'indigner,  cassa 
les  vitres,  et  il  fallut  appeler  la  garde  pour  Tempôcher  d'aller  plus 
loin.  (Hone's  every  day  Book,) 


Ce  n'est  que  depuis  1859  que  le  30  janvier,  jour  du  martyre  de 
Charles  I?',  a  cessé  d'être  un  jour  de  jeûne  et  d'humiliation  pour 
toute  l'Angleterre.  Jusqu'à  cette  année  le  calendrier  anglican  et  le  li- 
vre des  prières  officielles  l'indiquaient  également  comme  le  jour  du 
martyre  du  roi  Charles.  Plus  d'une  fois  (et  entre  autres  le  2  mars  1772) 
il  s'était  trouvé  au  Parlement  quelques  membres  qui  faisaient  et  sou- 
tenaient la  motion  d'abolir  cet  anniversaire  ;  mais  la  majorité  avait 
toujours  repoussé  la  motion. 


William  Lilly  Tastrologue,  dans  ses  Mémoires,  écrits  par  lui-môme, 
après  avoir  dit  que,  lorsque  le  corps  de  Charles  1"  fut  ouvert,  ses  or- 
ganes étaient  assez  sains  pour  qu'il  eût  pu  vivre  jusqu'à  la  plus  ei- 

^  Les  révolution uaires  de  1648  trouvaient  une  ressemblance  frappante 
entre  la  tète  du  roi  Charles  l*^  et  une  tête  de  veau.  Van  Dyck  ne  s*en  était 
pas  aperçu  en  faisant  le  portrait  dn  monarque. 


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NOTES  HISTORIQUES.  71 

tiéme  vieillesse^  ajoute  :  «  On  a  curieusement  demandé  qui  lui  tran- 
cha la  tête  :  je  ne  suis  pas  autorisé  à  parler  de  pareilles  choses  ;  je 
puis  seulement  dire  ceci  :  Celui  qui  le  fît  est  aussi  vaillant  et  résolu 
qu'homme  qui  vive  et  c'est  quelqu'un  qui  a  une  fortune  assez  belle. 
Pour  moi^  je  crois  que  Charles  1*'  ne  fut  pas  le  pire,  mais  le  plus  in- 
fortuné des  rois.  » 


Ailleurs,  Lilly  raconte  encore  :  a  Le  second  dimanche  après  la  déca- 
pitation de  Charles  !•%  Robert  Spavin,  secrétaire  du  général  Cromwell 
en  ce  temps-là,  s'invita  à  dîner  chez  moi  et  m'amena  Anthony  Pierson 
avec  quelques  autres  convives.  Pendant  tout  le  dîner,  la  conversation 
n>ula  principalement  sur  la  personne  qui  avait  tranché  la  tête  au  roi. 
L^un  disait  :  C'est  le  bourreau  ordinaire  ;  un  autre  :  C'est  Hugh  Peters. 
On  cita  encore  d'autres  noms,  mais  sans  que  la  question  fût  résolue 
par  aucim  des  interlocuteurs.  Robert  Spavin,  aussitôt  après  le  dincr, 
me  prit  la  main^  et,  m'entraînant  vers  la  fenêtre  du  midi,  me  dit  : 
*  Ils  se  trompent  tous  ;  aucun  n'a  nommé  celui  qui  a  fait  la  chose  : 
«  r'est  le  colonel  Joyce.  J'étais  dans  la  chambre  lorsqu'il  s'équipa  en 
•*  conséquence  ;  je  restai  derrière  lui  pendant  l'acte  même,  et,  quand 
t  ce  fut  fini,  m'en  allai  avec  lui.  Cela  n'est  connu  que  de  mon  maître 
<  Cromwell,  du  commissaire  Streton  et  de  moi.  » 


D'après  une  note  de  sir  Walter  Scott,  une  tradition  attribuait  au 
comte  de  Stairs  le  rôle  du  bourreau  masqué.  Le  fait  est  que  le  bour- 
reau masqué  est  toujours  resté  anonyme;  les  uns  accusaient  tel  per- 
•î^mnage  qu'ils  voulaient  rendre  odieux  au  parti  royaliste,  tandis  que, 
dans  le  parti  contraire,  tel  autre  personnage  se  vantait  quelquefois 
a  un  acte  dont  il  n'était  peut-être  que  le  complice. 


La  couronne  des  Stuarts  (nous  n'osons  pas  dire  celle  d'Angleterre) 
se  trouve  avoir  aujourd'hui  pour  héritiers  légitimes  François  V,  duc 
de  Hodène,  prince  régnant,  et  qui  n'a  pas  d'enfants,  mais  dont  les 
deui  sœurs  ont  épousé,  l'une  (Thérésa)  le  comte  de  Chambord,  et 
laulre  (Maria)  don  Juan  d'Espagne,  frère  du  comte  de  Montemolin. 
Les  enfants  de  M"**  la  duchesse  de  Parme  ont  pour  aïeule  une  des 
princesses  de  la  maison  de  Savoie  qui  un  moment  a  primé  la  maison 
de  Modène,  en  ce  qui  concerne  la  couronne  d'Angleterre. 


Noos  pourrions  ajoutera  ces  divers  paragraphes  un  poëme  inédit, 

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72  REVUE    BRITANNIQUE. 

dont  nous  ne  citerons  que  les  derniers  vers^  qui  donnent  une  solution 
tout  à  fait  jacobite  au  problème  du  bourreau  masqué  : 

Hélas  I  bien  sombre  aussi  trop  souvent  est  l'bistoire  :  * 

Que  de  spectres  de  deuil  pour  un  spectre  de  gloire 

Dans  son  miroir  magique  affligent  le  regard  I 

Que  d'innocents  martyrs!  que  de  saintes  Yîctimes!... 

Arrêtez,  arrêtez,  assassins  de  Sluart!... 

t  Frappez!  crie  une  Toix  qui  sort  des  noirs  abîmes. 

—  Absent  est  le  bourreau.  >  Mais  du  goufTre  d'enfer 

La  même  voix  répond  :  c  Le  bourreau  n'est  qu'un  lâcbe 

Qui  de  ce  crime  a  peur  !  Moi-même,  Lucifer, 

Je  serai  le  bourreau  :  donnez,  donnez  la  hache  !  » 

Oui,  ce  bourreaulmasqué,  dont  nul  ne  sut  le  nom^ 
omplice  de  GromweU,  oui^  ce  fut  un  démon. 


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STATISTIQUE.—  6É08RAPHIL  —  MŒURS. 


QUELQUES  NOTES  SUR  LE  MAROC  '. 


L'expédition  des  Espagnols  contre  le  Maroc  a  excité  en  Angleterre 
certaines  préoccupations  inquiètes  et  jalouses,  dont  quelques  journaux 
et  quelques  recueils  périodiques  ont  à  plaisir  exagéré  Texpression.  La 
discussion  libre  permet  heureusement  aux  Anglais  d'entendre  toutes 
les  opinions  contradictoires,  et  nous  aimons  à  constater  qu'il  s'est 
trouvé  aussi  des  recueils  qui  ont  osé  envisager  la  situation  réciproque 
de  l'Espagne  et  de  l'empire  marocain  à  un  point  de  vue  plus  impartial. 
Nous  devons  signaler  entre  autres  le  New-Monthly  Magazine  de  ce  mois 
qui  proclame  hautement  que,  quelles  que  soient  les  complications  éven- 
tuelles de  l'invasion  du  Maroc>  «  on  ne  saurait  nier  que  l'existence  d'un 
pays  de  fanatiques  également  hostiles  au  christianisme  et  à  la  civilisa- 
tion, un  pays  de  musulmans^  pillards  sur  terre  et  pirates  sur  mer,  pou- 
Tant  exercer  impunément  leur  brigandage  à  l'entrée  de  la  Méditerra- 
née, est  une  honte  et  un  péril  que  l'Europe  ne  doit  pas  tolérer  plus 
longtemps.  »  Le  même  recueil  ne  craint  pas  d'ajouter  que  si  le  péril 
est  moindre  pour  l'Angleterre,  qui  peut  surveiller  ses  intérêts  du  haut 
du  rocher  de  Gibraltar,  la  honte  est  double  pour  elle,  quand  elle  s'ex- 
pose à  être  taxée  de  connivence  avec  ces  ennemis  nés  de  la  société  euro- 
péenne. Le  NeW'Monthly  Magazùie  se  fait  fort  de  l'autorité  du  voyageur 
Richardson,  dont  on  publie  justement  im  ouvrage  posthume  sur  le  Ma- 
roc *,  avec  une  introduction  par  le  capitaine  Cave,  officier  anglais,  qui, 
dans  un  ouvrage  récent  sur  l'Algérie,  a  parlé  de  la  France,  et  surtout  de 
notre  année  française  en  Afrique,  avec  une  consciencieuse  estime,  su- 

'  Travels  in Moroeco^  by  the  late  James  Richardson,  2  vol.  London,  1859. 
Le  Sew'Mànthly  cite  aussi  Touvrage  de  M.  J.  Rey  :  Souvenirs  d*un  voyage 
ou  Maroc.' — L'année^demière,  miss  Murray  a  publié  à  Londres  :  Un  Artiste 
ms  Maroe^  etc.,  etc. 


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74  REVUE   BRITANNIQUE. 

périeure  à  toutes  les  préventions  de  la  jalousie  nationale.  Les  notions 
suivantes  sont  tirées  principalement  d'un  article  du  Fraser- Magazine 
antérieur  à  celui  du  Ncw-Monthly  ;  n^ais  nous  avons  borné  notre  extrait 
aux  documents  statistiques^  au  risque  de  modifier  ainsi  l'article  lui- 
même  dans  le  sens  de  celui  du  New-Monthly  qui  n'a  paru  que  lorsque 
notre  traduction  était  déjà  terminée. 


Depuis  le  médecin  Lemprière,  qui  écrivait  en  1790,  jusqu'à 
l'amiral  Smylh  en  1850  ,  tous  les  voyageurs  qui  ont  parcouru 
l'empire  du  Maroc  vantent  à  la  fois  la  beauté  de  son  climat,  la 
fertilité  de  son  sol  et  les  nombreux  éléments  de  sa  richesse  na- 
turelle. La  brise  de  mer  qui  règne  sur  le  littoral  y  rafraîchit 
incessamment  l'atmosphère,  tandis  que  la  haute  chaîne  de 
l'Atlas,  courant  parallèlement  à  la  côte,  arrête  les  vents  brûlants 
du  désert.  Vers  le  sud,  il  est  vrai,  l'action  du  soleil  est  dévorante; 
mais  dans  toute  cette  région  méridionale,  et  particulièrement 
dans  les  environs  de  la  ville  de  Maroc,  les  sommets  toujours  nei- 
geux des  montagnes  tempèrent  la  chaleur.  «  Le  climat  du  Maroc 
est  doux  et  salubre,  »  écrit  Smyth  ;  «  il  est  sain  et  fortifiant,  » 
ajoute  Jackson.  Quant  à  Lemprière,  qui,  payé  d'ingratitude 
par  l'empereur  Sidi-Mohammed ,  auquel  il  était  venu,  de  Gi- 
braltar, apporter  les  conseils  de  la  science  européenne,  et  peu 
disposé  par  conséquent  à  voir  le  pays  d'un  œil  favorable,  il 
s'exprime  d'une  manière  identique.  Nous  ne  pouvons  mieux 
faire  que  d'emprunter  à  son  livre  ^  les  passages  suivants  : 

«  Sous  une  latitude  si  méridionale,  le  climat  est  relativement 
beaucoup  plus  doux  qu'on  ne  devrait  s'y  attendre,  et  comme  le 
sol  est  exempt  de  ces  districts  montagneux  qui,  dans  les  pays 
chauds,  engendrent  ordinairementles  maladies  les  plusfunestes; 
comme  les  plaines,  bien  balayées  par  le  vent,  sont  rafraîchies 
par  le  voisinage  des  hautes  montagnes,  une  atmosphère  vivi- 
fiante entretient  non-seulement  la  santé  des  habitants ,  mais 
favorise  le  rétablissement  des  Européens  qui,  à  la  suite  d'indis- 
positions, ont  voulu  recourir  à  un  changement  d'air. 

«  Dans  les  provinces  septentrionales,  le  climat  est  à  peu  près 
celui  de  l'Espagne  avec  ses  pluies  de  printemps  et  d'automne  ; 

>  À  Tour  through  Uie  Dominions  of  ihe  emperar  of  Morocco,  by  William 
Lemprière,  D.-M. 


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QUELQUES   NOTES   SUR   LE   MAROC.  75 

mais  ren  le  sud,  où  la  pluie  est  moins  générale,  la  chaleur  est 
exeessire. 

•  Nous  observons  néanmoins  que  dans  toute  retendue  de 
Tempire,  sauf  Tinfluence  occasionnelle  de  certaines  périodes 
d6  l'année  ou  de  certains  vents,  Tatmosphère  offre  un  caractère 
particulier  de  douceur  et  de  sérénité  qui  rend  le  climat  délicieux. 
Les  villes  du  littoral  jouissent  en  outre  de  Tavantage  d'être  sou- 
vent rafraîchies  par  les  brises  de  mer,  etMogador,  par  exemple, 
quoique  située  sous  une  latitude  très-méridionale,  n'est  pas 
ODe  résidence  plus  chaude  que  la  plupart  des  villes  du  midi  de 
rSarope»  parce  que  durant  Tété  elle  est  soumise  à  un  vent  con- 
tinuel du  nord-ouest. 

«  Quoique  fort  différent  en  nature  et  en  qualité,  selon  les 
diverses  provinces ,  le  sol  du  Maroc  montre  généralement  une 
extrême  fertilité  qui,  avec  Faide  d'une  bonne  culture,  le  ren- 
drait capable  de  produire  les  végétaux  les  plus  recherchés  de 
rOrient  et  de  l'Occident.  On  doit  cependant  avouer  qu'il  est  nu 
et  stérile  dans  quelques  parties  du  littoral,  mais  les  plaines  de 
rintérieur  sont  uniformément  composées  d'une  terre  grasse  et 
noire  dont  la  fécondité  dépasse  tous  les  calculs.  Les  parties 
montagneuses  pourraient  aussi,  au  prix  de  quelques  soins,  être 
mises  en  état  de  produire  la  plupart  des  fruits  et  des  plantes  qui 
réussissent  le  mieux  parmi  les  vallons  et  les  collines  de  nos 
contrées  méridionales.  Je  ne  vois  aucun  motif  qui,  dans  les 
provinces  du  sud  du  Maroc,  puisse  empêcher  la  parfaite  réussite 
du  café,  du  cacao ,  du  piment  et  du  plus  grand  nombre  des 
plantes  tropicales  telles  que  le  sucre,  le  coton,  le  riz  et  l'indigo, 
dont  la  culture,  au  surplus,  a  déjà  été  introduite  avec  succès 
sur  quelques  points. 

«  Quoique  les  cultivateurs  se  bornent  à  brûler  les  mauvaises 
herbes  en  automne  et  à  labourer  ensuite  le  terrain  jusqu'à  six 
pouces  de  profondeur  seulement  (car  il  n'est  pas  question  d'en- 
grais), les  champs  produisent  de  très-bonne  heure  et  en  grande 
abondance  de  l'orge  et  du  froment  d'excellente  espèce ,  du  blé 
de  Turquie,  des  fèves,  des  pois,  du  lin ,  du  chanvre  et  une 
grande  quantité  de  légumes  succulents  auxquels  nous  devons 
ajouter  des  oranges  de  qualité  supérieure,  des  citrons,  des  gre- 
nades, des  melons 9  des  olives,  des  figues >  des  raisins,  des 


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76  REVUE    BRITANNIQUE. 

amandes,  des  dattes,  des  pêches,  des  abricots,  des  pommes,  des 
poires,  des  cerises,  des  prunes;  en  un  mot,  tous  les  fruits  qui  se 
rencontrent  dans  les  provinces  du  midi  de  l'Espagne  ou  du  Por- 
tugal, indépendamment  de  ceux  qui  sont  propres  au  sol  afri- 
cain. A  ces  productions  déjà  si  nombreuses,  il  faut  ajouter  une 
grande  variété  de  plantes  propres  aux  plus  utiles  usages  dans 
les  sciences  et  dans  les  arts,  sans  compter  bien  d'autres  sans 
doute  qu'on  n'a  pu  jusqu'ici  observer  ou  employer.  Comme 
aucun  encouragement  n'est  jamais  donné  aux  eflforts  indus- 
trieux, les  produits  du  sol  marocain  sont  loin,  pour  la  plupart, 
d'avoir  atteint  le  degré  de  perfection  et  d'utilité  dont  ils  sont 
susceptibles.  Si  l'agriculture  et  le  commerce  étaient  convenable- 
ment stimulés,  ou  plutôt,  si  le  souverain  pouvait  se  persuader 
qu'en  laissant  ses  sujets  s'enrichir,  son  trésor  s'accroîtrait  pro- 
portionnellement, cet  empire  si  heureusement  placé  et  si  riche 
de  la  fertilité  de  son  sol  parviendrait  à  la  plus  haute  importance 
commerciale  et  politique.  » 

Le  règne  animal  au  Maroc  n'est  pas  moins  remarquable  que 
le  règne  végétal.  Les  moutons  et  les  bœufs  offrent  les  plus  belles 
espèces,  et  les  mules  sont  estimées  supérieures  à  celles  d'Es- 
pagne y  comme  plus  dociles  et  plus  capables  de  supporter  la 
fatigue.  Quant  aux  fameux  chevaux  barbes  des  anciens  Maures, 
ils  ont  dégénéré  par  suite  de  la  tyrannie  du  gouvernement. 
L'empereur  ou  ses  officiers  s'emparant  de  tous  les  animaux  dis- 
tingués par  leurs  formes,  les  cultivateurs  ne  se  soucient  plus 
d'en  élever.  On  rencontre  le  chameau  comme  bête  de  somme 
dans  les  provinces  méridionales  (car  au  Maroc  les  véhicules  à 
roues  sont  parfaitement  inconnus],  et  Ton  assure  que,  vers  les 
limites  du  Sahara,  se  trouve  aussi  le  méhari,  ce  célèbre  cha- 
meau de  course  dont  la  vitesse  est  fabuleuse.  Les  rivières, 
particulièrement  dans  le  voisinage  de  la  mer,  sont  remplies  de 
poisson... 

Après  avoir  ainsi  énuméré  les  dons  que  la  nature  s'est  plu  à 
répandre  sur  le  Maroc,  ajoutons,  pour  être  exact,  que  les  bois 
utiles  y  manquent  complètement,  ce  qu'on  attribue  aux  incen- 
dies réitérés  des  forêts  durant  les  guerres  successives  qui  ont 
désolé  le  pays;  et  disons  enfin  que  le  passage  des  sauterelles  y 
amène  périodiquement  la  famine  et  la  peste.  En  1800,  à  la  suite 


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QUELQUES  NOTES  SUR  LE  MAROC.  77 

de  ce  double  fléau,  le  pays  demeura  presque  entièrement  dé- 
peuplé. 

L  amiral  Smytb  estime  que  la  superficie  d  u  Maroc  est  égale  à  celle 
defEspagne.  La  limite  extrême  de  l'empire  au  nord  estCeuta, 
sitoé  par  35®  51  '  de  latitude,  tandis  que  le  cap  Noun,  sous  la  la- 
titude de  28®  33',  est  à  la  fois  le  point  le  plus  méridional  et  le 
plus  occidental.  A  Test,  la  frontière  est  marquée  par  une  ligne 
lirée  depuis  Tembouchure  de  la  rivière  Muluwi  ou  Moulayab, 
daus  la  Méditerranée,  jusqu'à  la  chaîne  de  FAtlas,  au  delà  de 
laquelle  une  autre  ligne  très-irrégulière ,  qui  se  plie  selon  les 
sinuosités  du  désert,  rejoint  le  cap  Noun.  En  résumé»  la  véri- 
table division  géographique  est  celle  qui  partage  le  Maroc  en 
provinces  en  deçà  et  au  delà  de  TAtlas;  mais,  comme  dans  pres- 
que tous  les  Etats  fondés  sur  les  ruines  de  l'empire  romain,  ce 
sont  les  anciens  commandements  militaires  qui,  transformés 
en  royaumes  par  la  révolte  ou  par  la  conquête,  ont  déterminé  la 
division  politique  actuelle  en  quatre  sections  :  du  nord,  du 
centre,  du  midi  et  de  l'est. 

l^  SECTION  DU   NORD. 

Ce$t  la  plus  importante.  Elle  formait  l'ancien  royaume  de 
Fez.  Ses  rivages,  baignés  par  la  Méditerranée  et  par  l'Atianti- 
qne,  offrent  les  meilleures  rades  de  l'empire  ;  celles  de  Tetouan, 
de  Tanger,  d'ElHaratch,  et  enfin  de  Salé,  qui,  susceptibles 
de  devenir  de  bonnes  stations  pour  des  bâtiments  à  vapeur, 
ne  peuvent  cependant  acquérir  jamais  les  qualités  de  ports 
parfaitement  sûrs.  La  limite  méridionale  de  cette  section 
est  marquée  par  la  rivière  Merbeya,  laquelle  tombe  dans 
TAtlantique  à  Azamore.  Les  deux  villes  principales  à  l'intérieur 
sont  d  abord  Fez,  qui,  ancienne  capitale  d'un  royaume,  fut  cé- 
lèbre jadis  par  ses  écoles,  et  Méquinez,  cité  renommée  encore 
aujourd'hui  par  la  beauté  de  son  site,  par  l'hospitalité  de  ses 
habitants  et  par  la  grflce  de  ses  femmes.  «  La  nature ,  écrit 
Jackson,  semble  avoir  particulièrement  favorisé  les  femmes  de 
Méquinez,  car  elles  sont  belles  sans  exception^  et  à  un  teint  dé- 
licat, à  des  yeux  pleins  d'expression,  à  une  magnifique  cheve- 
lure noire,  elles  unissent  une  douceur  de  manières  qui  se  ren- 
contre rarement  même  chez  les  nations  les  plus  polies  de 


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78  REVUE    BRITANNIQUE. 

TEurope.  »  Les  cinq  forteresses  espagnoles  de  Ceuta,  deMellilla, 
d'Alhueemas,  de  Penon  de  Vêlez  et  des  îles  Zafarines,  appar- 
tiennent géographiquement  à  Tancien  royaume  de  Fez.  Enfin 
les  tribus  inhospitalières  du  Riff,  dont  la  conduite  a  donné  lieu 
à  la  guerre  actuelle  de  FEspagne  contre  le  Maroc,  habitent  les 
montagnes  voisines  des  cinq  forteresses. 

2®   SECTION   DU  CENTRE. 

Bornée  au  nord  par  la  rivière  Merbeya,  cette  seconde  section 
du  Maroc  se  termine,  du  côté  de  Touest,  à  Tocéan  Atlantique, 
et  vers  Test  au  sommet  de  T Atlas;  tandis  qu'au  sud  elle  a  pour 
limite  un  contre-fort  qui,  se  détachant  de  la  chaîne  principale, 
vient  aboutir  à  TOcéan.  Quelques  géographes  décorent  du  nom 
d'Atlas  occidental  ce  chaÎBon  secondaire.  Quoique  moins  con- 
sidérable que  l'ancien  royaume  de  Fez,  la  province  centrale  tire 
une  grande  importance  de  sa  situation  et  de  sa  richesse  natu- 
relle. Elle  renferme  la  ville  de  Maroc,  capitale  de  l'empire;  le 
port  de  Mogador,  principal  entrepôt  du  commerce  européen , 
et  enfin  la  rade  d'El  Waladia,  dont  on  pourrait  faire  un  des 
plus  beaux  ports  du  monde  entier. 

3®   SECTION   DU   SUD. 

Cette  section  se  compose  exclusivement  d.e  la  province  de 
Suse  ou  Sous,  subdivisée  en  deux  districts,  Sous-al-Adna  et 
Sous-al-Aska.  Ses  limites  sont  l'Atlas  occidental  au  nord,  l'At- 
lantique à  l'ouest,  la  rivière  Akassa  au  sud.  Un  contre-fort  du 
Hachar  ou  Atlas  méridional  sépare  cette  province  de  celle 
de  Draha,  laquelle,  bien  qu'appartenant  géographiquement 
au  territoire  de  Tafilet,  est  pourtant  réunie  politiquement  au 
royaume  de  Sous. 

La  baie  d'Agadir,  qui  est  à  la  fois  le  plus  vaste  et  le  meilleur 
port  de  l'empire,  est  comprise  dans  la  province  de  Sous.  Cette 
dernière,  si  l'on  s'en  rapporte  au  témoignage  de  Jackson,  pro- 
duit peu  de  grains,  mais  elle  est  la  plus  riche  en  fruits  de  toute 
espèce.  Les  olives,  les  amandes,  les  dattes,  les  oranges  y 
abondent  particulièrement.  On  vante  aussi  le  raisin  d'Edantenan 
comme  doué  d'une  saveur  exquise  :  les  juifs,  toutefois,  qui,  au 
Maroc,  sont  les  seuls  vignerons,  ne  peuvent  en  tirer  de  bon 


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QUELQUES   NOTES  SUR   LE  MAROC.  79 

TÎn.  L*indîgo  crott  à  Tétat  sauvage  dans  les  terrains  bas,  et  la 
coaleur  qu'il  donne  est  du  plus  beau  bleu.  La  province  de  Sous 
tout  entière  reconnaît  la  souveraineté  de  Tempereur  du  Maroc; 
mais  quand  ce  monarque  est  faible,  ou  bien  lorsqu'il  se  trouve 
engagé  dans  quelque  guerre ,  les  tribus  nomades ,  ressaisis- 
sant aussitôt  leur  indépendance,  refusent  à  la  fois  Tobéissance 
et  le  tribut. 

4®  SECTION   DE  l'est. 

Située  au  delà  de  l'Atlas,  comme  la  province  de  Draha,  dont 
elle  n'est  séparée  que  par  une  rivière,  cette  dernière  subdivision 
do  Maroc  formait  autrefois  le  royaume  de  Tafilet.  La  route  que 
suivent  les  caravanes  pour  aller  de  Fez  à  Timbouctou  traverse 
la  ville  de  Tafilet,  après  avoir  franchi  l'un  des  défilés  de  l'Atlas  : 
mais  à  part  cette  circonstance,  il  existe  peu  de  rapports  entre  les 
provinces  du  littoral  et  les  territoires  à  moitié  déserts  de  Tafilet 
oa  de  Draha.  Ceux-ci  sont  des  espèces  d'oasis  dans  lesquelles 
les  cours  d'eau  qui  descendent  de  l'Atlas  forment  de  petits 
lacs  ou  se  perdent  au  milieu  du  sable On  y  trouve  des  plan- 
tations de  blé  de  Turquie,  de  riz,  d'indigo,  et  parfois  des  champs 
d'orge  ou  de  froment.  La  richesse  principale  du  pays,  cependant, 
consiste  dans  la  production  des  dattes.  L'eau  s'y  rencontre  en 
assez  grande  abondance  ;  mais  le  plus  souvent  elle  est  saumfttre, 
et  le  plus  considérable  dés  ruisseaux  qui  arrosent  Tafilet  est 
salé.  La  chaleur  y  est  brûlante  comme  dans  le  désert,  parce  que 
lèvent  du  sud  y  souffle  sans  obstacle.  La  dépendance  du  pays 
de  Tafilet,  à  l'égard  du  Maroc,  est  séculaire,  car  c'est  de  cette 
Tille  qu'est  sorti  le  chérif  ou  descendant  de  Mahomet  qui  a 
conquis  les  provinces  maritimes  et  fondé  l'empire  actuel.  La 
postérité  de  ce  conquérant  occupe  encore  le  trône  aujourd'hui. 

Les  obstacles  naturels  que  la  structure  topographique  du 
laroc  opposerait  à  une  invasion  tentée  au  nord  ou  à  l'ouest  de 
TAtlas  seraient  pour  l'assaillant  plus  gênants  qu'insurmon-* 
tables,  à  moins  qu'ils  ne  trouvassent  l'appui  d'une  armée  nom- 
breuse et  disciplinée.  La  Moulayah,  qui,  comme  nous  l'avons 
déjà  remarqué,  sépare  l'Algérie  du  Maroc,  est,  dit-on,  impossible 
i  franchir  depuis  le  milieu  de  décembre  jusqu'à  la  fin  de  janvier, 
et  d'vn  passage  fort  difficile  pendant  le  reste  de  l'année ,  tandis 


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80  ^  REVUE  BRITANNIQUE. 

que  les  pentes  du  petit  Atlas  et  la  nature  montagneuse  du  terrain, 
jusqu'à  Tanger,  offrent  de  nombreuses  lignes  de  défense.  Ces 
difficultés,  toutefois,  aussi  bien  que  Taudace  et  l'activité  des 
tribus  du  Riff,  ne  résisteraient  pas  k  la  science  militaire,  à  la 
bravoure  et  à  la  persévérance  d'une  armée  française,  quoiqu'elles 
pussent  arrêter  des  troupes  espagnoles  ;  et  quand  même  une 
résistance  sérieuse  serait  possible  sur  la  frontière  de  terre,  la 
longue  ligne  des  côtes  fournirait  à  l'ennemi  plus  d'un  point  de 
débarquement.  Il  faudrait  donc  que  les  Maures  fussent  maîtres 
de  la  mer,  ce  qui  est  hors  de  question.  La  possession  de  Ceuta 
procure  à  l'Espagne  un  facile  et  constant  accès  dans  l'intérieur 
du  Maroc,  et,  dès  que  son  armée  sera  parvenue  à  dépasser  les 
hauteurs  qui  environnent  Tanger,  elle  aura  surmonte  les  prin- 
cipaux obstacles.  Des  torrents  grossis  par  les  pluies  de  l'hiver, 
des  plaines  inondées,  des  pentes  escarpées  pourraient  ralentir 
la  marche  des  troupes,  mais  non  l'arrêter  jusqu'à  ce  qu'elles 
aient  atteint  l'extrémité  méridionale  de  l'Atlas  et  le  désert  du 
Sahara;  à  moins  toutefois  que  la  lenteur  et  le  défaut  de  science 
militaire  qui  caractérisent  les  Espagnols  ne  viennent  compro- 
mettre le  succès  de  l'entreprise....  En  somme,  les  seules  diffi- 
cultés véritables  sont  les  vents  violents  qui  jettent  les  navires  à 
la  côte  et  les  épidémies  qui  déciment  les  soldats.  C'est  ainsi 
qu'en  1541  les  tempêtes  ont  fait  échouer  l'expédition  de  Charles- 
Quint,  et  qu'il  y  a  quelques  semaines  nous  avons  vu  le  choléra 
priver  du  cinquième  de  son  effectif  un  corps  d'armée  français 
dirigé  contre  Ouchdah. 

L'histoire  du  Maroc  ne  consiste  qu'en  guerres  continuelles 
entre  les  petits  Etats  qui  se  formèrent  à  la  suite  de  la  décom- 
position du  grand  empire  sarrasin  :  elle  est  donc  pour  nous 
sans  aucun  intérêt  sérieux.  Ce  fut  en  1052  seulement,  c'est-à- 
dire  quelques  années  avant  la  conquête  de  l'Angleterre  par  les 
Normands,  que  le  chérif  de  Tafilet  conquit  et  fonda  l'empire 
actuel.  Sans  insister  sur  les  relations  qui  durent  exister  au 
seizième  siècle  entre  le  Maroc  et  les  établissements  portugais 
du  littoral  de  TAtlantique,  disons  que  trois  questions  seulement 
méritent  l'attention  de  l'historien  :  1®  l'état  de  la  science  et 
celui  de  l'industrie  à  Fez  au  temps  de  la  splendeur  de  cette  ville  ; 
2®  l'épisode  des  redoutables  corsaires  de  Salé  ;  3^  le  despotisme 


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QUELQUES  NOTES  SUR  LE  HÀROG.  81 

des  empereurs.  —  De  ces  trois  sujets,  nous  n'examinerons  que 
le  dernier. 

L'autorité  sans  limite  des  souverains  du  Maroc  a  exercé  sur 
le  caractère  des  princes,  autant  que  sur  le  bonheur  de  leurs 
sujets,  des  influences  déplorables.  Les  nombreux  monarques 
qai  se  sont  succédé  ont  différé  par  le  caractère  et  par  les  talents  ; 
mais  chez  tous  on  remarque  à  la  fois  le  caprice  et  la  cruauté. 
Tel  est  partout  le  résultat  inévitable  du  despotisme,  quand 
même  la  nature  semble  avoir  heureusement  doué  le  despote  ; 
quand  même  elle  a  placé  en  lui  le  germe  de  plus  d'une  vertu. 
L'empereur  Sidi-Mohammed,  par  exemple,  qui  est  mort  âgé  de 
quatre-vingt-un  ans,  en  1790,  semble  n'avoir  eu  naturellement 
dautre  vice  que  son  avarice,  sans  aucun  penchant  inné  pour 
la  cruauté;  et  cependant  il  altéra  d'une  manière  désastreuse  la 
richesse  publique  en  même  temps  qu'il  exerça  une  horrible 
tyrannie  envers  les  individus.  Son  apparente  libéralité  dans  les 
eocooragements  qu'il  accordait  au  commerce  étranger  n'avait 
nullement  pour  but  la  prospérité  de  ses  sujets,  mais  l'accrois- 
sement de  sa  propre  richesse.  Son  avidité  b\  son  humeur  capri- 
cieuse lui  faisaient  même  bien  souvent  manquer  son  but. 
Variant  sans  cesse  les  taxes  de  sa  douane,  il  les  élevait  parfois 
jusqu'à  un  tel  point  que  les  navires  étrangers  repartaient  sans 
aToir  pu  prendre  aucun  chargement.  Tantôt  il  semblait  vouloir 
eucourager  l'importation  et  tantôt  l'empêcher.  Un  jour,  se  fai- 
sant marchand  lui-même,  il  acheta  toutes  les  denrées  qui  se 
trouvaient  dans  ses  ports;  puis,  le  lendemain,  il  les  céda  aux 
juifs,  qu'il  força  de  lui  en  payer  cinq  fois  la  valeur.  Il  était  in- 
cessamment entouré  de  courtisans  qui,  pour  s'avancer  dans  sa 
faveur,  s'appliquaient  à  lui  dénoncer  tous  ceux  de  ses  sujets  qui 
étaient  riches.  Il  trouvait  aussitôt  un  prétexte  de  jeter  en  prison 
ceux  qu'il  voulait  dépouiller,  et,  s'ils  ne  cédaient  pas  aussitôt  à 
ses  exigences,  il  les  faisait  charger  de  chaînes  et  les  soumettait 
i  un  traitement  si  cruel  que  les  malheureux  finissaient  toujours 
par  livrer  ce  qu'ils  possédaient.  En  forçant  ses  gouverneurs  et 
ses  autres  officiers  à  rendre  gorge,  l'empereur  n'eût  fait  que 
suivre  la  pratique  générale  des  princes  de  l'Orient;  mais  il  était 
tellement  épris  de  ce  système,  qu'il  l'appliquait  à  ses  propres  fils, 
n  parait  d'ailleurs  avoir  possédé  plus  d'empire  sur  ses  passions 
8*  sÊaiE.  —  tovE  I.  6 

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82  REVUE    BRITANNIQUE. 

qu'il  n'est  ordinaire  chez  les  despotes,  et  avoir  montré  pareille- 
ment plus  d'égards  pour  le  décorum  extérieur.  Lorsqu'à  ses  au- 
diences il  sentait  l'impatience  ou  la  colàte  ptèsde  le  dominer,  il 
faisait  immédiatement  retirer  l'assistance»  afin  de  ne  pas  s'ex- 
poser à  une  scène  inconvenante  ;  et  comme  sa  résolution  sur  ce 
point  était  bien  connue,  les  salles  du  palais  étaient  évacuées  en 
un  clin  d'œil.  Cette  réserve  ne  l'empêchait  pas  de  devenir  cruel 
lorsqu'il  était  offensé.  Un  malheureux  juif,  qui  avait  eu  l'ina- 
prudence  d'écrire  quelque  chose  de  peu  flatteur  pour  Tempereur, 
fut  coupé  vivant  en  quatre  quartiers  ;  puis  ses  tristes  restes, 
dépecés  en  morceaux,  furent  livrés  en  pâture  aux  chiens.  Lem- 
prière,  qui  vécut  quelque  temps  à  la  cour  de  Sidi-Mohammed, 
rapporte  aussi  l'anecdote  suivante  : 

«  Un  Maure,  d'un  rang  distingué  et  d'une  richesse  considé- 
rable, donnait  une  fête  à  l'occasion  du  mariage  d'un  de  ses  fils. 
L'empereur,  qui  se  trouvait  non  loin  de  là,  voulut  juger  par 
ses  propres  yeux  du  degré  d'opulence  de  son  sujet.  Il  se  déguisa 
sous  des  vêtements  très-simples  et  pénétra  dans  la  salle  du  fes- 
tin, au  moment  où  la  gaieté  et  peut-être  la  licence  étaient  arri- 
vées au  plus  haut  point.  Voyant  un  inconnu  d'assez  mauvaise 
apparence  s'introduire  brusquement  chez  lui,  le  maître  du  logis 
lui  ordonna  de  sortir  ;  et,  sur  le  refus  de  l'étranger,  il  le  frappa 
et  le  jeta  violemment  à  la  porte.  Un  peu  de  temps  se  passa  sans 
que  le  Maure  entendit  parler  de  l'incident,  et  il  lavait  probable- 
ment oubUé,  lorsqu'un  jour,  à  sa  grande  surprise,  il  reçut  l'or- 
dre de  se  rendre  immédiatement  à  Maroc.  Introduit  devant 
l'empereur,  on  lui  rappela  la  conduite  qu'il  avait  tenue  envers 
l'étranger  qui  avait  pénétré  dans  sa  maison,  et  on  le  força  de 
reconnaître  l'exactitude  des  faits  allégués.  «  Eh  bien!  dit  alors 
«  Sidi  Mohammed,  cet  inconnu,  que  tu  as  traité  si  outrageu- 
«  sèment,  sache  que  c'était  moi  !  Et  pour  te  montrer  que  je  n'ai 
«  rien  oublié,  j'ordonne  qu'on  te  coupe  à  l'instant  la  main  et  le 
«  pied  qui  m'ont  offensé  !  »  J'ai  rencontré  dans  les  rues,  privée 
de  ses  deux  membres,  cette  infortunée  victime  de  la  tyrannie 
orientale.  » 

Muley-Yazid,  (ils  et  successeur  de  Sidi*Mohammed,  lui  devint 
suspect  et  encourut  sa  persécution.  Une  armée,  envoyée  contre 
lui,  ayant  hésité  à  attaquer  le  sanctuaire  où  il  s'était  réfugié. 


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QUELQUES  HOTES  SUR   LE  MAROC.  S3 

son  père  Iili-même  se  mit  à  la  tête  de  nouvelles  troupes  pour 
l'aller  saisir  ;  mais  la  mort  arrêta  Fempereur  en  chemin.  Muley- 
Tazid,  par  son  caractère  et  par  sa  conduite,  avait  su  se  conci- 
lier la  confiance  publique  jusqu'à  un  tel  point  que,  malgré  le 
récent  courroux  de  son  père,  malgré  les  prétentions  assez  légi- 
times d'an  de  ses  frères  qu'appuyait  une  armée,  il  monta  sur  le 
trône  sans  rencontrer  la  moindre  résistance  et  sans  avoir  à  ver- 
ser une  seule  goutte  de  sang,  fait  bien  rare  au  Maroc.  Il  était 
brave,  résolu,  intelligent  et  habile.  Il  montrait  de  la  magnani- 
mité et  un  grand  mépris  de  la  richesse,  qualités  fort  exception- 
nelles chez  un  prince  d'Orient.  Son  seul  vice  parait  avoir  été  un 
penchant  irrésistible  pour  les  liqueurs  fortes,  penchant  qu'il 
tenait  peut-être  de  sa  mère.  Irlandaise  de  nation,  et  qu'il  avait 
réussi  à  cacher  ou  à  contenir  aussi  longtemps  que  son  père  avait 
técn,  mais  qu'il  cessa  de  combattre  lorsqu'il  se  vit  lemattré.  En 
moins  de  deux  ans  il  était  devenu  un  monstre  de  cruauté,  et  le 
peuple  qui  lui  avait  donné  la  couronne  excita  l'un  de  ses  frères, 
nommé  Haley-Has^m,  à  se  révolter  contre  lui.  Ce  prétendant, 
an  lieu  de  se  nlettre  lui-même  à  la  tête  de  l'armée  qu'il  avait 
réunie,  en  confia  le  commandement  à  un  mauvais  général  qui 
se  laissa  vaincre  par  l'empereur,  dont  le  courage  s'était  réveillé 
en  présence  du  danger.  Dans  la  bataille  acharnée  qui  se  livra, 
luIey-Tazid,  en  payant  bravement  de  sa  personne,  reçut  plu- 
sieurs blessures  qui,  après  quelques  jours,  le  conduisirent  au 
tombeau. 

•  Durant  le  peu  de  temps  qui  lui  restait  à  vivre,  écrit  Lem-  . 
prière,  l'empereur  fut  exclusivement  occupée  punir  tous  ceux 
qui  s'étaient  déclarés  en  faveur  de  son  frère.  Deux  ou  trois  mille 
habitants  de  la  ville  de  Maroc,  sans  distinction  d'âge  ou  de  sexe, 
furent  égorgés  de  sang- froid  par  ses  ordres.  Il  en  fit  clouer 
quelques-uns  tout  vivants  aux  mutailles  des  maisons ,  et,  avec 
ses  éperons,  il  arracha  lui-même  les  yeux  de  plusieurs  autres. 
Enfin,  dans  ses  derniers  moments,  il  rendit  un  édit  ordonnant 
que  soixante  habitants  de  Mogador,  parmi  lesquels  se  trouvaient 
les  principaux  négociants  européens,  seraient  décapités^  pour 
ks  punir  de  l'assistance  qu'il  les  accusait  d'avoir  fournie  à  son 
ennemi.  Heureusement  pour  ces  nouvelles  victimes,  l'empereur 
mourut  avant  que  son  décret  fût  expédié.  » 

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84  RETUE   BRITANNIQUE. 

Le  gouvernement  du  Maroc  est  Tautocratie  la  plus  absolue 
qui  ait  existé  depuis  le  temps  des  califes,  et  elle  repose  sur  le 
même  fait,  Tunion  du  double  pouvoir  civil  et  religieux  du  pro- 
phète entre  les  mains  d'un  de  ses  descendants.  Le  despotisme 
du  Grand  Seigneur,  à  Cpnstantinople,  peut  être  modéré  par  le 
divan  ou  contenu  par  le  corps  des  ulémas  qui  représente  la  reli- 
gion. Parfois  même  un  ministre  ou  un  vizir  peut  exercer  une 
certaine  influence  sur  les  passions  de  son  maître.  En  Turquie, 
enfin,  comme  dans  la  plus  grande  partie  du  monde  musulman, 
le  Coran  est  souvent  opposé  avec  efficacité  aux  excès  de  la  tyran- 
nie du  monarque;  mais  aucun  de  ces  contre-poids  n'existe  au 
Maroc.  Entouré  de  subalternes,  l'empereur  n'a  ni  divan,  ni  con- 
seil, ni  ministres.  Il  ne  trouve  devant  lui  ni  corporation  reli- 
gieuse, ni  supérieur  ecclésiastique.  Représentant  du  prophète, 
il  est  le  chef  à  la  fois  de  TEglise  et  de  TEtat  ;  et,  à  ce  titre,  il 
revendique  la  supériorité  sur  tous  les  souverains  de  l'univers.  Il 
se  décore  du  titre  de  Protecteur  de  la  foi  et  de  Sultan  des  sul- 
tans, afin  do  fortifier  encore  dans  l'esprit  de  ses  sujets  le  près* 
tige  qui  entoure  le  trône.  Les  princes  les  plus  habiles  ont  employé 
tous  les  moyens  propres  à  frapper  la  crédulité  ignorante,  et  ils 
se  sont  fait  passer  pour  des  docteurs  de  la  foi  ou  pour  des  saints. 
Le  Coran,  lui-même,  si  puissant  ailleurs,  est  sans  force  au  Ma- 
roc, parce  que  naturellement  le  représentant  du  prophète  en 
peut  altérer  ou  modifier  les  préceptes  toutes  les  fois  qu'il  le  juge 
convenable.  Contre  r^mïrStdna,  c'est-à-dire  contre  le  décret  de 
yolre  Seigneur,  il  n'est  aucun  appel;  de  telle  sorte  qu'en  théo- 
rie on  peut  dire  qu'il  n'existe  pas  d'autres  lois  que  la  volonté  de 
l'empereur.  Dans  la  pratique,  cependant,  le  cadi  juge  selon  le 
Coran,  et  l'empereur,  sans  doute,  ne  réforme  les  jugements  que 
lorsque  son  intérêt  personnel  se  trouve  engagé.  Le  seul  frein 
capable  de  modérer  les  effets  d'un  principe  aussi  excessif  est  le 
droit  de  révolte  du  peuple  en  faveur  d'un  autre  membre  de  la 
famille  impériale,  tous  étant  également  descendus  de  Maho- 
met. Or,  ce  droit  est  fréquemment  exercé. 

Un  pareil  régime  est  la  négation  de  toute  institution  gouver- 
nementale :  les  populations  cependant  s'y  soumettent  par  la 
force  de  l'habitude .  Des  bâchas  ou  gouverneurs  de  province  sont 
les  délégués  principaux  de  l'autorité  centrale.  Ils  exercent  dans 


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QUELQUCS  NOTES  SUR  LE  MAROC.  85 

leois  circonscriptions  respectives  les  mêmes  pouvoirs  que  Vem- 
perear  ;  si  ce  n'est  qu'ils  ne  peuvent  prononcer  les  condamna- 
tions capitales,  lesquelles  sont  réservées  exclusivement  au  sou- 
verain. Ils  lèvent  des  contributions ,  imposent  des  amendes, 
dépouiUent  ou  persécutent  qui  leur  déplatt.  Sauf  le  caprice  du 
despote,  qui  parfois  appelle  à  ces  hautes  fonctions  des  aventu- 
riers devenus  des  favoris,  elles  sont  en  général  remplies  par  des 
personnages  qu'entoure  la  considération  publique,  et  souvent 
même  par  des  fils  de  l'empereur.  Un  commun  destin  les  attend 
tous.  Lorsqu'ils  se  sont  enrichis  par  les  extorsions  et  le  pillage, 
Tempereor  les  dépouille  à  son  tour. 

Immédiatement  au-dessous  des  bâchas  sont  deux  fonction- 
naires, qui  difiërent  par  le  nom  beaucoup  plus  que  par  les  attri- 
butions :  l'alkalde  et  le  scheick.  L'alkalde,  dont  les  Maures  ont 
laissé  le  titre  en  Espagne,  est  le  chef  d'une  ville  ou  d'une  cir- 
conscription territoriale  ;  le  scheick  est  celui  d'un  campement  ou 
d'une  tribu.  A  part  les  circonstances  qui  distinguent  les  popu- 
lations sédentaires  des  nomades,  l'alkalde  et  le  scheick  ont  les 
mêmes  devoirs  à  rempUr.  Ils  lèvent  l'impôt,  maintiennent 
Tordre  et  punissent  les  crimes  ou  délits.  Ils  unissent  en  leurs 
mains  le  pouvoir  civil  et  miUtaire,  avec  cette  seule  différence 
que  la  connaissance  des  procès  entre  les  personnes  appartient 
aa  eadi,  chez  les  populations  sédentaires.  Toujours  revêtu  du 
caractère  sacerdotal,  le  cadi  prend  le  Coran  pour  base  de  sa 
jorisprudence  et,  sauf  les  usurpations  des  alkaldes,  il  est  indé- 
pendant dans  ses  arrêts.  On  peut  toujours,  il  est  vrai,  appeler 
devant  l'empereur  d'un  jugement  du  cadi  ;  mais  l'éloignement, 
la  dépense,  la  difficulté  de  trouver  des  présents  assez  beaux 
ponr  être  offerts  au  sultan  des  sultans,  rendent  ces  appels  fort 
raies.  Quand  un  homme  d'ailleurs  a  reçu  la  bastonnade  par 
Tordre  du  cadi,  l'empereur  peut  difficilement  réparer  le  dom- 
mage. 

La  justice  marocaine  a  inspiré  aux  voyageurs  européens  des 
appréciations  qui  diffèrent  étrangement.  Lemprière,  par  exem- 
ple, se  rappelant  sans  doute  le  défaut  de  sécurité  qu'offraient 
en  son  temps  les  rues  de  Londres,  parle  avec  enthousiasme 
de  l'excellente  police  du  Maroc.  Jackson,  probablement  par  le 
même  motif,  se  déclare  aussi  satisfait  de  la  promptitude,  de 


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86  REVUE  BRITANNIQUl. 

l'efflcaoîto»  et  enfin  du  bon  marché  des  jugements  du  cadi,  et 
il  exprime  une  satisfaction  semblable  à  Tégard  des  décisions  de 
l'empereur  sur  les  appels  portés  devant  son  tribunal.  H.  Durrieu» 
la  plus  récente  autorité  à  consulter  sur  le  Maroc,  ne  trace  pas 
un  tableau  aussi  riant  ;  mais  les  moyens  d'obtenir  une  expé- 
rience égale  à  celle  de  ses  devanciers  lui  ont  manqué,  et  il  sem* 
ble  n'avoir  écrit  que  pour  provoquer,  que  pour  justifier  une 
guerre  contre  le  Maroc.  Haj,  qui  appartient  com^ne  M.  Durrieu 
h  notre  génération  et  qui  a  mieux  vu,  prétend  que  la  peine  de 
mort  est  prononcée  bien  plus  rarement  aujourd'hui,  quoique 
les  supplices  soient  toujours  horribles.  Selon  lui,  la  douceur  de 
nos  mœurs  paraîtrait  désormais  exercer  son  influence  jusque 
clans  la  cour  du  Maroc.  Ce  qui  semble,  cependant,  prouver  com- 
bien la  vraie  justice  est  rare  dans  ce  pays,  c'est  l'ardent  amour 
que  les  habitants  professent  pour  elle.  Cette  passion,  commune 
au3(  diverses  contrées  de  l'Orient,  aime  à  se  parer  de  fictions  ro- 
mapesques;  et,  pour  se  satisfaire,  elle  altère  souvent  la  vérité. 
Ainsi,  l'anecdote  de  l'empereur  Sidi-Mohammed,  battu  et  chassé 
de  la  salle  d'un  festin  par  un  de  ses  sujets,  a  été  transformée 
chez  les  classes  populaires  en  un  conte,  semblable  à  ceux  où 
l'on  voit  le  calife  Aaroun-El-Raschid  se  déguiser  pour  découvrir 
et  chfttier  la  violation  de  la  loi  sacrée  de  l'hospitalité. 

Redoutable  autrefois,  la  marine  du  Maroc  était  bien  déchue 
il  y  a  vingt  ans,  quand  le  voyageur  Hay  écrivait  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  Après  avoir  traversé  pendant  trois  milles  une  plaine  sa- 
blonneuse et  stérile,  nous  descendîmes  vers  la  rivière  où  sta- 
tionnait l'escadre  de  l'empereur,  consistant  en  une  corvette, 
deux  bricks  et  un  schooner,  achetés  à  la  marine  marchande 
de^  chrétiens,  et  en  quelques  bateaux  canonniers.  Tous  ces 
bâtiments,  me  dirent  les  marins,  étaient  hors  d'état  de  prendre 
la  mer.  Les  ancres,  les  voiles  et  les  cordages  étaient  dispersés 
sans  abri  sur  le  rivage.  Tel  était  le  seul  et  triste  reste  de  ces 
vaisseaux  qui,  montés  par  les  pirates  de  Salé,  faisaient  trembler 
jadis  tout  le  commerce  de  la  chrétienté.  » 

Les  forces  militaires  du  Maroc  semblent  se  partager  entre 
deux  éléments  fort  distincts  :  l'armée  régulière  de  l'empereur  et 
les  milices  des  provinces.  La  première,  recrutée  à  peu  près 


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QUELQUES  NOTES  SUR  LE   BIAROC.  S? 

eielosirement  parmi  des  nègres  amenés  de  la  Guinée,  parait  de-i 
▼mr  soo  origine  à  Muley-Ismaël.  Elle  s'élevait  autrefois,  dit-on, 
jusqu'à  cent  mille  hommes;  mais  au  temps  de  Lemprière,  eUe 
était  réduite  à  trente-six  mille,  dont  les  deux  tiers  à  cheval.  Un 
journal  militaire  français  Testime  aujourd'hui  à  dix  mille  cava- 
liers et  à  pareil  nombre  de  fantassins.  Ces  troupes  sont  com^ 
mandées  par  quatre  bâchas  ou  généraux,  et  par  des  alkaldes 
de  trois  classes  différentes,  dont  la  dernière  correspond  à  peu 
près  au  grade  de  nos  lieutenants. 

Quant  à  la  milice,  les  détails  nous  manquent.  En  théorie, 
siDs  doute,  tout  homme  capable  de  porter  les  armes  est  appelé 
sous  les  drapeaux  ;  et  dans  la  pratique,  surtoqt  si  la  guerre  est 
nationale,  tout  homme  valide  doit  en  effet  être  soldat.  Les  gou-* 
femeurs  des  provinces,  les  alkaldes  et  les  scheicks  doivent 
commander  les  contingents  fournis  par  les  groupes  sédentaires 
et  nomades.  Quant  à  la  force  numérique  de  cette  levée  en 
masse,  on  ne  peut  Tévaluer  que  proportionnellement  à  la  po* 
pulation  :  or,  les  divers  auteurs  sont  bien  loin  de  s'accorder  sur 
le  chiffre  de  celle-ci.  Tandis  que  Jackson  l'estime  à  près  de 
quinze  millions  d'âmes,  Chémls  la  fait  descendre  jusqu'à  six 
miQions.  Disons,  d'ailleurs,  que  l'habitude  constamment  prati-* 
qnée  par  les  Arabes  de  placer  leur  campement  dans  les  lieux 
les  plus  reculés,  afin  de  se  soustraire  aux  charges  de  l'hospitalité 
envers  les  voyageurs,  a  dû  souvent  faire  paraître  le  Maroc  moins 
peuplé  qu'il  ne  l'est  en  réalité. 

Quelle  que  soit  au  surplus  la  densité  de  sa  population,  un 
pays  renferme  toujours  assez  d'hommes  pour  défendre  son  ter- 
ritoire, quand  ces  hommes  ont  des  armes  et  la  volonté  de  s'en 
serrir.  La  question  se  réduit  à  savoir  si,  dans  l'état  actuel,  les 
milices  du  Maroc  sont  capables  de  résister  à  la  discipline  et  aux 
armes  perfectionnées  des  troupes  européennes.  Il  est  au  moins 
permis  de  douter  de  l'affirmative.  L'habitant  du  Maroc  est  gé- 
oéralement  un  excellent  cavalier,  habile  à  combattre  selon 
I  usage  de  son  pays,  et  capable  de  supporter  la  faim,  la  soif  ou 
la  fatigue.  Il  est  ardent,  sinon  brave,  et,  quand  le  terrain  le 
farorise,  c'est  un  excellent  soldat  irrégulier  :  quant  à  la  disci- 
pline, elle  lui  manque  entièrement.  Selon  Lemprière,  qui  devait 
posséder  quelques  notions  militaires,  «  les  soldats  de  l'empe- 

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88  REYUE    BRITANNIQUE. 

reur  sont  propres  seulement  à  escarmoucher  ou  à  harceler  Ten- 
nemi  ;  mais  s'il  s'agissait  de  résister  à  une  attaque  régulière, 
ils  seraient  promptement  mis  en  déroute,  faute  de  discipline.  > 
Or,  depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  Tannée  du  Maroc'  a 
rétrogradé  plutôt  qu'ayancé,  tandis  que  les  troupes  européennes 
ont  fait  de  merveilleux  progrès,  surtout  pendant  les  dix  der- 
nières années.  Mais  qui  sait?  comme  disent  les  Espagnols  ; 
des  montagnes  escarpées,  des  rivières  débordées,  la  pénurie  des 
subsistances  qu'il  faut  apporter  du  dehors,  le  féroce  et  indomp- 
table fanatisme  du  peuple  enflammé  par  une  haine  religieuse 
et  nationale,  et  parndessus  tout  une  maladie  épidémique  telle 
que  le  choléra,  pourraient  protéger  les  Maures,  quoiqu'on  dise 
que  la  Providence  est  toujours  du  côté  des  gros  bataillons. 

Les  relations  de  l'empire  du  Maroc,  durant  les  premiers  siècles 
de  son  existence,  furent  celles  d'une  troupe  de  forbans  en 
guerre  avec  toutes  les  nations  chrétiennes.  Plus  tard,  lorsque, 
délivrée  de  l'anarchie  féodale,  l'Europe  devint  à  la  fois  plus 
riche  et  plus  commerçante,  quelques  Etats  crurent  que,  pour 
garantir  leur  pavillon  des  attaques  des  pirates  du  Maroc,  il  con- 
venait de  payer  un  tribut  à  cet  empire  plutôt  que  de  le  com- 
battre. Cette  honteuse  faiblesse  fut  si  générale  et  si  durable, 
malgré  les  protestations  qu'elle  souleva  plus  d'une  fois,  qu'il  y 
a  vingt  ans  seulement  deux  nations  du  Mord,  célèbres  jadis  par 
leurs  exploits  maritimes,  continuaient  à  se  soumettre  au  tribut, 
et  qu'elles  le  payent  peut-être  encore  aujourd'hui. 

Jusqu'à  ce  que  les  Français  fussent  amenés  par  la  conquête 
d'Alger  à  envahir  le  territoire  et  à  bombarder  les  ports  du  Maroc, 
les  relations  de  celui-ci  avec  la  France  avaient  été  rares  et  peu 
importantes.  Depuis  bien  des  années,  il  n'avait  de  communica- 
tion permanente  et  commerciale  qu'avec  TAngleterre  et  l'Es- 
pagne. A  l'égard  de  cette  dernière,  surtout  depuis  soixante  ans, 
l'attitude  du  gouvernement  marocain  a  été  si  hautaine,  si  arro- 
gante, qu'on  se  demande  comment  le  cabinet  de  Madrid,  tout 
dégradé  qu'il  fût,  a  pu  supporter  patiemment  de  pareils  procé- 
dés. Il  l'a  fait  cependant,  et,  chaque  fois  que  le  caprice  de  l'em- 
pereur africain  fermait  ses  ports  aux  navires  espagnols,  on  a 
eu  recours  à  des  présents  pour  l'apaiser.  Quant  à  l'Angleterre, 
elle  a  su  se  faire  respecter,  et,  sans  cesser  d'entretenir  avec  le 


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QUELQUES  NOTES  SUR   LE  MAROC.  89 

■aioc  des  rapports  de  protection  et  d'amitié,  elle  a  pris  soin 
pourtant  de  ne  pas  tellement  s'engager,  qu'elle  fût  obligée 
d'interreDir  actiTement  en  sa  faveur  quand  il  est  attaqué. 

Tandis  que  les  invasions  successives  qui ,  du  nord  et  du 
midi,  sont  venues  fondre  sur  la  péninsule  ibérique  ont  laissé 
en  Espagne  et  en  Portugal  deui  peuples  parfaitement  homo- 
gènes, parfaitement  compactes,  la  séparation  des  races  continue 
de  subsister  au  Maroc,  dont  les  habitants  se  partagent  en  quatre 
groupes  bien  distincts  :  les  Berbères,  les  Shilluhs  ou  Shiilahs, 
les  Maures  et  les  Arabes. 

Les  Berbères  habitent  l'Atlas  depuis  les  bords  de  la  Méditer- 
ranée jusqu'à  la  latitude  de  la  ville  de  Maroc.  Ils  forment  une 
population  robuste,  active  et  guerrière,  qui  demeure  sous  la 
tente  et  qui  s'adonne  aux  travaux  de  l'agriculture.  Elle  élève 
anssi  des  abeilles  dont  elle  vend  le  miel  et  la  cire.  Les  tribus  du 
Riff  toutefois  vivent  de  leurs  troupeaux  et  autant  qu'elles  le 
peuvent  de  leur  piraterie.  Les  Berbères  parlent  une  langue  qu'on 
dit  être  un  dialecte  de  l'ancien  carthaginois.  Ils  passent  pour  être 
aborigènes  ;  mais  s'il  est  vrai  qu'on  rencontre  parmi  eux  des 
physionomies  toutes  romaines,  on  en  doit  conclure  que  leur 
race  est  mélangée.  Jackson,  dans  ses  tableaux  de  la  popula* 
tion  du  Maroc,  estime  le  nombre  des  habitants  de  la  montagne 
i  environ  trois  millions,  ce  qui  est  une  exagération  évidente, 
même  en  comprenant  dans  ce  chiffre  les  Shiilahs  qui  peuplent 
lereste  de  l'Atlas. 

Les  Shiilahs  se  rencontrent  dans  les  montagnes  situées  à  l'est 
et  an  sud  de  la  ville  de  Maroc.  Leur  manière  de  vivre  ressemble 
à  celle  des  Berbères,  si  ce  n'est  qu'au  lieu  de  tentes  ils  occu- 
pent des  maisons  et  forment  des  villages.  Quelques  auteurs  les 
classent  parmi  les  Berbères  et  soutiennent  qu'ils  sont  de  la 
même  race.  Jackson,  cependant,  s'appuyant  sur  la  différence 
du  langage  et  du  costume,  rejette  énergiquement  cette  opinion. 
De  même  que  les  Berbères,  au  surplus,  les  Shiilahs  se  montrent 
fort  peu  soumis  à  l'autorité  de  l'empereur,  surtout  lorsqu'il 
s'agit  de  satisfaire  à  des  réquisitions  ;  mais  dans  le  cas  d'une 
guerre  contre  les  infidèles,  il  est  impossible  de  prévoir  quelle 
serait  leur  conduite. 

Les  Maures  ont  une  origine  fort  contestée.  Quelques  géogra- 

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90  REVUE    BRITANNIQUE. 

phes  Toylent  qu'ils  soient  de  purs  Arabes  fixés  dans  la  ville  ; 
d'autres  les  considèrent  comme  un  mélange  des  peuples  divers 
qui  ont  successivement  habité  la  côte  barbaresque  et  envahi 
TEspagne.  Quoi  quHl  en  soit,  la  vie  sédentaire  qu'ils  mènent 
depuis  des  siècles  les  a  soumis  au  contact  de  la  civilisation,  au- 
quel ont  échappé  les  nomades.  De  nombreux  mariages  ont  aussi 
mêlé  leur  sang  avec  celui  des  étrangers.  C'est  la  seule  partie  de 
la  population  musulmane  qui  soit  adonnée  à  l'industrie  et  an 
commerce. 

Les  Arabes  habitent  surtout  la  province  de  Tafilet.  Quoiqu'ils 
se  livrent  parfois  aux  travaux  agricoles,  ils  pratiquent  presque 
toujours  l'existence  nomade,  vivant  dans  des  douars  ou  eampe* 
ments,  et  changeant  de  lieu  aussitôt  que  les  pâturages  ne  four* 
nissent  plus  une. alimentation  suffisante  à  leurs  troupeaux. 
Cette  facilité  de  locomotion  opposeriait  un  obstacle  sérieux  A 
une  armée  d'invasion  qui  se  trouverait  sans  vivres  dans  un  pays 
dépourvu  de  villes  et  de  villages.  La  cavalerie  arabe  du  Maroc 
jouissait  autrefois  d'une  réputaticoi  supérieure  à  la  cavalerie 
turque;  mais,  de  même  que  toutes  les  autres  troupes  de  Vem- 
pire,  elle  est  indisciplinée. 

Outre  les  étrangers  et  les  renégats,  deux  autres  races  se  r^* 
OQQtrent  fort  nombreuses  au  Maroc  :  ce  sont  les  juifs  et  les 
pègres.  Les  premiers  ne  sont  pas  absolument  persécutés  à  raison 
de  leur  religion,  mais  seulement  méprisés,  injuriés  et  parfois 
spoliés.  Leur  habileté  supérieure,  cependant,  les  rend  bien 
souvent  nécessaires  aux  gouvernants,  et  l'un  d'eux,  nommé 
Jacob  Attal,  fut  un  des  plus  chers  favoris  de  l'empereur  Sidi- 
Mohammed.  Après  la  mort  de  ce  prince,  il  fut  cruellement 
égorgé  par  l'ordre  de  son  successeur,  Muley-Yazid. 

Très-nombreux  au  Maroc,  les  nègres  sont  incessamment  re^ 
crûtes  par  la  continuelle  importation  des  esclaves  tirés  du  Sou- 
dan. Aucun  préjugé  de  couleur  n'étant  admis  par  les  musul- 
mans, les  noirs  sont  généralement  traités  avec  huinanité.  On 
les  considère  comme  des  serviteurs  plutôt  que  comme  des  es-^ 
claves,  et  très-fréquemment  on  les  affranchit.  C'est  probablement 
de  la  présence  des  négresses  dans  les  harems  du  riche  comme 
dans  les  cabanes  du  pauvre  que  provient  la  différence  physique 
qu'paobser^  mire  le  Maure  sédentaire  et  l'Arabe  neeîade. 


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QUELQUES  NOTES  SUR  LE   BIAROC  11 

Riea  de  plus  difficile  que  de  porter  un  jugement  certain  sur 
le  caractère  d'un  peuple;  aussi  tous  les  myageuis  diffèrent-ils 
dans  Fopioion  qu'ils  expriment  à  Tégard  des  qualités  ou  des 
ïices  de  Thabitant  du  Maroc.  Les  uns  le  représentent  comme 
honnête,  bienveillant,  hospitalier  et  digne;  les  autres,  comme 
fanatique,  perfide  et  cruel;  servile  quand  il  craint,  et  insolent 
qaaod  il  croit  pouvoir  Tétre  impunément.  Peut-être  ces  diffé- 
reoces  n'existent-elles  qu'entre  les  individus,  ou  bien  entre  le 
moment  du  calme  et  celui  de  la  passion . 

Tous  les  Orientaux,  sans  doute,  sont  plus  ou  moins 

féroces  et  licencieux,  soit  par  des  causes  naturelles,  soit  par 
Teffet  de  Tatroce  tyrannie  qui  pèse  sur  eux  ;  mais  rappelons-pousi 
que  le  temps  n'est  pas  encore  bien  éloigné  où  la  torture  pour 
les  accusés  et  le  bûcher  pour  les  hérétiques  étaient  d*un  usage 
presque  général  en  Europe. 

On  a  souvent  représenté  le  système  d'impôt  du  Maroc  comme 
parement  arbitraire.  C'est  au  moins  une  inexactitude.  Au  Maroc, 
sans  doute,  comme  dans  le  reste  de  TOrient,  comme  dans  TEu- 
rope  du  moyen  âge,  le  sujet  ou  le  justiciable  est  soumis  à  des 
doos  volontaires  qui,  en  réalité,  sont  obligatoires  ;  mais  la  pluç 
grande  partie  des  contributions  publiques  provient  de  sources 
régulières. 

Oo  compte  sept  impôts  permanents  et  bien  distincts  : 

!•  l'impôt  levé  sur  la  terre  en  conséquence  du  principe, 
partout  adopté  en  Orient,  que  le  souverain  est  propriétaire  du 
sol  entier  du  pays.  Ceux  qui  exploitent  les  champs  ou  qui  jouis- 
sent des  pâturages  doivent  à  TeiApereiiT,  à  titre  de  re^te  plutôt 
que  de  contribution,  la  dîme  de  leurs  récoltes  et  le  cinquan- 
tième du  produit  annuel  de  leurs  bestiaux  de  toute  espèce.. 
Cette  rente  se  paye  en  argent  ou  en  natqre,  à  la  volonté  du  con- 
tribuable. 

2^  l*impât  sur  le  poisson,  lequel  est  ordin^Mr^naent  afferpié 
sa  prix  du  cinquième  du  produit  présumé  de  la  pêche  ;  maist  il 
est  impossible  de  dire  ce  que  les  fermiei^s  impériaux  exigent 
du  contribuable.  On  sait  seulement  que  cette  exigence  est  fort 
pesante  pour  les  sujets  de  l'empereur. 

3'  Les  droits  d'importation  ou  d'exportation,  qui  varient  se- 


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92  REVUE   BRITANNIQUE. 

Ion  les  circonstances,  comme  dans  les  Etats  européens,  et  sur- 
tout selon  le  caprice  du  souverain  régnant. 

4®  L'impôt  des  successions,  l'empereur  ayant  droit  à  l'héri- 
tage de  tous  ceux  qui  meurent  sans  héritier.  Dans  les  années  de 
famine  ou  de  peste,  comme  en  1800,  c'est  là  une  source  con- 
sidérable de  revenus  pour  le  trésor  impérial. 

5*  L'impôt  personnel  levé  sur  les  juifs,  d'après  les  ressources 
présumées  de  chacun  d'eux.  On  l'estime,  en  moyenne,  au 
dixième  du  revenu  annuel  du  contribuable. 

6®  Le  droit  d'entrée  et  de  sortie  prélevé  aux  portes  des  villes, 
assez  analogue  à  l'octroi  de  France,  quoique  moins  minu*- 
tieux. 

1^  Les  amendes  auxquelles  sont  condamnés  les  individus 
coupables  de  certains  délits,  ou  bien  les  tribus  qui  n'ont  pas  su 
réprimer  ces  mômes  délits  sur  leur  territoire. 

Les  diverses  taxes  que  nous  venons  d'énumérer  peuvent  être 
impolitiques  ;  elles  peuvent  aussi  être  perçues  d'une  manière 
arbitraire  et  vexatoire;  mais,  encore  une  fois,  elles  sont  régu- 
lières en  théorie,  tandis  qu'il  en  est  tout  autrement  des  présents 
dont  nous  avons  parlé  et  dont  on  ne  peut  mesurer  ni  le  nombre 
ni  la  valeur.  Tout  homme  qui  se  présente  au  tribunal  de  l'em- 
pereur doit  être  porteur  d'un  cadeau.  Les  courtisans  imitent 
l'exemple  du  maître  ;  et  dans  les  provinces,  il  n'est  pas  de  fonc- 
tionnaires, depuis  le  gouverneur  jusqu'au  dernier  employé,  qui 
ne  s'attribue  le  droit  d'exiger  des  présents  pour  tout  acte  de  ses 
fonctions.  Il  est  aisé  d'imaginer  tout  ce  qu'un  pareil  système 
entraîne  d'abus...  Il  parait,  cependant,  que  l'arbitraire  s'adoucit 
avec  l'usage,  puisque  Jackson  lui-même  approuvela  coutume  des 
présents  et  la  déclare  bonne  dans  la  pratique.  «  Les  ministres 
et  les  autres  fonctionnaires,  écrit-il,  ne  dissimulent  aucunement 
leurs  exigences.  Ils  vous  disent  sur-le-champ  ce  que  vous  avez 
à  leur  payer  pour  obtenir  tel  privilège  ou  telle  faveur;  procédé 
qui  a  du  moins  ce  bon  effet,  qu'au  lieu  d'être  trompé  par  de 
fausses  espérances,  vous  avez  une  base  certaine  pour  règle  de 
votre  conduite,  et  généralement  votre  affaire  est  expédiée  à  votre 
satisfaction.  » 

Il  est  bien  difficile  d'évaluer  avec  quelque  approximation  cer- 

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QUELQUES  NOTES  SUR  LE  HÀROC.  93 

(aine  le  leyena  de  l*empire  du  Maroc  ;  le  Moniteur  de  V Armée 
française  le  fixe  comme  il  suit  : 

Recettes 2,600,000  piastres. 

Dépenses 900,000 

'Excédant 1,500,000 

La  piastre  étant  estimée  à  5  francs  par  le  journal  français, 
ce  serait  une  somme  nette  de  7,500,000  francs  qui,  chaque 
année,  irait  s'enfouir  dans  le  trésor  de  lempereur,  que  l'on  croit 
au  surplus  être  merveilleusement  riche,  puisque  certains  voya- 
geurs le  font  monter  jusqu'à  1 1  millions  sterling  (27  5  millions  de 
francs).  L'espoir  d'obtenir  une  part  dans  le  monceau  d'or  peut 
aîoir  contribué  à  exciter  l'opiniâtreté  belliqueuse  des  Espagnols 
dans  leur  querelle  actuelle  avec  le  Maroc. 

Le  commerce  d'exportation  du  Maroc  consiste  principalement 
en  niatières  premières,  telles  que  des  grains,  des  fruits  et  des 
gommes,  ou  bien  en  bétail  vivant  transporté  surtout  à  Gibraltar 
el  parfois  dans  les  ports  voisins  d'Espagne  et  de  Portugal.  Le 
cair  connu  depuis  si  longtemps  sous  le  nom  de  maroquin  est  un 
produit  manufacturier,  puisque  avant  d'être  vendu  il  faut  qu'il  ait 
été  tanné  et  teint  en  couleur.  On  dit  qu'il  existe  aussi  dans  l'inté- 
rieur de  l'empire  des  mines  de  métaux  précieux;  mais  ce  fait  a 
besoin  d'être  confirmé.  Sous  un  meilleur  gouvernement  quisui- 
Trait  des  règles  fixes  pour  l'établissement  des  droits  de  douane, 
qui  garantirait  au  producteur  les  fruits  de  son  travail,  et  qui  en- 
couragerait l'industrie,  il  est  certain  que  les  relations  commer- 
ciales du  Maroc  se  développeraient  dans  une  proportion  énorme. 
Les  Maures  exploitent  encore  quelques  branches  de  fabrication, 
faibles  restes  d'une  industrie  jadis  florissante.  Ils  produisent 
pour  l'Europe  des  tapis  nloins  beaux  mais  moins  chers  que 
les  tapis  de  Turquie,  de  belles  nattes  faites  avec  la  feuille  du 
palmier  sauvage,  et  enfin  quelques  tissus  de  soie. 

Ils  envoient  dans  les  Etats  barbaresques  des  manteaux  nom- 
més hatks  et  ces  célèbres  bonnets  connus  sous  le  nom  de  fez, 
P^rceque  c'est  dans  cette  ville  qu'on  les  confectionne.  La  même 
cité  de  Fez  fabrique  aussi  de  la  poterie,  des  pantoufles  et  du  ma- 
^nin.  Celui-ci  se  prépare  surtout  à  Tafilet.  Les  Arabes  noma- 
des tissent  avec  le  poil  de  leurs  chameaux  une  forte  étofl^e  noire, 


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94  REVUE    BRITANNIQUE. 

imperméable  à  la  pluie,  pour  en  faire  des  tentes.  Quant  à  la 
mesure  monétaire  de  l'ensemble  de  ce  commerce,  il  est  très - 
difficile  de  la  fixer  avec  quelque  certitude,  faute  de  tout  docu- 
ment statistique.  Durrieu  dit  que  le  commerce  maritime  du  Maroc 
peut  être  estimé  à  2  millions  sterling,  c'est-à-dire  à  50.  millions 
de  francs,  dont  les  deux  tiers  se  composent  de  marchandises 
expédiées  en  Angleterre  par  la  voie  de  Gibraltar,  tandis  que  le 
reste  se  partage  entre  les  autres  pays  de  l'Europe  et  les  régences 
de  Tunis  ou  de  Tripoli. 

Dans  le  compte  rendu,  pour  1852,  des  eit)ortations  4* Angle- 
terre, nous  lisons  : 

Gibraltar 5 1 0,889  livres  sterling. 

Maroc Iib,i26 

Ensemble ^.       62i,015 

Ce  total,  comme  on  le  voit,  est  loin  de  s'accorder  avec  la  va- 
leur assignée  par  Durrieu  aui  exportations  du  Maroc,  même  en 
supposant  que  ce  dernier  pays  absorbe  tout  ce  qui  arrive  d'An- 
gleterre à  Gibraltar.  Or,  la  supposition  est  inadmissible,  en  pré- 
sence des  continuelles  accusations  élevées  par  les  Espagnols 
contre  l'invasion  des  marchandises  anglaises  introduites  en 
contrebande  sur  leur  sol  par  Fa  voie  de  Gibraltar. 

Tous  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  le  Maroc  s'accordent  à  dé- 
clarer qu'il  est  en  décadence  et  penche  vers  sa  ruine.  Nous  devons 
avouer  qu*en  présence  de  l'esprit  de  secte  qui  prévaut  dans  tout 
cet  empire,  on  ne  peut  guère  y  espérer  une  renaissance  poli- 
tique. Le  despotisme  illimité  qu'y  exerce  le  souverain,  et  les 
différences  de  races  qui  partagent  les  sujets,  sont  deux  obstacles 
presque  insurmontables  opposés  à  toutes  les  améliorations.  La 
seule  chance  de  salut  serait  la  vepue  d'un  grand  homme  qui 
monterait  au  trône  avec  le  pouvoir  et  la  volonté  de  développer 
les  richesses  naturelles  du  pays  en  réformant  les  vieux  abus... 
Mais  combien  un  pareil  prince  est  improbable  au  Maroc  I 

{Fraser  Magazine;  New  Monihly  Magazine j  etc.,  etc.) 


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V0YA8E8  nnORESQUCSv- MŒURS.  — BEAUX-ARTS. 


NUREMBERG'. 


Est-il  possible  <|ue  deà  touristes  Voyageant  slit  le  cdhtinént, 
la  carte  d'Europe  à  la  main,  ne  passent  point  par  Nuremberg? 
M.  Whitling,  touriste  anglo-saxon,  s'en  étonne,  et  il  &  raisotl. 
Cette  yille  est  placée  au  centre  même  des  contrées  qu'eîplo- 
rent  les  voyageurs,  et  se  trouve  traversée  par  les  routes  qui 
vont  de  Londres  à  Vienne,  de  Venise  à  Hambourg  et  de  Ber- 
lin à  Milan  :  elle  est  sur  le  versant  des  fleuves  de  l'Europe 
centrale  ;  à  quelques  lieues  de  ses  murs  coulent  les  cours 
d*eaa  qui  Vont  grossir  TElbe  et  le  Danube,  et  ses  ponts  sont 
jetés  sur  une  rivière  tributaire  du  Rhin.  Cette  position  pro- 
curait de  grands  avantages  à  Nuremberg  dans  les  temps  où 
le  commerce  extérieur  était  à  peine  connu,  et  où  les  rapports 
entre  les  peuples  s'établissaient  plutôt  pat  terre  que  par  mer. 
Cétait  un  lieu  de  halte  pour  les  caravanes  :  c'était  le  marché 
où  rOrient  et  l'Occident,  le  Nord  et  le  Sud,  les  races  slaves 
et  les  races  celtiques,  les  Danois  et  les  Italiens,  se  rencon- 
traient, échangeaient  leurs  denrées  et  laissaient  leur  argent. 
Pendant  des  siècles,  cette  situation  rendit  Nuremberg  l'arbitre 
de  tout  le  trafic  de  TEurope.  Ses  marchands  eurent  une  puis- 
sance de  princes  ;  aucune  autre  capitale  ne  commandait  mieux, 
par  la  force  même  des  choses,  le  monopole  du  commerce,  et 
son  enceinte  crénelée  était  le  foyer  de  l'industrie  du  monde 

*  Nuremberg  et  courses  à  travers  les  collines  et  les  vallées  de  la  Fran- 
come,  ptr  H.-J.  Whitling.  Londres,  1  vol.  in-i2,  chez  Richard  Bentley.— 
yoffoge  pUloresque  en  Allemagne  (partie  septentrionale),  par  Xavier  Mar- 
mier.  i  toI.  gr.  in-S. 


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96  REVUE    BlUTANinQUE. 

civilisé.  Le  jour  où  Yasco  de  Gama  découvrit  la  nouvelle  route 
des  Indes  fut  un  jour  malheureux  pour  Nuremberg  ;  ce  jour-là, 
les  ports  de  mer  détrônèrent  cette  cité,  réduite  à  n*étre  plus  que 
le  théAtre  d'un  commerce  de  détail  au  lieu  de  Timmense  marché 
international  dont  elle  avait  réglé  les  lois.  Ce  trafic  local  même 
a  encore  diminué  depuis  rétablissement  des  voies  ferrées,  et  les 
bourgeois  de  Nuremberg  se  plaignent  amèrement  des  chemins 
de  fer  qui  font  passer  le  commerce  devant  eux  et  près  d'eux, 
mais  qui  ne  le  leur  amènent  pas.  Leur  vénérable  ville,  à  laquelle 
venaient  aboutir  les  grandes  routes  de  l'Europe ,  n'est  plus 
qu'une  station  où  les  locomotives  de  Bavière  s'arrêtent  pour 
faire  de  l'eau  ;  la  prophétie  d'Ezéchiel  sur  la  chute  de  Tyr  s'est 
accomplie  pour  eux  :  «  Leurs  murailles  se  sont  ébranlées  au 
roulement  des  chariots,  les  marchandises  ont  été  emportées 
comme  un  butin,  et  les  richesses  ont  disparu  !  • 

La  perte  de  tant  d'avantages  matériels  n'a  pu  toutefois  enlever 
à  Nuremberg  la  beauté  de  sa  position.  Sans  ressembler  aux  villes 
pittoresques  de  l'Italie  et  du  Tyrol,  cette  ville  a  une  grAce  particu- 
lière qui  n'appartient  qu'à  elle.  On  a  quelque  peine  à  découvrir 
distinctement  que  les  collines  sur  lesquelles  elle  est  bâtie  soient 
précisément  au  nombre  de  douze  ;  mais  ce  nombre  sacré  des  pa- 
triarches et  des  apôtres  semble  fait  exprès  pour  une  ville  qui  n'a 
pas  d'histoire  païenne  et  a  été  construite  par  des  chrétiens  et 
des  juifs.  Au  premier  coup  d*œil,  on  proclame  Nuremberg  la  ville 
romantique  par  excellence  :  c'est  là  son  caractère  distinctif  à  l'ex- 
térieur, et  elle  le  conserve  dans  ses  rues.  Il  y  a,  dit-on,  à  Rome 
autant  d'églises  que  de  jours  au  calendrier  :  à  Nuremberg,  le 
nombre  exact  des  tours  qui  défendent  les  remparts  est  de  trois 
cent  soixante-cinq.  Quelques-unes  de  ces  tours  sont  tellement 
masquées  par  les  murailles ,  qu'il  faut  les  chercher  pour  les 
apercevoir,  et  c'est  probablement  par  cette  raison  que  M.  Whit- 
ling  n'en  compte  que  cent  dix  encore  debout  ^  Quoi  qu'il  en 
soit,  cette  enceinte  offre  l'aspect  d'une  gigantesque  forteresse, 

*  Pendant  noire  séjour  à  Nuremberg,  nous  n'avons  eu  ni  le  temps  ni  U 
palience  de  vériOer  si  les  irois  cenl  soixante-cinq  tours,  célèbres  dans  la  tra* 
dilion  populnire,  onlêléaulhentiquement  comptées,  mais  nous  pouvons  af* 
firmer  que  les  remparts  de  Nuremberg  ont  plus  de  tours  que  les  ftmeox 
i^roparls  d* Avignon.  (Note du  Traducteur.) 


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NUREMBERG.  97 

et  présente  une  ressemblance  frappante  avec  la  Jérusalem  mo- 
derne. Les  stations  de  la  Voie  douloureuse  établie  par  le  pieux 
Martin  Ketsel,  au  retour  de  son  pèlerinage  en  terre  sainte,  con- 
Tiendraient  menreiUeusementausiteduCalTaire,  et  sa  maison  à 
Taogle  nord-est  des  murs  de  la  ville  rappelle,  par  son  nom  {PUa- 
tus-Haus,  la  maison  de  Pilate) ,  Fédifice  où  fut  jugé  le  Sauveur  des 
hommes.  Si  on  ne  voit  pas  dans  les  remparts  de  Nuremberg  des 
blocs  de  pierre  aussi  énormes  que  ceux  qui  se  remarquent  dans 
les  constructions  de  Salomon  et  d'Hérode,  ces  remparts  et  leurs 
tours  ont  un  cachet  d'élégance  qui  n'est  pas  celui  que  les  Sar- 
rasins avaient  imprimé  à  la  cité  de  David.  Le  fossé  qu'on  franchit 
sur  un  pont-levis  est  large  et  profond  :  on  passe  ensuite  sous 
une  arche  voûtée,  et  la  Spitiler-Thor  (porte  Spittler),  flanquée 
d'encoignures  bizarres,  pourrait  passer  pour  une  restauration  de 
la  tour  d'Hippicus  et  de  la  porte  de  Jaffa.  La  circonférence  to- 
tale de  ?(uremberg  est  de  près  de  sept  kilomètres,  et  par  consé- 
quent plus  vaste  que  celle  de  Jérusalem.  Ses  environs  ne  sont 
pas  stériles  et  désolés  comme  la  montagne  de  Sion.  Les  forêts  j 
ont  été  défrichées  pour  faire  place  à  l'agriculture,  et  quelques 
villages  allemands  au  pied  de  vieux  chftteaux  animent  le  paysage 
en  lui  prêtant  un  air  de  bonheur.  On  voit  là  des  jardins  qui 
méritent  mieux  leur  nom  que  le  Jardin  du  roi  dans  la  vallée  de 
Josaphat.  Le  cimetière  de  Saint-Jean,  où  l'histoire  de  plusieurs 
siècles  est  écrite  sur  trois  mille  monuments  funèbres,  présente 
une  scène  moins  affreuse  que  les  sépultures  de  Gihon  avec  leurs 
tombeaux  écroulés.  Nuremberg  est  une  vieille  ville  survivante 
sa  gloire  et  à  sa  prospérité,  mais  qui  n'est  ni  sombre,  ni  défigu- 
rée. On  dirait  que  c'est  un  séjour  où  le  commerce  a  cessé,  mais 
où  les  capitaux  ont  été  réalisés  et  où  l'on  goûte  un  tranquille 
bien-être.  Tout  y  semble  ancien  et  vénérable,  sans  laisser  voir 
aucnn  signe  de  décrépitude.  Ses  maisons  ne  sont  pas  noires 
de  fumée  et  de  poussière  comme  celles  de  la  ville  vieille  d'Edim- 
bourg; elles  ne  sont  pas  déjetées  et  chancelantes  comme  celles 
d'Amsterdam.  Des  pignons,  des  tourelles,  de  curieuses  moulu- 
res, portent  l'inévitable  trace  des  effets  du  temps;  mais  le  bon 
état  des  portails,  la  fraîcheur  des  peintures,  la  solidité  des  con- 
stmcUons,  attestent  la  résistance  heureusement  faite  à  cet  en- 
nemi. Les  maisons  se  tiennent  groupées  par  masses  imposantes, 

^*  SÉAIE.  —  TOME  L  7 

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98  REVUE  BRITANNIQUE. 

sans  être  semées  confusément,  comme  dans  les  vieilles  villes  de 
Franco,  et  sans  perdre  leur  originalité  dans  de  longues  lignes 
uniformes  comme  dans  les  villes  d'Angleterre  :  chacune  d'elles 
a  sa  physionomie,  sa  forme  et  ses  décorations  particulières. 
Quelques-unes  des  rues  sont  asset  étroites  pour  plaire  au  fa- 
natisme de  Tantiquaire  le  plus  exigeant  à  cet  égard,  d'autres 
sont  assez  larges  pour  qu'on  puisse  y  faire  jouer  l'artillerie  et  se 
prêter  ainsi  aux  idées  que  les  Français  du  nouvel  empire  se  font 
de  la  beauté  d'une  ville  :  dans  leur  ensemble^  elles  présentent 
assez  de  détours  pour  offrir  les  mêmes  plaisirs  qu'un  labyrinthe 
et  faire  éprouver  les  charmes  de  l'imprévu;  on  peut  s'y  perdre 
un  quart  d'heure  ou  une  demi-heure,  puis  tout  à  coup  on  dé- 
bouche sur  quelque  vaste  place  où  s'élève  Une  haute  église,  on 
marque  ses  points  de  repère  et  on  retrouve  son  chemin .  Ce  ne  sont 
point  ici  des  ruines  sur  lesquelles  on  vienne  méditer  en  se  plon-« 
géant  dans  de  longues  rêveries  ;  le  voyageur  peut  se  croire  réel- 
lement transporté  dans  une  nouvelle  ville  du  moyen  âge,  et  voit 
de  ses  yeux  un  spectacle  qu'il  ne  connaissait  que  par  les  récits 
des  chroniqueurs.  Aussi  M.  Marmier  appelle-t-il  Nuremberg  un 
Herculanum  gothique  conservé  sous  la  lave  du  temps.  M.  Mar- 
mier décrit  ce  musée  de  maisons  originales  avec  un  mouvement 
de  style  qui  prête  une  âme  architecturale  à  toutes  leurs  formes 
bizarres  :  «  Dans  cette  cité,  qui  fut  remarquable  entre  toutes 
celles  d'Allemagne  par  son  esprit  d'ordre ,  on  dirait  que  les 
maisons  (très-propres  d'ailleurs,  ce  qui  est  un  des  caractères 
de  l'ordre,  M.  X.  Marmier  en  convient),  on  dirait  que  les  mai- 
sons protestent  contre  ces  habitudes  d'ordre  et  de  régula- 
rité. Ces  charmantes  maisons,  elle  n'ont  pas  voulu  se  soumettre 
à  une  loi  d^lignement,  ni  à  une  forme  de  structure  symétrique. 
Il  en  est  qui  s'avancent  fièrement  dans  la  rue,  comme  si  elles 
étaient  poussées  en  avant  par  une  ambitieuse  pensée  ;  il  en 
est  qui  se  retirent  humblement  à  l'écart,  comme  pour  mieux  se 
recueillir  dans  le  silence  de  leur  vie  journalière  ;  il  en  est  qui 
étalent  orgueilleusement  aux  regards  des  passants  en  ligne 
droite  leur  large  façade  ;  d'autres  qui  ne  veulent  se  montrer 
que  de  trois  quarts  ;  d'autres  qui  tournent  impertinemment  le 
dos  à  leurs  voisines.  Presque  toutes  sont  très-élevées  et  surmon- 
tées d'un  haut  pignon  ;  mais  presque  toutes  ont  des  décorations 


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IVUKEMBKKa.  99 

différentes  :  celles-ci  de  petites  fenêtres  arrondies,  coupées  par 
des  colonnettes  ;  celles-là  des  fenêtres  à  ogives  comme  des  cha- 
pelles gothiques.  Quelques-unes  portent  à  leurs  sommités  des 
tourelles  d  une  légèreté  et  d'une  grftce  exquises.  D'autres  ont 
suspendu  à  leurs  flancs  ces  élégants  appendices  de  salons,  ces 
riantes  cellules  qu'on  appelle  des  chôrlein.  C'est  là  que  la  bonne 
mère  de  famille  aime  à  s'asseoir  avec  sa  tapisserie;  c'est  là 
aussi  que  les  fiancés  aiment  à  se  retirer  pour  se  murmurer  l'un 
àTaatre  leurs  doux  aveux.  Un  grand  nombre  de  ces  maisons 
ont  aussi  un  balcon  de  fer  ouvragé  ou  en  pierre  dentelée  :  la 
plupart  sont  ornées  de  statuettes  de  vierges  ou  d'apôtres,  d'in- 
scriptions morales  ou  religieuses.  Partout  enfin  apparaît  là  une 
poétique  conception,  une  attrayante  fantaisie  ou  un  austère 
sentiment,  et  la  pierre  et  le  ciseau  du  sculpteur  ont  été  em- 
ployés à  traduire  ces  fantaisies  et  ces  sentiments.  « 
Les  maisons  ne  vivent-elles  pas  dans  ce  tableau  ? 
La  rivière  qui  sépare  Nuremberg  en  deux  parties  à  peu  près 
égales  se  borne  à  un  rôle  d'utilité  sans  grandeur  :  elle  ajoute 
cependant  au  type  pittoresque  de  Nuremberg,  et  elle  a  ses  lé- 
gendes d'inondations  qui  ont  donné  lieu  à  des  scènes  de  péril  et 
de  terreur,  de  dévouement  et  d'héroïsme  ;  mais  la  Peignitz  n'a 
pas  comme  la  Seine  une  triste  célébrité  pour  les  suicides,  et  ses 
rives  ne  se  parent  pas  d'un  aussi  lugubre  édifice  que  la  Morgue. 
La  m  à  Nuremberg  est  assez  douce  pour  qu'on  ne  s'empresse 
pas  de  la  quitter  avant  l'heure.  Au  dire  des  habitants,  c^est  chez 
eux  qu'on  remarque  les  plus  nombreux  exemples  de  longévité 
en  Earope.  Le  choléra  tourne  autour  de  Nuremberg  et  n'y  entre 
pas.  Les  maladies  de  poitrine  ne  se  développent  pas  dans  un  air 
si  pur,  et  la  ville  aux  douze  collines  a,  en  Allemagne,  la  même 
réputation  qu'en  Amérique  Northampton  dans  l'Etat  de  Massa- 
chusetts, que  Montpellier  dans  le  midi  de  la  France,  et  que 
Bath  en  Angleterre.  Les  influences  morales  se  réunissent  dans 
cette  contrée  aux  influences  favorables  du  climat  sur  la  santé, 
et  les  médecins  de  Nuremberg  se  plaignent  d'avoir  trop  de  loisirs . 
Quoique  la  Peignitz  divise  Nuremberg  en  deux  quartiers  ri* 
nui,  elle  n*est  point  un  obstacle  à  leurs  rapports  et  un  pré- 
teite  d'hostilités  entre  eux.  Des  ponts  nombreux  forment  les 
tfiits  d*union  de  ces  deux  quartiers,  et  les  lies  de  la  rivière 

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100  REVUE  BRITANNIQUE. 

sont  une  espèce  de  territoire  neutre.  Quand  on  s'arrête  sur  le 
plus  grand  et  le  plus  central  des  ponts,  le  Rialto  de  Nuremberg 
(copie  assez  exacte  du  Rialto  de  Venise),  on  voit,  non-seule- 
ment au  style  des  bâtiments  environnants,  mais  aux  débris 
mêmes  qui  flottent  à  la  surface  des  eaux  et  en  troublent  la 
transparence,  la  trace  des  anciennes  industries  et  de  la  richesse 
actuelle  de  Nuremberg.  Ce  sont  des  manufactures,  c'est  le  génie 
de  rinvention,  et  non  des  hauts  faits  militaires,  qui  ont  été  l'o- 
rigine de  son  illustration  et  de  ses  succès.  Le  catalogue  de  ses 
diverses  corporations  de  métiers  serait  trop  long,  et  l'on  ne 
saurait  trop  à  laquelle  assigner  le  premier  rang.  C'est  l'ancêtre 
d'une  des  familles  nurembergeoises  qui  établit  le  premier 
moulin  à  papier  d'Allemagne  sur  les  bords  de  la  Peignitz,  cin- 
quante ans  avant  que  Faust  et  Guttemberg  eussent  organisé 
leur  art  nouveau.  Une  autre  famille  tire  sa  généalogie  d'Erasme* 
Ebner,  qui  perfectionna  la  profession  de  Tubalcaïn  et  sut  pro- 
duire un  cuivre  plus  pur  que  celui  des  monnaies  romaines. 
Si  Nuremberg  ne  peut  s'enorgueillir  d'avoir  inventé  les  cartes 
à  jouer,  cette  ville  a  du  moins  amélioré  leur  fabrication  et  four- 
nit aux  joueurs  germaniques  un  article  moins  défectueux  qu'à 
l'époque  où  l'empereur  Rodolphe  sanctionnait  ce  divertissement 
ruineux.  Le  préjugé  en  faveur  des  draps  de  Nuremberg  existe 
en  Allemagne  depuis  quatre  siècles.  Il  s'est  fait  des  fortunes 
considérables  dans  les  manufactures  de  crayons  de  mine  de 
plomb.  Il  est  peu  ou  point  de  branche  de  commerce  qui  n'ait 
été  exploitée  avec  succès  dans  cette  ville.  Là  récente  découverte 
d'un  sonnet  de  Gaspar  Visconti  a  enlevé  à  Pierre  Hele,  de  Nu- 
remberg, l'honneur  d'être  l'inventeur  des  montres  pour  le 
donner  à  un  jeune  Florentin,  Lorenzo  deVulparia;  mais  la 
renommée  des  petites  montres  ovales,  dites  œufs  de  Nuremberg, 
n'a  pas  été  éclipsée,  même  par  les  ingénieux  mécanismes  des 
horlogers  de  Genève.  On  ne  croit  plus  à  l'existence  réelle  de 
Rudolph,  inventeur  du  tilde  laiton  en  1360,  mais  il  nest  pas 
moins  certain  que  les  artisans  de  Nuremberg  ont  fait  faire  de 
grands  progrès  à  cette  utile  fabrication.  Nulle  part,  la  terre  cuite 
ne  prend  des  formes  plus  gracieuses  et  un  fini  plus  parfait  que 
dans  les  vases  et  les  poteries  de  Nuremberg. 

Les  prétentions  des  Nurembergeois  en  fait  d'arts  et  d'inven- 

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NUREMBERG.  101 

tioDs  sont  telles,  qu'il  faut  en  rabattre  beaucoup  ;  mais  il  leur 
reste  assez  de  faits  authentiques  en  ce  genre  pour  leur  assurer 
une  juste  prééminence.  Les  ornements  seuls  de  leurs  églises 
suffiraient  pour  prouver  que  Nuremberg  est  quelque  chose  de 
mieux  qu'une  boutique  de  jouets ,  titre  qu'on  lui  accorde  dé- 
daigneusement aujourd'hui  ^  Les  vitraux  de  l'église  Saint-Lau- 
leot,  peints  il  y  a  quatre  cents  ans,  sont  remarquables  par  la 
fraîcheur  de  leur  coloris  et  la  finesse  de  leurs  pénombres  ;  les 
écussons  armoriés  des  donateurs  y  brillent  d'un  éclat  qui  n'a 
point  pAli.  L'art  de  peindre  et  de  travailler  le  verre  a  été  poussé 
très-loin  à  Nuremberg,  et,  à  l'époque  où  il  semblait  perdu,  c'est 
DD  bourgeois  de  cette  ville,  Frank,  qui  a  su  lui  rendre  une  vie 
nouvelle.  On  continue  à  fixer  sur  une  surface  transparente  l'i- 
mage des  saints  et  des  prophètes  et  à  imiter  l'œuvre  des  anciens 
maîtres.  L'azur  de  Nuremberg  est  aussi  célèbre  que  la  pourpre 
deTyr. 

De  curieuses  sculptures  en  bois  et  en  pierre  attestent  tou- 
jours le  talent  des  artistes  de  Nuremberg.  Les  protestants  du 
pays  ont  assez  peu  de  respect  pour  saint  Sébald  et  croient  peu  à 


*  Od  aurait  tort  de  parler  avec  trop  de  dédain  des  jouets  de  Nuremberg  : 
c'est  uo  petit  commerce,  mais  il  se  fait  sur  une  ^ande  échelle.  Les  villes 
eo  miniature,  les  troupeaux  de  bois,  les  arches  deNoé  avec  leurs  collections 
de  bipèdes  et  de  quadrupèdes,  Gham,  Sem  et  Japhet^  et  leurs  épouses,  se 
rêpaadent  d'un  boni  du  monde  à  Pautre;  les  vaisseaux  de  Hambourg  en 
chargent  des  caisses  entières  pour  les  deux  Amériques;  tous  le&  enfants  de 
France  et  d'Angleterre  en  font  leurs  délices  en  même  temps  que  les  mar- 
chands en  font  leur  profit.  Ces  jouets  circulent  à  Stockholm  et  a  Archangel. 
i'en  ai  vu  en  Turquie  dans  les  rues  de  Péra,  comme  dans  les  vieux  maga- 
Mos  de  la  rue  Saint-Denis  à  Paris,  et  j*en  ai  trouvé  à  Cran  el  à  Gonstantinople 
entre  les  mains  d'enfants  arabes.  Les  juifs  les  sèment  dans  tous  les  pays  où 
ils  traGquent^  et  en  quel  lieu  de  la  terre  ne  trafiquent-ils  pas?  La  fabrica- 
tion de  ces  jouets  occupe  el  enrichit  des  familles  entières,  non-seulement 
à  Nuremberg,  mais  encore  dans  les  campagnes  qui  l'environnent.  Des  pau- 
vre», des  vieillards,  des  enfants,  les  taillent  au  couteau  pendant  les  longues 
«oiree*  d'hiver^  el  trouvent  des  ressources  dans  ce  travail,  source  de  véri- 
taUes  bénéfices  pour  quelques  négociants.  Ainsi,  les  maisons  de  sapin^  les 
irbres  uniformes,  les  bergers  roides  comme  le  bâton  dont  ils  sortent,  les 
mannitet  soutenues  sur  trois  bouts  d'allumettes,  portent  le  nom  de  Nurem- 
berg aux  quatre  points  cardinaux  du  globe  et  raméoent  à  Nuremberg  un . 
argent  tiré  de  la  bourse  de  toutes  les  nations.  (Note  du  Traducteur.) 


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102  REVUE  BRITANiriQUE. 

36$  miracles.  Ils  ne  sollicitent  pas  son  intercession,  mais  ils  sen- 
tent et  admirent  Tbabileté  et  le  patient  travail  qui  ont  décoré  sa 
tombe,  et,  quoiqu'ils  ne  partagent  pas  le  zèle  pieux  de  Fischer  ^, 
ils  s'enorgueillissent  de  la  délicatesse  de  son  ciseau.  L'hostie 
consacrée  a  été  bannie  du  sanctuaire  de  Saint-Laurent,  mais, 
quoique  le  tabernacle  d'Adam  Krafft  (admirable  fleur  de  pierre 
où  s'épanouissent  tous  les  emblèmes  de  la  passion  du  Sauveur) 
soit  vide,  on  le  conserve  avec  un  soin  religieux.  Le  goût  des  arts 
a  réprimé  ici  la  fureur  iconoclaste  qui  a  dépouillé  et  mutilé  les 
églises  de  Hollande,  d'Ecosse  et  d'Angleterre.  Un  protestantisme 
ardent  n'a  point  empêché  le  maintien  des  anciens  symboles 
catholiques,  croix  sur  les  autels,  statues  des  saints,  tableaux  de 
miracles;  non-seulement  on  les  a  laissés  dans  les  églises,  mais 
encore,  on  les  a  réparés  lorsque  c'était  nécessaire,  et  parfois  on 
y  ajoute  de  nouveaux  ornements  du  même  genre.  Les  tableaux 
qui  avaient  été  placés  dans  la  galerie  du  chftteau  viennent  ré* 
comment  d'être  rendus  aux  autels  d'où  on  les  avait  enlevés  ^. 
Dans  certaines  contrées  catholiques,  on  voit  des  souverains 
catholiques  remplir  leurs  galeries  particulières  d'œuvres  d'art 
dérobées  aux  églises,  tandis  que  les  citoyens  d'une  ville  émi- 
nemment protestante  restituent  aux  églises  les  peintures  qu'elles 
avaient  perdues. 

On  doit  à  ces  sentiments  éclairés  la  restauration  du  pendentif 
de  Veit  Stoll,  qui  orna,  durant  trois  siècles,  le  chœur  de  Saint- 
Laurent,  au-dessus  du  maître  auteP.  Ce  bizarre  chef-d'œuvre, 

^  L'arti8te,  dit  M,  Marinier^  travailla  avec  ses  cinq  fils  pendant  onze  ans, 
de  1^8  d  1519,  à  ce  monument.  La  tombe  de  saint  Sébald  et  la  fontaine 
nommée  Sd^ne  Brunnen  sont  des  merveilles  du  moyen  âge  et  de  rAlle- 
mngne  :  ni  las  siècles  postérieurs,  ni  les  autres  pays  n'ont  rien  produit  qui 
les  surpasse. 

*  M,  Whilling  fait  honneur  de  ce  fait  aux  protestants  de  Nuremberg,  mais, 
pour  être  juste  envers  tout  le  monde,  il  faut  dire  qu'il  s'est  accompli  sur 
Tordre  du  roi  de  Bavière  qui  est  catholique.        (Notendu  Traducteur.) 

*  ff  On  a  dit  qu'Adam  Krafft  maniait,  ployait,  modelait  la  pierre  comme 
une  cire  molle,  et,  en  vérité^  on  serait  tenté  de  croire  à  cette  puissance  sur- 
turelle,  quand  on  voit  avec  quelle  netteté  et  quelle  perfection  il  a  ciselé  les 
figurines,  les  colonnes,  les  chapiteaux  de  son  Tabernacle.  Adam  Krafd  était 
né  à  Schawbach,  à  quelques  lieues  de  Nuremlierg.  »  (X.  Mariiicb,  fAUe^ 
magne  ieptentr tonale^  p.  441 .) 

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NUREMBERG.  103 

oà  l'oD  voyait  à  la  fois  Dieu  le  Père,  la  Salutation  angélique  et 
les  Sept  Joies  de  Marie,  tomba  en  1817  et  souffrit  tellement 
dans  sa  chute,  que  des  protestants  auraient  pu  trouver  là  un 
prétexte  plausible  pour  le  faire  disparaître.  A  Nuremberg,  on 
s'en  garda  bien  :  Tarchitecte  de  la  ville  fut  chargé  de  réparer 
les  dommages  causés  par  cet  accident,  et  les  groupes  tradition- 
aeis  furent  remis  à  leur  place. 

Les  symboles  héraldiques  déployés  par  les  principales  fa** 
milles  sont  une  autre  preuve  des  honneurs  accordés  au  talent 
et  à  rindustrie.  L  aristocratie  de  Nuremberg  n'est  pas  éteinte 
comme  les  aristocraties  de  Gènes  et  de  Venise  :  les  premiers 
personnages  de  la  ville  sont  les  héritiers  de  la  fortune  et  de  la 
réputation  des  maîtres  ouvriers  du  moyen  4ge,  et  les  plus  belles 
maisons  (maisons  qu'ailleurs  on  appellerait  des  palais  )  soqt 
la  propriété  et  la  demeure  des  descendants  de  ceux  qui  les  ont 
bâties.  Souvent  le  commerce  du  fondateur  n'a  pas  été  continué 
par  ses  successeurs,  mais  les  armoiries  sculptées  à  Textérieur  et 
à  rintérieur,  gravées  sur  le  portail  et  répétées  sous  toutes  les 
formes,  perpétuent  le  souvenir  de  son  ancienne  profession. 
Loin  de  rougir  d'avoir  eu  pour  ancêtre  un  forgeron,  un  cor* 
doDoier,  un  chaudronnier,  on  aime  à  étaler  la  preuve  qu'une 
vraie  supériorité  dans  ces  métiers  peut  conduire  à  la  position 
d  an  gentilhomme  reconnu.  Les  tombeaux  du  cimetière  Saint- 
Jean,  si  remarquables  sous  divers  rapports,  le  sont  surtout  en 
ce  que  les  écussons  qu'ils  portent  sont,  pour  ainsi  dire,  l'histoire 
héraldique  du  travail  et  de  l'industrie  de  cette  cité  pendant 
de  longs  siècles. 

On  n'a  pas  besoin  à  Nuremberg  de  ce  personnage  de  Walter 
Scott  (0/d-J/orla/t<tf)  qui  s'était  donné  pour  mission  d'entretenir 
les  monuments  funèbres  dés  puritains  d'Ecosse  ;  les  plus  an- 
ciens tombeaux  y  sont  en  aussi  bon  état  que  les  sépultures  les 
plus  récentes.  On  ne  se  borne  pas  à  suspendre  des  guirlandes 
d'immortelles  aux  mausolées  d'Hans  Sachs  et  d'Albert  Durer» 
on  rend  les  mêmes  honneurs  à  des  noms  obscurs.  Le  sentiment 
qui  a  fait  conserver  les  églises  fait  consacrer  des  fleurs  à  la 
mémoire  d'artisans  depuis  longtemps  ensevelis.  Un  jour  que 
nous  errions  dans  le  cimetière  Saint-Jean  en  prêtant  l'oreille 
aux  notes  harmonieuses  de  Sébastien  Bach,  qu'un  organiste 

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104  REVUE    BRITANNIQUE. 

inspiré  faisait  résonner  et  vibrer  sous  la  nef  d'une  église  gothi- 
que, nous  vîmes  un  Nurembergeois  accompagné  de  sa  fille 
s'arrêter  et  pleurer  avec  elle  sur  un  tombeau,  où  ils  déposèrent 
une  couronne  ;  puis  la  jeune  enfant  alla  porter  une  seconde 
couronne  à  une  autre  tombe.  Après  leur  départ,  nous  exami- 
nâmes ces  monuments  que  nous  pensions  Tobjet  d'une  douleur 
toute  récente,  mais  une  date  vieille  de  trois  cents  ans  et  quelques 
anciens  emblèmes  fut  tout  ce  qui  nous  apprit  que  là  reposaient 
d'humbles  aïeux.  On  ne  verrait  rien  de  ce  respect  et  de  ce  cha- 
grin héréditaire  dans  Tenceinte  du  Père-Lachaise.  Les  bourgeois 
allemands  aiment  à  rappeler  et  à  conserver  ce  que  les  Français 
se  plaisent  à  oublier  et  même  à  effacer. 

Au  nom  de  Nuremberg  est  associé  le  nom  d'un  des  évangé- 
listes  de  Tart,  dont  la  gloire  est  aussi  incontestée  en  Allemagne 
que  celle  de  Rubens  aux  Pays-Bas,  de  Raphaël  en  Italie,  de  Mu- 
rillo  en  Espagne.  Albert  Durer  a  été  sans  modèle  avant  lui  dans 
les  pays  germaniques,  et  il  y  est  resté  sans  égal  pour  la  variété 
et  la  poésie  de  ses  compositions.  Il  est  à  regretter  que  ses  chefs- 
d'œuvre  soient  peu  nombreux  dans  sa  ville  natale.  Albert  Durer, 
comme  peintre,  comme  sculpteur  et  comme  graveur,  ne  saurait 
être  apprécié  sur  ce  qu'on  voit  de  lui  dans  les  galeries  de  Nurem- 
berg; et  pour  le  connaître,  il  faut  visiter  les  musées  de  Dresde 
et  de  Munich.  Plusieurs  tableaux  portant  son  nom  sont  l'œuvre 
d'artistes  postérieurs  qui  ont  étudié  et  copié  sa  manière.  Cela 
est  vrai  surtout  des  tableaux  de  Schaûffelein,  qui  sont,  pour  la 
plupart,  marqués  du  monogramme  d*A.  Durer,  et  se  vendent 
comme  toiles  originales.  Le  maître  d'A.  Durer,  Michel  Wohlge- 
muth  S  était  un  peintre  et  un  graveur  du  plus  haut  mérite,  qui 
sut  inspirer  à  son  disciple  favori  un  enthousiasme  que  celui-ci 
a  transmis  à  toute  son  école.  Sa  maison,  jadis  habitée  par  A.  Du- 
rer, appartient  aujourd'hui  à  une  société  d'artistes. 

M.  X.  Marmier  a  écrit  sur  Albert  Durer  une  de  ses  plus  gra- 
cieuses pages,  et  on  nous  saura  gré  de  la  citer  :  «  Noble,  grand,  mal- 
heureux Albert  Durer!  Il  était  doué  des  dons  les  plus  charmants, 
des  dons  de  la  beauté  physique,  de  l'élévation  intellectuelle  et  de 

*  De  remarquables  toiles  de  Wohigemuth  se  trouvent  à  Vienne  et  à 
Dresde.  {Note  du  Traducteur.) 

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NUREMBERG.  105 

k  bostédu  eœur.  Jeune,  il  avait  eu  Tinsigne  bonheur  de  trouver 
en  son  père  même  un  maître  sage  et  habile  qui  lui  donna  les 
plus  douces  leçons  qu'on  puisse  recevoir  en  ce  monde,  les  leçons 
de  Feipérience  et  de  la  tendresse  paternelles.  Puis  il  devint  ce 
que  chacun  sait,  peintre  du  premier  ordre,  graveur,  géomètre, 
écrivain.  Par  un  rare  privilège,  il  alliait  les  connaissances  les 
plus  précises  aux  conceptions  les  plus  idéales.  11  fut  l'ami  de 
Raphaël,  le  favori  deVempereur  Haximilien,  et  Vun  des  hommes 
les  plus  honorés  de  son  temps.  Mais  les  dieux  ennemis,  ces 
cruels  dieux  du  paganisme  antique,  devaient  lui  faire  expier  les 
prérogatives  de  son  génie.  Ce  qui  est  le  rêve  du  bonheur  de  la 
plupart  des  hommes ,  ce  qui  est  la  grâce  providentielle  de 
quelques-uns,  ce  qui  est  parfois  le  soutien  des  plus  infirmes,  la 
consolation  des  plus  affligés,  et  le  dernier  trésor  des  plus  pan- 
nes, le  mariage  fut  pour  Albert  Durer  un  supplice  et  un  déses- 
poir, n  se  trompa,  comme  tant  de  nobles  cœurs,  et  dans  cette 
ignorance  de  la  vie,  dans  cette  simplicité  d*enfant  inhérente  aux 
imes  les  plus  élevées,  il  épousa  une  femme  acarifttre,  avare, 
acerbe,  et  sottement  vaniteuse,  qui  ne  sut  point  comprendre  la 
Taleur  de  ce  sublime  artiste,  qui  ne  voyait  en  lui  qu'un  instru- 
ment de  lucre  et  Texcitait  au  labeur  productif  comme  un  mer- 
cenaire, qui  Feffrayait  par  ses  colères,  qui  le  torturait  par  ses 
exigences...  Que  de  fois,  en  passant  devant  Thumble  maison 
qu'il  habitait,  je  me  suis  représenté  Albert  Durer  assis  à  sa  fenê- 
tre, dans  une  silencieuse  contemplation,  rêvant  à  une  de  ses 
belles  têtes  de  vierges,  et  sa  femme  qui  tout  à  coup  le  tirait  vio- 
lemment par  le  bras  en  lui  disant  :  «  Mais  travaille  donc,  Al- 
«  bert  !»  et  le  bon  Albert  qui  lui  répondait  :  «  Tu  ne  vois  pas  que 
«  je  travaille  !  >  Ce  fatal  mariage  abrégea  les  jours  de  l'artiste.  Sur 
sa  tombe  est  écrit  ce  mot  touchant  :  emigravil  (il  a  émigré) .  Emi^ 
gravit  :  c'est  la  parole  de  foi,  d'espoir,  qui  a  remplacé  la  triste, 
la  glaciale  expression  des  Romains  :  fuit.  Il  a  émigré,  Fhomme 
de  cœur,  l'homme  de  génie,  dans  des  sphères  célestes  où  les 
Tertos  du  cœur  sont  récompensées,  où  le  pur  génie  reçoit  sa 
sainte  couronne  ;  oui,  une  des  consolations  de  ceux  qui  ont 
soaffert  d'un  funeste  amour  dans  ce  monde,  c'est  de  penser  que 
dans  l'autre  ils  seront  rémunérés  de  leur  douleur  et  de  leur  pa- 
tience. • 

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106  REVUE    BaiTANNIQUE. 

Après  avoir  lu  cette  page,  on  ne  sera  pas  surpris  d^apprendre 
que  la  vie  conjugale  d'Albert  Durer  soit  le  sujet  d'un  roman  alle- 
mand qui  a  été  traduit  en  anglais. 

Quoique  Nuremberg  ait  perdu  une  partie  des  œuvres*  de  ses 
peintres  les  plus  fameux,  aucune  ville  d'Europe,  à  population  et 
à  importance  égales,  n'est  plus  riche  en  objets  d'art  de  divers 
genres.  Les  sculptures  surtout  y  abondent,  et  leur exéoution 
tient  du  prodige  ^  La  fontaine  connue  sous  le  nom  de  Sohône 
Brunnen  est  supérieure  aux  fameuses  fontaines  des  places  de 
Rome.  Moïse  et  les  Prophètes  y  occupent  les  niches  du  haut  du 
monument,  et,  pour  remplir  les^eize  compartiments  inférieurs, 
on  a  joint  aux  sept  électeurs  des  héros  païens,  juifs  et  chrétiens; 
Hector,  Alexandre,  César  y  font  pendant  à  Josué ,  à  David,  i 
Judas  Machabée  et  à  Clovis,  Charlemagne  et  Godefroi  de  Bouil- 
lon. Il  est  fâcheux  que  l'aspect  de  ces  divers  personnages,  de 
croyances  si  différentes,  placés  paisiblement  à  côté  les  uns  des 
autres,  n'ait  pas  donné  aux  protestants  de  Nuremberg  une  leçon 
de  tolérance  pratique  envers  les  juifs.  Les  fils  d'Israël  ont  été 
rudement  traités,  on  les  avait  même  expulsés  de  la  ville,  et  c'est 
depuis  peu  d'années  seulement  qu'on  leur  a  permis  de  revenir 
s'y  livrer  sans  trouble  à  leurs  trafics  de  tout  genre.  Les  persécu- 
tions qu'ils  ont  subies  doivent  ôtre  attribuées  au  moins  autant  à 
un  esprit  de  jalousie  commerciale  qu'à  une  antipathie  reli- 
gieuse. 

L'intolérance  nurembergeoise,  que  M.  X.  Harmier  dénonce  non 
moins  sévèrement  que  nous,  se  manifeste  aussi  à  l'occasion  de  la 
magnifique  église  catholique  nommée  Frauenkirche  (l'église  des 
Dames).  Son  portail  et  la  nef  sont  au  nombre  des  plus  admirables 
travaux  des  artistes  du  pays  :  Adam  Krafft  y  a  égalé  ses  meil- 
leures sculptures  de  l'église  Saint-Laurent  ;  Wohlgemuth  y  a 
peint  l'autel  ;  mais  l'amour  de  l'art  ne  saurait  décider  un  pro- 
testant de  Nuremberg  à  y  entrer  ;  et  quand  un  voyageur  de- 
mande le  chemin  de  l'église  des  Dames,  il  y  a  une  arrogance  et 

*  L'auteur  n^exagére  rien  :  les  sculptures  de  Tégli^e  Saint-Sébald  et  de  la 
fontaine  du  ^rand  marchera  Schdne  Brunnen)  sont  de  vraies  merveilles  go- 
thiques. Là,  comme  aux  portails  latéraux  de  Notre-Dame  de  Chartres,  l'ar- 
chitecture et  la  sculpture  ont  réalisé  tout  ce  que  peut  rêver  Timaginalion. 

{Note  du  Traducteur.) 


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NUEEHBERG.  lOT 

aoe  dérision  luthériennes  dans  le  ton  aveo  lequel  on  lui  ré-r 
pond  :  «  Ah  I  vous  voulez  dire  Téglise  papiste  I  » 

On  a  pu  donner  à  Nuremberg  Tétrange,  mais  juste  surnom 
d'Athènes  gothique  :  nulle  part,  en  effet,  on  ne  voit  autant  de 
modèles  de  Tarchitecture  gothique  appliquée  aux  palais,  aux 
maisons,  aux  magasins.  Un  décret  du  roi  de  Bavière  veille,  au- 
tant qae  l'orgueil  national,  à  leur  entretien  ;  et  quand  un  bAti- 
meot  s'écroule,  on  doit  le  reconstruire  dans  le  même  style  et 
reproduire  non-seulement  sa  forme,  mais  les  détails  et  les  cou- 
leôrs  de  ses  ornements.  Quand  le  reste  des  villes  du  royaume 
prendra  un  air  moderne,  Nuremberg  gardera  les  parures  d'un 
atttie  ige.  Munich  peut  copier  les  palais  de  Florence  et  les  fres- 
ques du  Vatican  :  Nuremberg  s'en  tient  aux  pignons  dentelés, 
aux  croisillons,  aux  toits  élancés,  aux  piliers  à  nervures  multi- 
ples. Toutefois,  son  architecture  gothique  n'est  pas  uniforme; 
00  peut  suivre  la  transition  de  l'arcade  ronde  à  l'ogive,  de  la 
Umr  massive  à  la  flèche  hardie,  du  donjon  crénelé  aux  rinceaux 
flamboyants  des  clocheton]»,  et  l'histoire  de  l'art,  du  dixième  au 
seizième  siècle,  est  ciselée  partout.  Un  seul  monument  public 
fait  exception,  et  c'est  l'hôtel  de  ville  (leRhathaus).  Cet  hôtel 
de  ville,  avec  ses  trois  coupoles  et  son  frontispice  d'ordre  toscan, 
faitfoee  à  l'église  Saint- Sébald,  et  le  contraste  montre  combien 
le  style  gothique  est  à  la  fois  plus  léger  et  plus  imposant.  Heu- 
reusement, cette  construction  si  triste  et  si  lourde  est  l'une  des 
rares  méprises  d'un  architecte  de  Nuremberg. 

Parmi  les  curiosités  de  cette  ville  libre,  il  ne  faut  pas  oublier 
les  atroces  reliques  qui  nous  apprennent  quels  supplices  on  y 
taisait  subir  aux  coupables  et  aux  accusés.  Il  est  singulier,  mais 
incontestable,  que  la  barbarie  des  lois  pénales  du  moyen  Age 
apparaisse  plus  complète  et  plus  affreuse  dans  les  prisons  des 
anciennes  républiques  que  dans  les  donjons  des  anciens  sei- 
gneurs. Les  forteresses  féodales  des  bords  du  Rhin  et'du  Danube 
ne  possèdent  aucun  instrument  d'une  cruauté  aussi  raffinée 
que  ce  qu'on  voit  dans  les  plombs  de  Yenise  et  dans  la  chambre 
de  torture  à  Nuremberg.  On  en  a  fait  disparaître  et  détruit  le 
plos  possible.  La  fameuse  Yierge  de  fer  (copie  d'une  vieille  in- 
vention grecque),  dont  lesembrasseraents  étaient  si  douloureux 
et  si  funestes,  a  été  transportée  à  Vienne,  où  les  empereurs  n'ont 

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108  REVUE   BRITANNIQUE. 

jeté  personne  dans  ses  bras  :  mais  les  chevalets,  les  cachots,  les 
crochets  de  fer,  le  lieu  où  Ion  écrivait  les  aveux  arrachés  par  la 
souffrance,  se  voient  encore  et  font  détourner  la  tête  avec  hor- 
reur. Nuremberg  a  ses  catacombes  comme  Rome,  mais  au  lieu 
de  protéger  les  sujets  chrétiens  contre  lesédits  des  empereurs, 
ces  souterrains  ne  servaient  qu'à  favoriser  les  oppresseurs  du 
peuple.  Quoique  Nuremberg  portât  le  nom  de  ville  libre,  une 
oligarchie  des  plus  rigoureuses  y  domina  pendant  plus  de  quatre 
siècles,  et  les  citoyens,  en  dépit  de  leurs  privilèges,  étaient  sou- 
mis à  la  volonté  de  quelques  familles.  Tant  que  leur  république 
fut  florissante  et  conserva  le  monopole  du  commerce  de  l'Eu- 
rope centrale,  les  citoyens  se  contentèrent  de  cette  contrefaçon 
de  démocratie  ;  mais  il  en  fut  autrement  lorsque  TEtat  fut  sur 
son  déclin,  et  il  fallut  accorder  la  réalité  des  droits  populaires, 
au  lieu  de  n'en  concéder  que  lombre.  Cest  là  une  preuve, 
entre  mille,  qui  réfute  Tallégation  mensongère,  que  la  prospé- 
rité matérielle  est  nécessaire  pour  entretenir  l'esprit  de  liberté. 
Aux  souvenirs  industriels   et    républicains  de  Nuremberg 
viennent  s'ajouter  des  souvenirs  monarchiques.  A  dater  de  sa 
fondation,  la  ville  a  été  une  résidence  souveraine.  Un  des  châ- 
teaux les  mieux  conservés  de  l'Allemagne  couronne  la  plus  haute 
de  ses  douze  collines,  et  le  roi  de  Bavière  peut  aujourd'hui  con- 
templer la  tranquille  vallée  de  la  Peignitzdu  faite  de  la  tour  où 
l'empereur  Conrad,  au  onzième  siècle,  défiait  les  escadrons  des 
barons  rebelles.  Le  vieux  tilleul  de  la  cour  d'honneur  du  château 
a  ombragé  plus  de  têtes  couronnées  qu'aucun  arbre  au  monde. 
C'est  là  que  Frédéric  Barberousse  a  ceint  le  glaive  pour  les  croi- 
sades. Sigismond  est  parti  de  là  pour  Constance,  où  il  devait 
faire  brûler  Jean  Huss.  Charles-Quint  s'est  reposé  là  à  son  retour 
des  villes  de  Flandre  dont  il  avait  aboli  les  franchises.  Trente 
empereurs  ont  plus  ou  moins  longtemps  habité  ces  murs.  Les 
restes  de  cet  antique  manoir,  ses  tours  rondes,  carrées,  penta- 
gones, sa  chapelle  double,  comme  la  Sainte-Chapelle  de  Paris, 
la  terrasse  de  Freiung,  les  bastions  exécutés  sur  les  plans  d'Al- 
bert Durer,  interrompent  pittoresquement  la  physionomie  indus- 
trielle des  édifices  qu'ils  dominent.  Ce  château  impérial  a  échappé 
au  sort  d'un  autre  château  qui  appartenait  aux  Burgraves,  et  a 
été  démoli  par  les  bourgeois  après  qu'ils  l'eurent  acheté.  Quoi- 

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NUREMBERG.  109 

qoe  cette  résidence  soit  tenue  en  état  de  recevoir  la  cour  de  Ba- 
Tièie  lorsqu  elle  y  vient  de  Munich,  la  plupart  de  ses  bfltiments 
oot  uoe  destination  plus  utilitaire.  Une  de  ses  salles  est  un  musée 
de  curiosités,  de  vieilles  armures,  de  joyaux  et  d'objets  sculptés; 
use  autre  sert  à  Fexposition  annuelle  de  peinture.  Les  appar- 
tements situés  près  de  la  tour  de  Néron  sont  devenus  les  gre- 
niers  d'abondance  de  la  ville.  On  les  ouvre  chaque  fois  que  la 
disette  ou  la  spéculation  rendent  le  pain  trop  cher;  le  marché 
se  trouve  approvisionné,  et  il  en  résulte  une  baisse  dans  le  prix 
des  blés. 

Nuremberg  a  sa  part  de  traditions  de  combats  et  de  gloire  mi- 
litaire. Quelque  amis  que  ses  industrieux  citoyens  fussent  na- 
turellement de  la  paix,  ils  ont  joué  leur  r61e  dans  les  guerres 
cifiles  d'Allemagne.  Leurs  magasins  ne  fournissaient  pas  seule- 
ment des  lances  et  des  mousquets,  mais  aussi  des  hommes  qui 
savaient  les  manier.  Leurs  ouvriers  et  leurs  apprentis  passaient 
pour  faire  d'excellents  soldats,  mais  les  empereurs  ne  pouvaient 
pas  trop  compter  sur  eux,  et,  dans  la  lutte  religieuse  du  dix- 
septième  siècle,  leur  luthéranisme  les  fit  s'allier  au  roi  de  Suède. 
Des  remparts  du  chflteau  on  voit  le  camp  où  Wallenstein  passa 
trois  mois  dans  l'inaction,  espérant  prendre  par  famine  la  ville 
i  laquelle  il  n'osait  pas  livrer  l'assaut.  Le  manque  de  vivres  dé- 
cima le  peuple,  les  familles  les  plus  riches  se  ruinèrent  par 
leurs  sacrifices,  et  Thonneur  d'avoir  résisté  au  plus  grand  capi- 
taine de  répoque  fut  terriblement  contre-balancé  par  les  dettes 
dont  cette  héroïque  obstination  fut  la  cause.  Une  épreuve  de  ce 
genre  parut  suffisante  aux  prudents  Nurembergeois,  et  le  sou- 
îenir  de  ce  siège  les  a  dégoûtés  d'embrasser  les  querelles  des 
maîtres  du  monde.  Aujourd'hui,  le  camp  de  Wallenstein  est  un 
de  leurs  lieux  de  plaisance,  et  dans  les  belles  soirées  d'été  ils 
vont  en  famille  à  la  vieille  citadelle  fumer,  boire  de  la  bière  et 
écouter  de  la  musique,  à  l'endroit  même  où  Gustave-Adolphe 
attaqua  les  retranchements  autrichiens. 

La  bibliothèque  de  la  ville,  dans  l'ancien  couvent  des  Domi- 
nicains, a  recueilli  les  manuscrits  et  les  livres  de  différents  éta- 
blissements monastiques,  et  se  compose  de  plus  de  cinquante 
mille  volumes.  On  y  trouve  des  ouvrages  dans  toutes  les  langues 
qui  se  parlent  en  Orient,  depuis  Jérusalem  jusqu'à  Pékin  :  un 

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110  REVUE  BRITANNIQUE. 

exemplaire  hébreu  de  rAncien  Testament  en  sept  in-folio,  qui 
datent  de  six  siècles;  le  fameux  iîachlor^  manuscrit  de  1331, 
que  les  juifs  voudraient  bien  recourrer  pour  en  tirer  une  his- 
toire des  maux  qu'on  leur  a  fait  souffrir  ;  de  belles  éditions 
d'Homère  et  de  Boccace  ;  les  productions  des  apôtres  de  la  Ré- 
forme, et,  ce  qui  (aux  yeut  des  Nurembergeois)  est  plus  pré- 
cieux que  tout  cela,  un  manuscrit  de  Hans  Sachs,  le  cordon- 
nier-poëte.  Sachs  est  aussi  populaire  chez  ses  compatriotes  que 
le  célèbre  Albert  Durer  :  son  nom  n'est  pas  moins  révéré  ici 
que  celui  de  Shakspeare  en  Angleterre  et  de  Burns  en  Ecosse. 
Sa  maison  et  son  tombeau  sont  devenus  des  lieux  sacrés  :  quoi- 
que ses  vers  soient  loin  d'être  pieux  et  qu'il  n'y  ait  pas  eu  la 
moindre  trace  de  sainteté  dans  sa  conduite,  on  lui  rend,  dans 
son  pays,  un  culte  comme  à  saint  Laurent  et  à  saint  Sébald. 
Comme  poète  dramatique,  Lope  de  Yega  en  Espagne,  Heywood 
en  Angleterre  et  M.  E.  Scribe  en  France,  Tont  égalé  en  fé- 
condité. Hais  il  n'a  pas  fait  que  des  pièces  de  théâtre,  et  lorsque, 
à  Tâge  de  soixante-treize  ans,  Sachs  dressa  le  catalogue  de 
ses  œuvres  diverses,  il  trouva,  dans  trente-quatre  volumes  écrits 
de  sa  main,  six  mille  cent  vingt-huit  pièces  de  poésie*  courtes 
ou  longues,  comédies  et  tragédies,  chansons  d'amour  et  de 
guerre,  de  métier  et  d'imagination...;  des  psaumes  même  figu- 
rent dans  ses  œuvres  complètes.  Pendant  neuf  ou  dix  années  qu'il 
vécut  après  cette  récapitulation  bibliographique,  Hans  Sachs 
accrut  encore  le  nombre  de  ses  compositions,  et  il  est  pro- 
bable qu'aucun  poète  au  monde  n'a  enfanté  plus  de  vers.  Les 
légendaires  d'Asie  attribuent  au  roi  Salomon  moins  de  pro- 
verbes et  de  cantiques  que  n'en  a  publié  ce  cordonnier  du 
seizième  siècle.  Le  mérite  réel  des  vers  de  H.  Sachs  n'est  pas 
en  rapport  avec  leur  abondance.  Leur  gaieté  est  incontestable 
et  leur  satire  est  vive,  mais  les  éloges  de  Goethe  lui-même  ne 
les  empêcheront  pas  de  tomber  dans  l'oubli  réservé  à  ces  gros- 
sières improvisations.  On  a  nommé  Sachs  le  Chaucer  de  l'Alle- 
magne :  ce  surnom  s'appliquerait  mieux  à  Walter  de  Vogel- 
weide,  qui  visitait  trois  siècles  plus  tôt  la  vieille  cité  de  Nurem- 
berg et  célébrait  ses  châtelains  et  ses  châtelaines.  H.  Sachs 
ressemblerait  davantage  à  Rabelais  avec  moins  d'esprit  et  plus 
de  sentiment  de  l'harmonie.  H.  Sachs  n'a  été  que  le  membre 


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NUKEMBBRO.  111 

le  plus  éminent  de  la  nombreuse  association  des  maîtres  chan- 
teurs. Lear  joyeuse  confrérie  devint  une  corporation  ofiicielle- 
meot  instituée,  réglementée  par  des  statuts  qui  allaient  jusqu'à 
fiier  le  nombre  des  stances  dans  chaque  poëme,  et  même  la 
longueur  des  vers.  Leur  charte,  connue  sous  le  nom  de  Tabu- 
laiure,  contient  les  lois  de  cette  singulière  branche  de  corn- 
inerce.  La  marque  distinctive  de  Tordre  était  une  chaîne  d'ar* 
geot,  à  laquelle  était  attaché  un  médaillon  représentant  David 
avec  sa  harpe,  et  tout  ouvrier  capable  de  composer  une  chanson 
passable  pouvait  en  devenir  membre.  Hans  Felz,  le  barbier  qui 
devança  de  tant  d'années  le  coiffeur  gascon  Jasmin,  était  là 
rémule  de  Hans  Sachs  :  il  rasait  et  chantait  tandis  que  celui-ci 
taillait  le  cuir  tout  en  faisant  éclore  ses  poèmes.  Le  savant 
Wagenseil,  dans  son  Commentaire  sur  la  cité  de  Nuremberg,  a 
donné  d'intéressants  détails  sur  la  corporation  des  maîtres 
chanteurs,  mais  il  faut  chercher  la  peinture  la  plus  curieuse 
de  leur  confrérie  dans  le  livre  de  Puschmann,  le  cordonnier  de 
Gœrlitz,  qui  avait  été  formé  au  commerce  des  muses  et  des 
souliers  par  H.  Sachs  lui-môme*. 
!iuremberg  n'a  donné  le  jour  à  aucun  prosateur  dont  la  re- 

^  Jicob  fiohm,  le  mystique  philosophe  de  la  Silésic,  comme  l'appelle 
H.  Xavier  Marmier,  était  aussi  cordonnier.  En  Angleterre,  Bloomfield  ap- 
partenait également  n  la  confrérie  de  Siiint-Grépin.  H  ne  faut  pas  croire 
*\w  le  poêle-cordonnier  de  T Allemagne  fût  un  homme  illettré  :  il  avait 
reçu  une  éducation  classique,  tout  comme  dans  le  midi  de  la  France 
BOtre  contemporain,  le  poète  boulangef  Reboul.  Nous  venons  de  relire 
mr  finns  Sachs  un  excellent  chapitre  de  M»«  Datesiès  de  Pontés  (Poets 
and  poetry  of  Germany)^  qui  raconte  très-bien  tout  ce  qu'on  sait  de  sa 
▼ie,  etapprécie  avec  goût  ses  œuvres  si  diverses.  M"*  Davesiés  de  Pontes  cite, 
entre  autres  pièces  de  ce  poète  populaire,  celle  que  nous  citerions  le  plus 
volontiers  ici  à  notre  tour^  si  nous  n^avîons  peur  d*une  digression  sons 
forme  de  note.  Cest  la  description  des  environs  de  Nuremberg,  dans  la- 
quelle éclate  cet  amoul*  de  la  campagne  que  Hans  Sachs  n'aurait  peut-être 
p«s  éprouvé  si  vivement,  s*il  était  resté  toujours  fldélfe  à  son  industrie  se- 
<i<Dtaire;  mais  il  avait  voyage  et  il  avait  été  amoureux  très-jeune.  Exemple 
da  don  de  longévité  que  les  bourgeois  de  Nuremberg  attribuent  aux  habitants 
^eleur  ville,  Hans  Sachs,  vécut  au  delà  de  quatre-vingts  ans  ;  hélas  !  bon  et 
tendre  père,  il  eut  le  malheur  d'assister  aux  funérailles  de  tous  ses  enfants 
successivement.  On  montre  aux  touristes  sa  maison  modeste,  dont  la  ville  de 
!(oremberg  n'est  guère  moins  fière  que  de  celles  d'Albert  Durer,  de  Lucas 
Cnnach,  de  P.  Fischer,  etc.  .  {Noie  du  Directeur.) 


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112  REVUE    BRITANNIQUE. 

nommée  dépasse  Tenceinte  de  ses  murs.  Si  A.  Durer  n'occupait 
pas  un  si  haut  rang  comme  peintre,  il  serait  plus  connu  comme 
écrivain,  et  son  ouvrage  sur  les  proportions  humaines  a  une  yé- 
ritable  valeur.  Peut-être  sir  Charles  Bell  aurait-il  dû  le  citer  dans 
son  beau  Traité  de  Vanatomie  expressice  ^ 

Quoique  sans  université,  Nuremberg  possède  un  excellent 
système  d'éducation.  Depuis  les  écoles  élémentaires  jusqu'au 
Gymnase  et  à  Tlnstitution  polytechnique,  on  a  pourvu  à  tous 
les  besoins  sous  ce  rapport.  Les  langues  anciennes  et  étrangères, 
les  principes  du  dessin,  la  mécanique,  la  chimie  et  l'agricul- 
ture pratiques,  la  science  même  du  commerce  sont  la  base  d'un 
enseignement  utilitaire  de  nature  à  satisfaire  Thomme  le  plus 
positif.  Les  Allemands  passent  pour  des  théoriciens  et  des  rê- 
veurs; mais  les  Allemands  de  Nuremberg  font  exception,  et 
l'esprit  industriel  y  a  neutralisé  les  influences  du  mysticisme 
et  du  rationalisme.  A  Nuremberg,  de  même  que  dans  les  villes 
des  Etats-Unis,  l'idée  qui  préside  à  l'éducation  est  que  l'éduca- 
tion doit  être  un  marchepied  pour  se  préparer  aitt  affaires  et 
atteindre  à  la  richesse. 

Si  des  soins  donnés  à  l'intelligence  nous  passons  au  régime 
matériel  de  la  vie  dans  ce  pays,  nous  voyons  qu'on  y  veille 
attentivement  à  la  sécurité  et  à  la  santé  publiques.  Des  règle- 
ments municipaux  sur  les  brasseries ,  les  marchands  de  vins 
et  les  autres  points  de  réunion,  rendent  le  vice  de  l'ivrognerie 
à  peu  près  sans  exemple.  On  use  du  breuvage  national  (la  bière), 
mais  on  n'en  abuse  pas,  comme  à  Munich.  Un  des  proverbes 
populaires  est  :  «  L'eau  est  une  boisson  forte...  si  forte  qu'elle 
fait  tourner  les  moulins.  »  Cette  vieille  ville  est  d'une  propreté 
remarquable,  même  dans  ses  halles  et  marchés,  qui  ailleurs 
sont  trop  souvent  un  réceptacle  d'immondices  et  une  cause  de 
miasmes  putrides.  Le  Trôdel-Markt,  ou  Marché  aux  guenilles, 
présente  un  spectacle  moins  divertissant  que  celui  de  Glasgovr, 
mais  l'odorat  y  est  moins  offensé.  Le  conseil  municipal  s'oc- 
cupe avec  soin  de  diverses  précautions  protectrices  du  bien-être 
des  habitants.  Les  rues  sont  arrosées,  et  des  pompes,  toujours 

^  Voir  Vie  et  Travaux  désir  Charles  Bellf  par  le  directeur  de  la  Revue 
Britannique,  y ohunc  publié  en  4859,  chez  Michel  Lévy,  rue  Vivienne. 


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NUREMBERG.  113 

tenues  en  état  de  service,  peuvent  lancer  des  torrents  d^eau 
jusque  sur  les  toits  les  plus  élevés.  Dès  Tannée  1544,  on  avait 
publié  des  ordonnances  à  suivre  en  cas  d'incendie,  et,  depuis 
un  demi-siècle,  la  Société  d'assurances  contre  les  désastres  de 
ce  genre  possède  un  capital  de  plus  de  vingt-trois  millions  de 
florins  ou  dix  millions  de  francs.  Des  associations  pour  pré- 
venir les  inondations  ont  préservé  Nuremberg  des  ravages  qu'un 
pareil  fléau  a  occasionnés  dans  plusieurs  villes  de  France. 

A  une  époque  où,  dans  toute  FEurope,  les  caveaux  des  églises 
serraient  de  lieu  de  sépulture,  Nuremberg  avait  ses  cimetières 
exlra  muros  :  le  cimetière  Saint- Jean,  à  un  quart  de  lieue  de  la 
Tille,  date  de  1457,  et  le  cimetière  Saint-Roch  de  1518.  On  a 
pris  des  mesures  contre  les  ensevelissements  précipités,  et  la 
coutume  de  veiller  les  morts  pendant  deux  ou  trois  jours  n'est 
pas  une  superstition,  mais  une  règle  sanitaire  très-prudente  : 
huit  femmes  sont  chargées  de  ce  soin,  et  un  local,  désigné  en 
Allemagne  sous  le  nom  de  Maison  de  résurrection  y  existe  depuis 
1778.  Si  Nuremberg  a  moins  d'hôpitaux  et  d'institutions  cha- 
ritables que  d'autres  villes,  c'est  que  le  besoin  s'en  est  peu  fait 
sentir. 

Les  artisans  de  Nuremberg,  qui  sont  de  rudes  travailleurs, 
font  (à  l'exemple  de  leurs  voisins  catholiques)  du  dimanche  un 
jour  de  réjouissances,  ainsi  que  d'exercices  religieux.  La  mu- 
sique, qui  fait  un  de  leurs  plaisirs,  n'est  pas  aussi  savante  ni 
aussi  parfaitement  exécutée  que  celle  de  Berlin  et  de  Dresde, 
mais  elle  vaut  mieux  que  les  musiques  populaires  d'Angleterre 
et  d'Amérique,  car  en  s'asseyant  pour  manger,  au  prix  de  quel- 
ques kreutzers  (pièces  de  deux  centimes),  des  lebkucheny  gA- 
teaox  qui  rivalisent  avec  les  cakes  d'Angleterre  et  avec  les  gau- 
fres parisiennes,  on  peut  entendre  un  orchestre  de  quarante 
instruments  jouer  les  meilleurs  morceaux  des  opéras  en  vogue, 
et  parfois  des  œuvres  nouvelles  de  compositeurs  du  pays.  En 
été,  la  musique  joue  en  plein  air  sur  les  bastions  des  remparts  ; 
et  en  hiver,  les  salons  des  diverses  sociétés  philharmoniques 
manquent  rarement  d'être  pleins.  Tant  que  la  neige  couvre  la 
terre,  les  courses  en  traîneaux  sont  un  divertissement  général, 
et  ces  rapides  excursions  s'étendent  parfois  jusqu'aux  monta-  . 
gnes  de  Franconie.  Le  théâtre  peut  contenter  même  des  ama- 

8«  SÉRK.  —TOME  ï.  s 

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114  REVUE  BRITANNIQUE. 

teurs  di^Rciies  qui  ont  connu  les  théâtres  de  Paris  et  de  Londres, 
et,  comme  ses  représentations  se  terminent  de  boiine  heure,  il 
olTire  aui  femines  l'avantage  de  pouvoir  y  àlléi:  seules.  A  la  sortie 
dii  spectacle  (rarement  plus  tard  qiie  neuf  héutes),  on  voit  des 
Nurembergeoises  circuler  sans  autre  protection  et  sâris  autre 
compagnie  que  leurs  lanternes  portatives  qui  rappéllëiit,  dans 
les  rues  de  Nuremberg,  l'unique  éclairage  du  Caire  et  dé  tiamas. 
Les  habitants  entendent  trop  bien  l'économie  pour  aimer  à  dé- 
penser leur  argent  en  chevaux  et  voitures,  et  presque  tous  vont 
&  pied,  quels  que  soient  leur  rang  et  leur  fortune.  La  toilette  du 
beau  sexe  n'est  pas  ruineuse  ici,  mais  elle  est  riche  en  couleurs 
éclatantes  :  nulle  part  les  jètines  filles  ne  déploient  plus  de 
rubans  et  hé  chargent  leurs  chapeaux  de  plus  de  fleurs  artifi- 
cielles. H.  \VhitUng  est  assez  peu  galant  pour  donner  à  en- 
tendre que  ces  chapeaux  sont  pliis  gracieux  que  les  visages 
qu'ils  abritetil  ^ 

Les  fêtes  les  mieux  célébrées  sont  d'abord  celle  du  1 1  no- 
vembre, où  le  vénérable  saint  Martin,  vêtu  de  fourrures  plus 
chaudes  que  son  manteau  traditionnel,  apportant  (comme  ail- 
leurs saint  Nicolas)  des  verges  pour  les  enfants  méchants  et  des 
dragées  pour  les  enfants  sages,  les  prépare  à  la  visite  de  TËn- 
fant  Jésus;  puis  celle  de  Noël  où  chaque  famille  à  soii  arbre  de 
Noël  chargé  de  fruits  brillants  et  merveilleux  (arbre  pour  lequel 
les  bourgeois  sont  aussi  prodigues  de  florins  qu'ils  sont  ordî- 
nairetnetit  économes  de  leurs  kreutzers),  et  enfin  la  fête  de  la 
veillée  du  jour  de  l'an,  qui  se  passe  plus  gaiement  que  parmi 
les  Méthodistes,  occUpés  alors  à  chanter  des  psaumes.  Le  matin 
de  la  nouvelle  atinéé  est  annoncé  par  de  joyeux  carillons,  et  les 
rues  retentissent  des  heureux  souhaits  qui  s'échangent  dans 
toutes  les  maisons,  depuis  la  mansarde  jusqu'au  rez-de-chaussée. 
Le  jour  de  Pâques  est,  on  le  pense  bien,  un  jour  de  grande  so- 
lehnité,  et  oh  s'y  évertue,  comme  en  Russie,  à  varier  les  ca- 
deaux d'œufs  de  Pâques. 

Le  niveau  de  la  moralité  des  villes  industrielles  et  manufac- 

*  L'opinion  de  M.  WhiUing  à  cet  égard  n'était  point  celle  des  officiers  et 
des  soldats  des  troupes  françaises  qui  occupèrent  Nuremberg  û  l'époque  des 
conquêtes  de  Napoléon  I".  Il  y  a,  dit-ou,  encore  à  Nuremberg  des  preuves 
[Jarlantes  de  leur  différence  d'avis.  [Noie  du  Traducleur.) 


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NÛRfcMBEkG.  115 

lurières  n'est  pas  en  général  fort  élevé,  triais  Nuremberg  mérite 
une  assez  boriné  réputation  à  ce  point  de  vue,  et,  quoique  les 
loisciviles  apportent  des  obstacles  aux  mariages,  le  nombre  des 
naissances  illégitimes  y  est  peu  de  chose,  relativement  à  la  po- 
pulation i  A  part  Thabitude  de  detnander  aux  étrangers  un  prix 
double  de  la  valeur  des  objets  qu'ils  veulent  acheter,  les  four- 
beries caractéristiques  de  Tënise  et  de  tiirin  sont  à  peu  près 
inconnues ,  et  si  les  Subtilités  du  commerce  fleurissent  soUs 
des  pignons  gothiques  comme  sbui^  des  arcades  italieiltles,  si 
pins  d'un  Anglais  a  été  rançonné  dans  ses  achats  de  bimbelote- 
ries, il  faut  cepetidant  avouer  qu'à  tout  prendre  là  bouj^eôisie 
de  Nuremberg  ne  peut  pas  être  accusée  de  déloyauté. 

Noité  avons  déjà  dit  que  le  protestantisme  était  là  reli^iôil 
dominante  à  Nuremberg  :  le  dernier  recensement  y  compte  cinq 
mille  catholiques,  un  diiième  de  la  population,  ihais  ils  n'ont 
aucune  espèce  d'infltiëncë,  et  ôti  ne  fait  que  tolérer  leur  séjour. 
C'est  à  grand'|)eine ,  et  tout  récemment ,  qu'on  a  concédé  là 
même  permission  aux  juifs,  et,  ^our  leur  faire  obtenir  cette  tar- 
dive justice,  il  a  fallu  que  leurs  industries  rivales  eussent  créé 
dans  le  voisinage  la  ville  de  Furth. 

Les  annales  de  Nuremberg  révèlent  de  singuliers  exemples 
de  fanatisme  populaire,  et  quelques  sentences  judiciaires  d'une 
date  assez  moderne  égalent,  en  fait  de  superstition  et  d'iniquité, 
les  procès  de  sorcellerie  dont  l'Angleterre  et  l'Amérique  s'occu- 
paient encore  dans  le  dix-septième  siècle.  Nous  ignorons  si  la 
manie  des  tables  tournantes  et  des  esprits  frappeurs  y  a  fait  de 
nombreux  adeptes,  mais  nous  supposerions  aisément  qu'il  doit 
en  être  ainsi  dans  une  ville  qui  aime  les  commérages  et  les 
légendes  mystérieuses.  Le  dernier  héros  de  la  patrie  d'Albert 
Durer  et  de  Hans  Sachs  est  un  personnage  sur  Texistence  du- 
quel pèse  un  voile  qui  maintenant  ne  sera  probablement  jamais 
soulevé  :  nous  voulons  parler  de  Gaspard  Hauser,  cette  victime 
d'un  emprisonnement  inexplicable,  ce  muet  qui  s'est  trouvé 
tout  à  coup  dans  les  rues  de  Nuremberg,  qui  a  eu  de  nos  jours 
^  sort  aussi  étrange  que  THomme  au  masque  de  fer,  et  qui  a 
fini  par  être  misérablement  assassiné  ou  par  se  suicider  à  An- 
spach.  Des  in-octavo  par  douzaines  et  des  dissertations  par  cen- 
taines ont  été  publiés  en  langues  différentes  pour  établir  qui  il 


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116  REVUE    BRITANNIQUE. 

était  et  qui  il  n'était  pas.  Combien  d'ingénieuses  théories  ont 
été  bâties  sur  ses  révélations  incohérentes  I  Le  conseiller  Merker 
soutient  qu'Hauser  était  un  imposteur,  Feuerbach  et  d'autres 
défendent  sa  sincérité.  Son  histoire  se  résume  dans  les  mots 
qui  lui  servent  d'épitaphe  :  ^nigma  hic  temporis,  ignçla  nati- 
vilas ,  occulta  mors. 

Notre  esquisse  aurait  pu  être  plus  courte  ;  elle  aurait  pu  être 
plus  longue  aussi  avec  deux  guides  comme  MM.  Marmier  et 
WhitKng  :  on  se  laisse  volontiers  entraîner  à  parler  d'une  ville 
qui,  plus  que  toute  autre  ville  d'Allemagne,  a  gardé  les  traits 
et  les  habitudes  de  temps  qui  ne  sont  plus,  d'une  ville  où  l'élé- 
gance et  l'utilité,  le  travail  et  la  liberté  se  sont  donné  la  main. 
En  disant  adieu  à  ce  sanctuaire  des  arts  du  moyen  Age,  à  ce  coin 
de  terre  où  règne  une  paix  profonde,  où  nous  aurions  voulu 
seulement  qu'on  eût  pour  les  catholiques  et  les  juifs  un  peu  de 
celte  tolérance  qui  conserve  aux  monuments  leur  physiono- 
mie séculaire,  nous  aimons  à  répéter  les  vers  allemands  que 
M.  WhitUng  a  inscrits  en  tête  de  son  livre  : 

Quand  on  veut  connaître  F  Allemagne, 
Connaître  l'Allemagne  et  l'aimer. 
Il  faut  visiter  Nuremberg, 
Il  faut  voir  ses  merveilles. 

Que  Dieu  te  protège  à  jamais  ! 
.    Conserve  à  jamais  tes  souvenirs. 
Ville  où  Durer  a  manié  le  pinceau. 
Ville  où  Sachs  a  fait  entendre  ses  chants  ! 

D.  N.  (North  American  Rtview,) 


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LITTÉRATURE  ESPA6R0LL 
§1. 

FERNAN  CABALLERO. 


LETTBE  A  L.  LE  DIRECTEUR  DE   LA  REVUE  BRITANNIQUE. 

Madrid,  31  décembre  1859. 

Mon  cher  monsieur. 

Vous  avez  bien  voulu  me  demander  d'entretenir  un  moment 
vos  lecteurs  du  mystérieux  romancier  espagnol  qui«  pourbeau- 
coap  d'entre  eux,  n'est  plus  caché  qu'à  demi  sous  le  pseudo- 
nyme applaudi  de  Fernan  Caballero.  Il  peut  être  piquant,  en 
effet,  d'opposer  aux  écrivains  que  vous  réussissez  si  bien  à  na- 
turaliser en  France  un  auteur  dont  la  physionomie  est  si  pro- 
fondément méridionale,  et  dans  le  groupe  de  Charles  Dickens. 
de  Thackeray  et  de  miss  Brontë,  d'introduire  le  personnage  tout 
différent  de  Fernan  Caballero. 

Une  première  fois  déjà,  dans  le  Correspùndant^  j'ai  essayé  de 
caractériser  ce  talent  nouveau.  Hais  depuis  cette  première  ex- 
cursion sur  un  terrain  alors  encore  peu  exploré,  Fernan  Cabal- 
lero a  produit  d'autres  ouvrages.  Ses  romans  ont  passé  les  Pyré- 
nées, un  coin  du  voile  a  été  soulevé  par  des  mains,  il  est  vrai, 
qu'on  eût  voulu  parfois  plus  légères.  Il  y  a  donc,  dès  aujour- 
d'hui, il  y  aura  souvent  encore,  nous  Tespérons,  à  revenir  sur 
les  compositions  originales  de  ce  charmant  esprit,  de  ce  noble 
cœur. 

Au  rebours  de  certains  pseudonymes  qui  se  sont  comme  étu- 
diés à  efiacer  de  leur  œqvre  les  traits  de  leur  véritable  nature, 


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118  REVUE    BRITANNIQUE. 

Fernan  Caballero,  tout  en  s'obstinant  à  ne  livrer  au  public  ni 
son  nom,  ni  son  ouvrage,  n'a  fait  cependant  aucun  sacrifice 
regrettable  au  frivole  désir  de  dérouter  le  lecteur,  et  dans  la 
Gaciota,  dans  Clemencia,  ^aps  la  Faïï\il\e  Almreda^  on  a  sans 
peine  reconnu  la  main  d'une  femme.  Elle  eût  trop  perdu  à  se 
déguiser  mieux.  Ses  qualités  les  plus  exquises  se  fussent  alté- 
rées dans  l'effort  qu'elle  eût  fait  pour  paraître  véritablement  un 
homme.  Laissons-lui  son  masque,  puisqu'elle  y  tient,  mais  re- 
mercions-la d'avoir  gardé  de  son  sexe  tout  ce  qui  fait  le  charme 
de  ses  livres. 

Tout  le  monde  en  Espagne,  ou  à  peu  près  tout  le  monde, 
sait  aujourd'hui  qui  est  Fernan  Caballero.  Mais,  en  France,  ce 
pseudonyme  a  donné  lieu  à  une  piquante  méprise.  Trompées 
sans  doute  par  ce  prénom  de  Fernan,  par  le  parfum  d'aristocra- 
tique distinction  qui  s'exhale  de  ce$  beaux  livres,  peut-être 
aussi  par  les  respectueuses  sympathies  et  les  mystérieuses  ré- 
serves de  son  biographe,  quelques  personnes  m'ont  fait  l'hon- 
neur de  me  demander  si  Fernan  Caballero  ne  serait  point  par 
hasard  M"®  la  duchesse  de  Montpensier.  0n  avait  lu  dans  une 
I^evqe  de  savantes  et  patriotiques  étude$  ^ur  notre  marine,  de 
vives  et  brillantes  esquisses  sur  les  zouaves  et  les  chasseurs  de 
Vincennes,  sur  Ajésia  une  dissertation  oùÇés^r  lui-mêine avait 
été  appelé  ayec  grftce  ef  avec  une  autorité  compétente  à  prendre 
(ait  e\  caqse  ppflr  la  Bourgogne  contre  la  Fraqche-Comté,  et  Ton 
eût  été  charfpé»  plus  qu'étonné,  qu'un  troisième  écrivain  de  la 
mêpQ^  rac^  se  fût  ]rencontré  à  côté  des  deux  premiers.  Non, 
l'auguste  sœur  de  la  reine  Isabelle  n'est  point  Fernan  Caballero. 
E|le  a,  je  le  sais,  un  goût  très-vif  pour  la  personne  et  pour  les 
ouvrages  c|e  l'ingénieux  écrivain  ;  mais  uniquement  occupée 
d\i  soip  d'élever  ses  beaux  enfants,  jamais,  je  l'affirme,  plie 
n'a  songé  à  peindre  l'Andalousie,  ni  à  raconter  ses  légendes. 
Elle  se  contente  de  prêter  à  qui  les  lui  raconte  uno  attention 
émue.  Ce  n'est  donc  pas  au  palais  de  San-Telmo  qu'il  faut  cher- 
cher l'auteur  de  la  (iqviotQ,  mais  à  deux  pas  de  San-Telmo  et  à 
Sjéville  m^jne,  dans  l'une  des  tours  du  vieil  Alcazar  moresque, 
rebâti  par  don  Pèdre. 

Uq*  t|el  logis  était  fait  pour  un  pareil  hôte.  En  se  penchant  à 
la  fpn^trequi  s'ouvre  ^u  fond  de  son  salon,  Fernan  peutaper- 


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FERF^AIf  CAB^LJiERO.  119 

ceypir  à  sa  gauche  la  voûte  soiis  laquelle  Sapçho  Ortiz,  le  Çi^ 
d'Andalousie,  le  héros  de  Lope  de  Vega  et  de  M.  Lebrun,  tu^ 
ep  duel  Bustos,  le  frère  de  sa  fiaqqée.  Il  a  devant  lui  les  ar- 
chives des  Indes  oi^  dort,  ep  atteqdan^  Tenct^anteur  qui  doit  la 
tirer  de  la  poussière  de  tant  de  manuscrits,  l'histoire  de  l'Es- 
pagne américaine  ;  à  sa  droite  enfin,  la  cathé(lrale,  et  cette  pas- 
sion des  iqrtistes,  la  Giralda.  Ces  poétiques  monuments  font 
cerSe  autour  d'une  place  ovab  plantée  d'acacias  et  d'orangers. 
Pour  peu  que  Fernan  Caballero  prête  l'oreille  de  ce  côté,  la  brise 
lui  apporte,  pendant  le  joqr,  ^qut  le  mouvement  de  la  vie  po- 
pulaire, et  le  soir,  les  douces  causpries  des  amoureux  assis  sur 
les  bancs.  Mais  à  l'heurp  oji  le  soliail  dore  de  ses  derniefs  rayons 
les  toits  inégaux  de  ces  monuments,  si  Fernan  iqopte  à  sa  |our 
et  qu'elle  élève  et  porte  plus  loin  ses  regards ,  l'œuvre  de 
rhomme  disparaît  deyant  elle  pour  faire  place  à  celle  du  Créa- 
teur ,  ou  plutôt  elles  apparaissent  mêlées  et  confondues ,  car 
anx grands  paysages  s'unissent  Iqs  grands  souvenirs.  Là  se  dé^ 
roulent  ces  immenses  coteaux  de  l'Algarafe,  couronnés  d'oli- 
▼iers,  et  que  la  tradition  appelle  encore  les  jardins  d'Her- 
cule; ici,  c'est  ce  poétique  couvent  de  San-Juan  4'Alfwachej 
autrefois  citadelle  romaine,  plus  tard  château  moresque,  au- 
jourd'hui ruine  sainte,  à  côté  de  ses  deux  cyprès  qui  semblent 
veiller  sur  elle  et  la  consoler.  Au  J^as  du  rocher  qui  porte  le 
couvent  est  un  charmant  village,  berceau  de  ce  héros  de  Mateo 
Aleman  et  de  Lesage,  qui  ne  ressemble  guère  à  ceux  de  Fernan 
Caballero  ;  plus  loin,  en  remontant  le  coteau,  on  aperçoit  les 
blanches  maisons  de  Castilleja ,  où  mourut  Fernand  Certes , 
oublié  de  son  roi  et  de  l'Espagne,  sous  un  toit  qui,  lui  du  moins, 
est  assuré  de  ne  pas  périr.  Le  Guadalquivir  promène  au  pied 
de  ces  riches  collines  ses  belles  et  tranquilles  eaux.  L'observa- 
teur regarde,  le  romancier  écoute  et  l'écrivain  n'a  plus  qu'à  se 
souvenir. . 

Mais  encore  faut-il  avoir  appris  quelqife  part  à  regarder,  à 
écouter,  à  observer,  surtout  à  écrire.  Je  vous  ai  confessé  que 
Fernan  Caballero  pouvait  bien  être  une  femme.  Mais  si  c'est 
nne  femme,  à  coup  sûr,  <;'est  une  Andalouse.  Ses  yeux  se  sont 
ouverts  pour  la  première  fois  sous  ce  beau  ciel,  sur  ces  belles 
contrées.  De  là,  d'abord,  son  amour  pour  l'Andalousie  et  cette 


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120  REVUE    BRITANNIQUE. 

ardeur  à  la  peindre.  Hais  Fernan  n'a  bien  senti  tout  le  charme 
de  son  pays  natal  qu'après  en  avoir  vu  d'autres.  C'est  une  Anda- 
louse  qui  a  parcouru  la  France,  l'Angleterre,  l'Allemagne  ;  elle 
a  même  du  sang  allemand  dans  les  veines.  Elle  avait  senti  d'in- 
stinct le  charme  de  son  Andalousie,  mais  ce  n'est  qu'en  la  re- 
voyant qu'elle  l'a  bien  vue,  et  que  cette  terre  privilégiée  s'est 
révélée  à  elle  dans  toute  sa  grflce,  dans  toute  sa  splendeur;  aj^ant 
pu  la  comparer  à  d'autres,  elle  l'a  aimée  davantage,  mais  d'une 
préférence  plus  éclairée,  et,  le  jour  où  elle  s'est  découvert  le  ta- 
lent de  la  peindre,  elle  n'a  point  fait  comme  ces  artistes  qui, 
dès  qu'ils  s'imaginent  avoir  mis  le  pied  sur  une  terre  inconnue, 
ne  vous  font  grflce  d'aucun  détail,  et  nuisent  à  la  vérité  même 
de  la  copie  à  force  de  vouloir  tout  y  mettre.  Non  :  Fernan  Ca- 
ballero  ne  se  pique  pas  d'avoir  été  le  Christophe  Colomb  de 
l'Andalousie.  Seulement  ses  rapides  excursions  hors  d'Espagne 
l'ont  mis  en  mesure  de  choisir  et  d'admirer  à  bon  escient.  Ce 
rapprochement  involontaire,  qui  se  fait  de  lui-même  dans  l'i- 
magination du  peintre  ou  de  l'écrivain,  donne  à  l'un  comme  à 
l'autre  le  véritable  point  de  vue.  Les  tableaux  et  les  récits  de 
Fernan  Caballero,  comme  ceux  de  Walter  Scott,  dont  le  nom 
vient  naturellement  à  l'esprit  et  aux  lèvres  chaque  fois  que  Ton 
parle  de  Fernan  Caballero,  ont  cette  vérité  attachante  qui  naît 
d'une  observation  sincère  et  approfondie  et  non  de  la  surprise 
d'un  passager  enchantement. 

Les  premières  publications  de  Fernan  Caballero  ne  remontent 
guère  qu'à  une  douzaine  d'années,  et  le  succès  ne  dépassa  point 
d'abord  un  petit  cercle  d'amis  chez  qui  un  peu  d'étonnement  et 
quelque  incertitude  se  mêlaient  encore  à  une  admiration  timide 
et  contenue.  On  était  touché  en  lisant,  mais  dans  l'amie  de  la 
veille,  mais  dans  celle  que,  suivant  l'usage  espagnol,  on  appe- 
lait encore  de  son  prénom,  on  avait  une  sorte  de  répugnance  à 
saluer  du  premier  coup,  et  sans  avoir  le  temps  de  se  reconnaître, 
une  intelligence  d'élite,  un  talent  supérieur.  Fernan  Caballero 
ne  fut  vraiment  prophète  en  son  pays  qu'après  que  sa  renommée, 
acceptée  au  dehors,  eut  repassé  la  Sierra  Morena,  et  quand  on 
vit  ses  Nouvelles  désignées  à  Tadmiration  des  lecteurs  par  les 
noms  les  plus  imposants  de  la  littérature  espagnole.  Le  mystère 
qui,  quelque  temps  encore,  entoura  la  personnalité  de  l'auteur 


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FERNAN   CABALLERO.  121 

De  nuisit  point  à  sa  croissante  popularité.  L'Espagne  aime  à  ren- 
contrer partout  un  peu  de  romanesque. 

Feman  Cabâllero  avait  longtemps  vécu  sans  se  douter  qu'elle 
dftt  plus  tard  redire  elle-même  aux  autres  et  fixer  sous  une  forme 
durable  ces  pathétiques  histoires  qu'elle  amassait  dans  son  sou- 
venir, et  qu'elle  fût  appelée  à  rendre  avec  tout  son  éclat  cette 
riche  nature  au  sein  de  laquelle  elle  aimait  à  vivre.  Abeille  dili- 
gente, elle  allait  en  quête  des  fleurs,  mais  pour  en  garder  le 
miel  en  elle-même.  Un  jour  vint  cependant  où  Técorce  du  chêne 
s'entr'ouvrit  et  où  le  miel  coula. 

Le  premier  ouvrage  de  Fernan  Cabâllero  (mais  elle  ne  croyait 
guère  alors  avoir  écrit  un  ouvrage),  ce  fut  la  Famille  Alvareda. 
L'auteur  avait  ouï  raconter  l'anecdote  qui  fait  le  fond  de  ce  récit, 
sous  les  oliviers  mêmes  où  elle  s'était  passée.  Elle  en  reçut  une 
vive  impression,  et,  en  rentrant  chez  elle,  elle  en  écrivit  en  al- 
lemand les  tragiques  détails,  puis  elle  oublia  son  manuscrit. 
Vous  doutiez-vous,  cher  Taylor,  lorsque,  avec  notre  ami  Dau- 
zats,  cba^é  par  le  roi  Louis-Philippe  d'une  mission  en  Espagne, 
vous  alliez  faire  votre  correspondance  dans  un  salon  de  Séville, 
nn  des  rares  salons  qui  eût  alors  une  cheminée,  vous  doutiez- 
vous,  dites-moi,  que  la  spirituelle  marquise  qui  vous  ouvrait  sa 
maison  avec  tant  de  grftce  cachftt  un  délicieux  écrivain? 

le  baron  Taylor  ne  reçut,  je  crois,  aucune  confidence  Utté- 
raire  de  celle  qui  devait  être,  quelque  douze  ans  plus  tard, 
Fernan  Cabâllero.  Washington  Irving,  qui  passa  à  Séville  quelque 
temps  après  le  baron  Taylor,  se  douta  sans  doute  de  quelque 
chose,  car  il  lui  fut  permis  délire  la  Famille  Alvareda.  H  en  fut 
ftappé  et  charmé,  et  je  me  demande  comment  il  n'emprunta  pas 
i  ce  talent  qui  lui  était  ainsi  révélé  l'art  de  mettre  lui-même 
plos  de  véritable  couleur  locale  dans  ses  jolis  contes  de  l'Alham- 
brah.  Mais  déjà,  sans  doute,  son  siège  était  fait,  et  il  revenait 
alors  de  la  conquête  de  Grenade. 

Des  années  se  passèrent,  années  chargées  d'épreuves  de  plus 
dnn  genre,  et  auxquelles  Fernan  Cabâllero  chercha  dans  les 
lettres  une  heureuse  diversion.  Ce  fut  alors  qu'elle  écrivit  la 
Gwnola,  Elle  le  rédigea  successivement  en  espagnol  et  en  fran- 
çais, avec  rintention,  a-t-on  dit,  de  le  publier  en  France.  J'ai 
feuilleté  le  manuscrit  français  ;  mais  comme,  à  cette  époque,  la 

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122  REVXJE    BRITANNIQUE. 

Gaviota  avait  paru  en  espagnol,  je  pie  préoccupai  moins,  je 
l'avoue,  de  l'ouvrage  en  lui-roêpae,  qi^e  j'avais  lu  avec  délices 
dans  la  vraie  langue  de  l'auteur,  c[ue  de  certaines  illustrations 
à  la  plume  que  je  remarquai  sur  les  marges  du  manuscrit,  com- 
mentaire expressif  d'une  n^ain  chère...,  aujqurd'lfuî,  hélas t  à 
jamais  glacée. 

^i  Fernan  avaif  eu  réellement  Ja  pensée  qu'pp  lui  a  prêtée, 
on  ne  peut  douter  qu'elle  ne  fût  paryenue  ^  preqdro  un  raqg 
honorable  dans  la  foule  c|e  np^  rgmancipcs.  lk|^is  si,  en  effet, 
cette  pensée  fut  la  sienne,  on  doit  croire  qu'elle  y  renpnça  vite 
et  qu'elle  comprit,  bepreugeipent  pouy  tou|  le  mopde,  qu'il  valait 
mieux  être  le  premier  à  Madrid  que  le  second  à  Paris,  et  l'Es- 
pagne ne  sut  rien  du  (langer  qu'elle  ayait  cppru  de  pef (ire  le  p|us 
charmant  confppr  qu'ellq  ai^  possédé  depuis  celui  qu*il  ne 
faut  comparer  à  persoqpe,  depuis  Ceiyantes. 

La  collection  des  œuvras  de  Fernan  Caballero  forme  aujour- 
d'hui quatorze  volumes,  dont  le  dernier  est  un  précieux  rec^eil 
de  ces  refrains  populaires  auxquels  elle  a  souvent  pmpriinté  de 
très-gracieuses  inspiratipns,  source  féçpnde  où  se  retrempe  et 
se  renouvelle  sans  cesse  le  génie  poétique  de  l'Espagn^. 

Parcourons  les  autres  volujpes,  et  essayons  de  carjictériser 
au  passifge  ce  qu'il  y  a  ç^e  plus  remarquable  daqs  chacun  d'eux. 

La  Gaviota  et  Clemencia  sont  deux  romans  complets  par  l'im- 
portance, l'étendue  et  la  variété.  Lp  premier  est  l'histoire  de  la 
fille  d'un  sipople  pêcheur,  qui,  douée  paf  la*  nature  d'une  voix 
magnifique,  et  jetée  daijs  le  monde  des  grandes  villes  par  ce 
hasard  du  talent  dont  elle  n'est  pas  digne,  s'abandonne  à  ses 
instincts  vulgaires  et  pervers,  et  retqmbée,  par  suite  de  la  perte 
de  sa  voix,  dans  l'infériorité  de  sa  première  condition,  meurt 
dans  la  misère,  le  mépris  et  l'abandon.  Ce  caraptpre,  dessiqé 
avec  une  rare  vigueur,  se  développe  au  milieu  de  tous  les  ac- 
cidents de  la  vie  andalouse.  Autour  de  la  figure  principale,  et 
éclairés  de  son  reflet  énergique,  se  groupent  une  foule  de  types 
divers,  depuis  le  gran^  d'Espagne  jusqu'au  torero,  et  depuis  le 
vieux  soldat  qui  se  drape  encore  fièrement  sous  le  dernier  lapa- 
beau  de  son  uniforme  en  haillons,  jusqu'au  pauvre  moine  que 
la  révolutipp  a  chassé  de  son  couvent,  et  à  qui  la  chqrité  privée 
en  ouvre  de  )[|ouyeau  la  porte. 


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fEf((«AN  C^BALLEKO.  123 

)4  naturf)  pt  ^  pay^qge  aq^^alous  ^ieflpept  upe  pljipe  p}ps 
graq^P  fi^p^  Çlemencia.  A  la  nqpcj^ialqpte  e^isfi^Dce  d'uQe  Doble 
dame  fie  proTÎnpe,  Tauteur  qppose  ici  la  vie  large,  actiye,  géné- 
reuse du  ric|ie  laboureur d' Andalousie;  d'ppp  p^pt,  pes  pfluver- 
satioDS  YÎvp§  e\  légères,  dont  le  piquant  est  surtout  dans  le  jeu 
de  la  pafole,  dont  la  gr$ce  est  dap^  Timagp  plp^^t  que  dan^  |a 
pe(i$^  ;  de  rautrq*  cette  réalité  puissapte  et  ces  yastps  bori^^ops 
qui  font  songer  aux  patriarches. 

fq  Fqmille  Almredfi,  ce  ^é\^nX  tput  spontané  d'un  talent  qui 
sHgnonMt  encore,  g^rde  sa  place  à  part  dans  ce  recueil  d'atta- 
chants récits.  C'est  une  étude  de  la  passion  dans  le  p^ifple  :  qUp 
Dousfaif  Tpir  qu'une  cpqpette  Hfi  village  peut  pousser  jpsqu'au 
cripie  pnq  natur^  drpite  et  pép  pour  )e  bieq.  Les  bandi^ 
qu'on  rençon^e  (|aps  ]a  secpnde  partie  du  ^p|i  Q\iiçhoUe  n'y 
sont  pas  dessinés  d'up^  ]nain  plfis  f^^meque  n^  l'e^t  ici  certain 
capitaine  d'aventure. 

Dans^  5e  t^ire  ^\irqnt  la  viç  et  pardonner  en  ^o^rant^  on 
verra  une  épou^  chrétienne  qpi ,  ipourapt  du  s^cxp\  de  son  mari , 
ne  lui  laisse  pas  même  entendre  qu'elle  sait  le  mof  terrible 
qui  ppurrait  le  conduire  à  l'ccbafaud,  et  ne  dit  ce  mot  qu'au 
xDoipent  de  mourir,  à  roreijlp  de  celui  qui,  pendant  tant  d'ap- 
oée$,  4  fait  d'elle  sa  victime.  Fernan  Caballero  est  le  peintre 
pr^|es|jn^  4p?  simples  et  fortes  vertus  du  ptfristianisme.  Elle 
sermonne  quelquefois,  à  l'occasion  ;  mais  son  récit  même  n'est 
jamais  un  sermon. 

La  dernière  Çonsolatiotk  est  encore  un  fruit  ^e  cett^  inspirfif- 
tiou  supérieure.  Un  condamné,  qui  s'est  échappé  la  nuif  ^u 
Trocadéro,  se  perd  daps  les  mardis  qui  entourent  1^  fort.  $a 
mère,  qui  c^ans  l'ip^ervalle  a  o^tpnu  sa  grâce,  apprend  j^n  même 
temps  sa  fuite  et  sa  fin  tragique.  Vais  son  flésesppir  sp  calipe 
tout  à  coup  devant  un  signe  qui  li^i  révèle  qu^  son  fils  est  mort 
repentant  et  pardonné. 

le  sentiment  exalté  de  l'honneur  règne  ep  Jyran  dans  beau- 
coup de  comédies  de  l'ancien  théâtre  espagnol.  Ce  sublima 
scrupule  de  l'âme,  vaipcu  à  la  fin  par  l'ampur  fraternel,  est  le 
fond  même  de  la  nouvelle  qui  a  pour  titre  :  Lucas  Garcia. 

La  religion  de  l'hospitalité  antique,  associée  avec  intérêt, 
dans  Simon  Verde^  ^ux  aventures  du  proscrit  moderne  et  sur- 


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124  REVUE  BRITANNIQUE. 

vivant  même  à  la  déception  la  plus  odieuse,  fait  de  la  nouvelle 
qui  porte  ce  titre  un  heureux  pendant  à  notre  Mateo  Falcone. 
Mais  cette  nouvelle  a  sur  le  petit  chef-d'œuvre  de  Mérimée  l'a- 
vantage d'ouvrir  à  l'imagination  les  profonds  et  larges  horizons 
de  la  vie  chrétienne,  car  Simon  Yerde  n'est  pas  seulement  le 
héros  de  l'hospitalité  mal  récompensée,  il  est  aussi  et  surtout 
le  type  du  chrétien  reconnaissant  ses  erreurs  et  les  réparant  de- 
vant la  mort. 

Pauvre  Dolorès  !  est  un  récit  plein  de  larmes  qui  mêle  un  peu 
d'idéal  et  beaucoup  d'émotion  à  la  vie  simple  et  vulgaire  des 
pécheurs  de  Rota. 

Avec  V Etoile  de  YandaHa,  nous  quittons  les  côtes  de  l'Océan 
pour  retrouver  l'intérêt  absorbant  de  la  passion  et  du  drame 
parmi  les  laboureurs  de  Carmona.  L'Étoile  de  Yandalia,  c'est 
tout  à  la  fois  Carmona  et  l^éroïne  du  roman. 

Des  passions  non  moins  profondes  traversent,  comme  l'éclair 
de  la  tempête,  le  roman  compliqué  qui  a  pour  titre  :  VUne  avec 
r autre,  véritable  jeu  de  l'imagination,  où  s'entrelacent  sans  se 
confondre  le  présent  et  le  passé,  la  comédie  et  le  drame,  le  peu- 
ple et  la  bourgeoisie,  l'analyse  délicate  et  l'imprévu  des  inci- 
dents. Dans  ce  tissu  serré,  mais  où  le  naturel  habituel  à  l'auteur 
est  trop  sacrifié  à  la  poursuite  artificielle  des  effets  inattendus, 
court  une  veine  comique  qui  donne  à  l'esprit  les  plus  amusantes 
surprises. 

Cette  veine,  innocemment  railleuse,  s'était  déjà  révélée  avec 
une  étincelante  vivacité  dans  une  des  plus  anciennes  composi- 
tions de  Fernan  Caballero,  Lagrimas,  où,  entre  autres  types 
heureusement  saisis  et  rendus,  il  en  est  un  qui  restera  comme 
une  forte  création,  celui  de  l'aventurier  enrichi  en  Amérique, 
et  qui  revient  suer  son  or  en  Espagne,  où  il  rapporte,  avec  ses 
richesses,  l'égoïsme  cynique,  la  bassesse  orgueilleuse  et  la 
sotte  arrogance  des  républiques  du  nouveau  monde. 

Je  m'arrête  pour  ne  pas  tout  analyser,  et  avec  le  regret  d'in- 
diquer seulement  EliaSy  ou  V Espagne  il  y  a  trente  ans.  Un  Eté  à 
Bornos,  etc.  Il  n'est  pas  un  de  ses  ouvrages  qui  ne  donne  une 
haute  idée  de  la  moralité  des  œuvres  de  Fernan  Caballero,  et 
qui  ne  se  recommande  par  l'éclat  et  la  vérité  des  descriptions, 
par  l'intérêt  du  récit,  par  l'originalité  du  dialogue,  par  la  forte 

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FERNAN  GABALLERO.  125 

simplicité  de  Faction.  Je  voudrais  iosister  davantage  sur  le  ca- 
ractère particulier  de  rinvention,  sur  le  procédé  de  la  composi- 
tion, chez  Fauteur  de  tant  de  romans  distingués.  Même  quand 
il  invente,  Fernan  Caballero  ne  semble  encore  que  se  souvenir. 
(Test  le  d6n  suprême  du  vrai  conteur.  Mais  souvent,  en  effet,  le 
vrai  conteur  ici  se  souvient  :  seulement,  le  fait  qu'il  retrouve  au 
fond  de  sa  mémoire  arrive  au  bout  de  sa  plume,  transformé, 
idéalisé.  Fernan  Caballero  voit  beaucoup,  il  observe  sans  cesse, 
il  retient  sans  effort.  Le  sentiment  moral  et  la  passion  intérieure 
Tiennent  ensuite,  presque  à  son  insu,  donner  la  couleur  et  la 
vie  à  ce  qu'il  a  vu,  observé,  retenu.  Je  ne  crois  pas  que,  sauf 
une  fois,  et  je  Tai  dit,  il  se  soit  beaucoup  préoccupé  de  combi- 
ner des  situations  ;  je  ne  Tai  jamais  vu  se  complaire  dans  les 
mille  ruses  du  métier  ;  le  mot  seul  lui  ferait  horreur.  Il  sait  où 
il  va  et  le  but  qu'il  veut  atteindre.  Mais  je  n'imagine  pas,  quand 
il  prend  la  plume,  qu'il  se  rende  bien  compte  de  ce  que  diront, 
de  ce  que  feront  d'abord  ses  personnages.  Il  n'est  jamais  pressé 
en  commençant.  Il  se  met  en  route  de  l'air  de  quelqu'un  qui, 
sûr  d'arriver,  ne  prend  aucun  souci  de  l'heure,  ni  du  chemin.  Il 
s  arrête  volontiers  à  admirer  le  paysage,  à  décrire  ses  héros,  à 
les  écouter  deviser  entre  eux.  Il  ne  se  fera  pas  prier  pour  jeter 
son  mot  dans  la  conversation  et  dire  son  fait  au  temps  présent, 
ce  qui  lui  arrive  peut-être  plus  souvent  que  de  raison.  Mais  dès 
que  le  drame  a  pris  possession  de  la  scène,  l'auteur  disparaît  tout 
àcoup,  et  l'action  se  précipite  avec  une  irrésitible  énergie.  Aussi 
arrive-t-il  souvent  qu'après  une  première  partie,  pleinede  grâce, 
de  nonchalance  aimable,  de  fines  remarques,  d'attrayantes  pein- 
tures, il  n'y  a  plus  dans  la  seconde  que  passion  et  entraînement. 
Plus  rien  d'inutile  ;  un  même  souffle  emporte  tout,  hommes  et 
choses,  vers  l'inévitable  dénoûment,  enlevé  parfois  comme  avec 
le  tranchant  de  l'épée. 

Et  puis  à  côté  de  ce  tact  exquis,  de  cette  distinction  native,  de 
ce  goût  vif  pour  tout  ce  qui  es^  noble,  généreux,  élevé,  de  cette 
fine  intelligence  des  besoins  et  des  habitudes  de  la  société 
polie,  quoi  de  plus  surprenant  que  cette  particulière  aptitude 
i  peindre  le  peuple,  les  bonnes  gens,  l'homme  des  champs,  ce 
don  de  s'intéresser  aux  petits,  d'entrer  avec  sympathie  dans  le 
sentiment  de  leur  misères,  de  savoir  analyser  leurs  idées,  leurs 


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126  REVtlfc   BtllTANNIQUE. 

préjugés,  leurs  passions,  sans  que  jamais  uh  sentitneiit  dé  ré- 
volte viehne  se  mêler  à  celte  tendre  coiîipassion  pour  Ifes  souf- 
frdilces  du  pauvre?  C'est  que,  chez  Fernan  Câballero,  il  ne  faut 
pas  se  lasser  de  le  répéter,  Tinspitation  est  profondément,  sin- 
cèrement bhrétietlne. 

De[iiiis  bientôt  un  an  uh  silëtibe  respectueux  s'était  fait  au- 
tour (lu  tiom  de  Fernan  Cabhllerd.  Mh  mâlhëiir  aussi  cruel 
qu'inattendu  avait  frappé  datls  sa  solitiidë  ëettè  ptii-e  existence, 
et  la  plume  avait  échappé  à  ces  maiiis  qui  né  savaieiit  plus  que 
se  joindre  poul*  ^Her. 

Un  ami,  itial  inspiré  sans  doute  ce  joiii'-là,  prit  ce  moiheni 
pdiit  comparer  longuement  dàris  tin  jourhâl  t'erhan  Caballeh) 
à  Gedtges  Satid,  et  évldeinment  |)oiiir  sacrifier  àVeë  éclat  sur 
Tâulel  d'une  renomiUée  sàils  tache  celte  gloire  bl*àgeiisë  et  trou- 
blée. Ferdàri  Cabdlleto  fit  alors  vidlence  S  sa  dduleur  poiir  té- 
clâuler  contre  un  parallèle  qu'une  admiration  imprudente  vou- 
lait rendre  injurieux  à  l'auteur  d*îndiana.  Elle  écrivit  une  lettré 
clUi  fut  aussitôt  rendue  publiqliè,  et  dodt  je  traduirai  icild  pliis 
grande  partie  pour  montre^  là  haute  ëqtiité  (Jue  ^oHe  en  toute 
chose  Fernan  Cabàllërd,  et  le  sbiii  qu'elle  trtët  k  fee  maidteuir 
en  toute  occasioii  au-dessus  defe  petites  ^àssldiis  de  là  vie  litté- 
raire : 

a  Mon  cher  ami,  je  vous  remercie  de  l'obligeafacë  cjué  voiis 
avez  eue  de  m'envbyer  l'article  qu'a  bieti  Voùlti  tne  bonsacrër 
Un  des  rédacteurs  du  Respectable  jdurhàl  la  Esperanza.  Parla, 
vous  m'avez  tûis  en  mestire  d'accotnplit  deux  actes  dé  justice. 
En  premier  lied,  je  dois  exjirimet  toute  ma  gratitude  à  l'auteur 
de  l'article  pour  la  bonne  dpinion  qu'il  s'estfordiée  de  hioi,  et 
qui  va  se  répatidre  partni  toutes  les  personnes  (Jui,  â  Tétrafaget- 
comme  eh  Espagne,  acceptent  l'autorité  de  cette  feuille.  Je  dois, 
en  second  lieu,  faire  une  réserve.  Je  serais  injuste,  eii  vérité,  et 
par  trop  ingrate,  si  jfe  ne  ptoclamais  hautement  que  les  écrivains 
et  les  journaux  de  l'opinion  libérale  ont  été  les  premiers  i 
m'accueillir  et  à  me  loilerbien  au  delà  de  ce  que  je  inéritais  ;  les 
premiers  qui  m*odt  encouragée  A  fcontitiuer  à  écrire.  Je  leur  suis 
redevable,  eti  butre,  de  la  plupart  des  prologues  aussi  prévenus 
en  ma  faveur,  àtissi  bienveillants  qu'ils  ^nt  beaux,  qtii  accré- 
ditent les  quatorze  volumes  dont  se  compose  aujourd'hui  \û  col- 


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FERl^AN  CAbALtEHO.       .  iiî 

lectidn  de  mes  (feilvres.  Ces  prologues  bht  pour  auteurs  lés  hom- 
mes du  premier  rang  littéraire  dans  Técole  libérale,  et  ceui-ci 
les  ont  écrits  parce  qu'ils  sentaient  vibrer  dans  leur  cœur  les 
cordes  que  je  touche  dans  mek  litres,  à  sàvbi^  :  lé  sentiment 
religieux,  Yespagnolisme,  Tahlout  dé  hbtre  t)àys  et  de  ses  vieilles 
gloites.  Il  ne  sabrait  dbbc  appartenir  à  cb  groilpe  libéral  qui 
m'a  aplani  la  route  avec  tant  de  sympathie  et  de  cordialité,  le 
critique  acerbe  aiiquel  fait  Hllusibii  Tëcrlvàin  qni,  dâbs  la  Es- 
peranza^  me  traite  si  favbràbleniëni,  mais  S  feettë  attire  école  qui 
repousse  égalenient  le  génie  et  \A  fèliglotl  de  TEàpagne.  Ayant 
repudié  lô  pftssé  tout  entier,  et  romt)u  tout  pacte  avec  lUi,  faut-il 
s'étonner  qtie  cette  école  renie  aiissî  cet  ancien  esprit  de  bheva- 
lerie  qui;  en  Est)agne  silrtout,  plelH  de  tespeci  pour  les  femmes, 
se  portait  si  vivement  à  leur  défense?  car  il  siljijiosé  que  je 
sois  une  femme,  et  ne  laisse  pas  que  dé  më  dénigrer,  ël  je  suis 
ainsi  la  cause  d'une  innovation  de  pltis  dan^  iios  mœurs.  Je 
mentirais  si  je  voulais  paraître  Itidifférente  à  ces  attaque^;  je  ne 
mens  jamais,  par  orgueil  d'aboM.  Je  dis  donc  ici  ce  que  je 
pense.  Ces  sentiments  haineux,  fruits  ainers  de  notre  époque,  il 
m'est  aussi  impossible  de  les  éprotiver  cbntte  qtii  que  ce  soit, 
qu'il  m'est  pénible  de  les  inspiirér. 

«  Lorsqu'on  lit  sur  un  auteur  un  article  louangeiir  ou  une 
Tioletite  diatribe,  on  ne  manque  pas  dé  se  fleurer  qu'atitaht 
celui  tjtd  en  est  l'objet  approuve  le  premier  et  eii  tire  vanité, 
autant  son  amoùr-propre  se  révolte  à  la  lecture  du  second. 
Eh  bien  !  souvent  on  se  trompe.  J'ai  ëptobvé,  du  moins  en  ce 
qui  me  regarde,  un  vif  regret  et  une  grande  confusion  de  voir 
mon  indulgent  critique  me  comparer  âTétbibent  écrivain  Geor- 
ges Sand...  Georges  Sand  est  uhe  femine  tellement  exception- 
nelle, d'Un  talent  si  supérieur,  d'uri  catîactère  fei  digne,  que,  cette 
comparaison,  bien  faite  pour  la  rabaièser  littérairement,  arrivât- 
elle  à  ses  oreilles,  elle  ne  s'en  offenserait  pas  ;  et  quant  à  moi,  je 
sais  que  si  je  me  tiens  à  ma  place,  nul  ne  pourra  m'en  ôter,  soit 
pour  m'élever  plus  haut,  soit  pour  me  faire  descendre  plus  bas. 
«  Je  me  rappelle  ici  une  conversation  que  j'avais  souvent  avec 
une  personne  bien  chère,  qui  m'était  unie  par  des  liens  étroits, 
^t  que  je  ne  reverrai  plus  que  dans  le  ciel,  si  Dieu  me  fait  la 
pâce  que  je  m'y  retrouve  avec  elle. 


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REVUE    BRITANNIQUE. 


«  Il  te  manque  une  chose  pour  être  un  écrivain  de  renom, 
disait-elle. 

«  —  Il  m'en  manque  tant  !  Laquelle  veux-tu  dire? 

«  —  Il  te  manque  des  ennemis. 

«  —  Jésus!  Et  pourquoi  en  aurais-je? 

«  —  Parce  que  j'amaîs  ils  n'ont  manqué  à  un  écrivain  de 
«  renom. 

«  —  Je  me  réjouis  donc  doublement  de  n'être  pas  de  ces  écri- 
«  vains-là.  Tu  sais  que  je  déteste  le  bruit.  Ce  qu'on  appelle  re- 
«  nommée  est  pour  moi  un  vrai  san-benito  ;  ce  qu'on  appelle 
«  gloire  me  semble  une  parole  vide  de  sens,  et  s'amoindrit  et 
«  se  rapetisse  encore  à  mes  yeux,  quand  on  suppose  qu'une 
«  plume  aussi  faible  que  la  mienne  pourrait  y  atteindre.  » 

«  Soyez  donc  bien  persuadé,  mon  cher  ami,  que  le  dédain 
du  silence  et  de  Toubli  que  m'a  témoigné  jusqu'ici,  en  général, 
le  groupe  littéraire  dont  parle  la  Esperanza,  j'en  ai  toujours  été 
reconnaissante  comme  d'une  véritable  faveur.  Je  n'ai  jamais 
comba\tu  que  les  idées  philosophiques  antireligieuses  et  anti- 
espagnoles. Si  j'y  ai  gagné  le  mépris,  les  attaques,  la  malveillance 
que  signale  la  Esperanza,  je  ne  le  regrette  point  pour  moi  qui  suis 
un  écrivain  sans  valeur  ;  je  le  regrette  pour  ceux  qu'animent  de 
pareils  sentiments,  fils  ingrats  de  la  sainte  Eglise  et  de  la  noble 
Espagne.  Dans  tous  les  cas,  j'aime  incomparablement  mieux  réu- 
nir les  beaux  traits ,  les  nobles  peintures  de  notrapays  et  de  nos 
mœurs,  ces  douces  légendes,  ces  naïves  et  populaires  poésies  de 
l'Espagne,  pour  les  voir  traduire  et  admirer,  comme  on  le  fait, 
chez  les  peuples  étrangers,  que  de  traduire  moi-même  et  d'in- 
troduire chez  nous  les  idées  étrangères,  en  ce  qu'elles  ont  de 
plus  antichrétien,  de  plus  acerbe  et  de  plus  haineux.  » 

Qu'elle  écrive  une  lettre,  un  billet  ou  un  roman,  Feraan  Ca- 
ballero  y  met  toute  son  âme. 

Antoine  de  Latoor. 


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HISTOIRE  NATURELLE. 


L'OISEAU-SERPENT. 


La  nature  semble  parfois,  dans  ses  bizarres  combinaisons,  se 
plaire  à  rassembler  les  éléments  les  plus  hétérogènes  pour  en 
créer  un  être  en  quelque  sorte  fantastique.  Nous  voyons  nager, 
vder,  ramper  des  animaux  de  formes  similaires,  et  de  là  nais- 
sent des  erreurs  que  les  observations  les  plus  attentives  et  les 
progrès  de  la  science  ont  souvent  peine  à  déraciner.  Ainsi  Tat- 
ieau'serpent  a  été,  si  Ton  en  croit  Wilson,  Vobjet  des  fictions  les 
plos  extravagantes  ;  les  premiers  voyageurs,  qui  avaient  sans 
doute  aperçu  son  long  cou  onduler  au  milieu  des  plantes  aqua- 
tiques ou  du  feuillage  des  arbres,  ne  le  signalèrent  comme  rien 
moins  qu'un  monstre  moitié  serpent,  moitié  canard. 

Tout  en  paraissant  justifier  une  opinion  si  extraordinaire, 
Bnffon  s'est  rapproché  de  la  vérité  en  disant,  dans  son  langage 
si  plein  de  sens,  que  ce  curieux  animal  fait  aisément  naître  Tidée 
d'un  reptile  enté  sur  le  corps  d'un  oiseau. 

Habitant  de  TAfrique  et  du  nouveau  monde,  ses  mœurs,  ses 
formes,  son  plumage,  manquant  rarement  de  fixer  Tattention 
des  observateurs,  on  ne  s'étonnera  point  qu'il  ait  reçu  divers 
noms  en  différents  lieux  ;  les  Hottentots  rappellent  assez  exac- 
tement slange  hais  voogei  (oiseau  à  cou  de  serpent]  ;  Scopoli  le 
désigne  par  la  dénomination  de  plottus  ;  Hoehr  par  celle  de 
ptinx;  Linné  et  Klein  par  celle  de  ploluSy  adoptée  dans  la  plu- 
part des  systèmes  et  des  catalogues  nouveaux.  Audubon,  qui 
s'est  rangé  à  cette  opinion,  ajoute  que  les  créoles  de  la  Louisiane, 

^  SÉRIE.  —  TOME  I.  9 


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REVUE   BRITANNIQUE. 


aux  environs  de  la  Nouvelle-Orléans,  le  connaissent  sous  le  nom 
de  beC'à'lancetle,  tandis  qu'à  l'embouchure  du  Mississipi  on  lui 
donne  celui  de  corneille  d'eauy  et  dans  la  Caroline  du  Sud  celui 
de  cormoran.  Il  y  a  plus;  quelques-uns  de  nos  frères  d'outre- 
mer tiennent  beaucoup  à  se  montrer  classiques;  aussi  les  na- 
turels des  parties  méridionales  de  la  Floride  lui  décernent-ils  le 
titre  de  dame  grecque  [greeian  lady),  sans  qu'Audubon  nous  initie 
au  motif  de  cette  appellation  flatteuse.  L'infatigable  ornitholo- 
giste, qui,  pour  son  compte,  lui  donne  en  langage  commun  le 
nom  de  darter  à  plastron  noir,  avoue  cependant  qu'il  est  plus 
généralement  connu  sous  celui  à' oiseau-serpent  (snake-bird). 

Brisson  et  Buffon  l'ont  baptisé  anhinga. 

La  classification  de  cet  étrange  oiseau  est  des  plus  difficiles, 
puisqu'il  participe  à  la  fois  du  cormoran,  du  pélican  et  du  héron . 
Si  ses  ailes  et  sa  queue  lui  donnent  une  analogie  décidée  avec 
le  cormoran,  il  faut  pourtant  reconnaître  que  son  corps  est  plus 
gros  et  moins  élongé  ;  qu'il  a  plus  d'envergure,  et  que  sa  queue 
plus  longue,  qui  fait  un  utile  contre-poids  à  son  cou,  lui  sert  de 
gouvernail  pour  la  direction  de  son  vol. 

Quant  aux  formes  internes,  le  sternum  de  l'anhinga  ressemble 
tellement  à  celui  du  cormoran,  et  par  conséquent  à  celui  du  pé- 
lican, qu'il  faut  une  attention  extrême  pour  distinguer  l'un  de 
l'autre. 

Outre  ce  premier  rapprochement  avec  le  pélican,  il  en  est 
d'autres  encore  plus  caractéristiques  qui  ont  déterminé  les  or- 
nithologistes à  l'agréger  à  la  même  famille.  L'anhinga  porte 
sous  le  bec  une  poche  peu  développée,  il  est  vrai,  mais  de  la 
même  forme  que  celle  du  pélican  ;  une  simple  protubérance 
oblongue  lui  tient  lieu  de  langue  ;  le  système  cellulaire  sous- 
cutané  très-développé,  surtout  les  cellules  longitudinales  du  cou, 
rappellent  la  construction  du  héron  dont  le  bec  et  les  os  du  cou, 
qui  présentent  la  même  courbure  entre  les  septième  et  huitième 
vertèbres,  semblent  avoir  servi  de  modèle  à  ces  mêmes  parties 
de  l'anhinga. 

Nous  devons  à  Levaillant  une  magnifique  description  de 
l'anhinga  d'Afrique;  il  lui  donne  un  bec  et  des  pieds  jaunes  ;  le 
dessus  et  le  derrière  de  la  tête  rouge-brique,  bordés  d'une  sorte 
de  ruban  noir  descendant  jusque  sur  les  épaules  ;  le  front  et  les 


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l'oiseau-serpent  .  131 

côtés  du  coad'un  blanc  pur  ;  la  gorge  et  la  partie  antérieure  du 
cou  d'oD  jaune  d'ocre  pAle  ;  la  partie  inférieure  du  cou  rougefttre 
et  semée  d'oceliations  blanches  ;  les  ailes,  le  manteau,  les  grosses 
peooes  des  ailes  et  de  la  queue  de  couleur  brune,  mais  cha*' 
tojant  de  reflets  verdâtres. 

Qaant  à  Tanhinga  d'Amérique,  Andubon  est  entré  dans  les 
détails  les  plus  minutieux  sur  ses  formes  et  son  plumage.  Chez 
le  mile  adulte,  dit-il,  le  bec,  deux  fois  plus  long  que  la  tête,  pe- 
tite  et  oblongue,  est  presque  droit,  effilé,  garni  d'un  sac  orange, 
et  se  termine  en  pointe  très-aiguë  ;  les  mandibules  légèrement 
courbées  en  sens  inverse,  garnies  d'une  dentelure  très-fine  et 
très^cérée,  sont,  celle  d'en  haut,  de  couleur  olive  foncé  à  bords 
jaunes,  et  celle  d'en  bas,  d'un  jaune  brillant  à  bords  verdfttres  ; 
le  cou  noir,  très-long  et  mince,  qui  se  dilate  comme  celu  du 
cormoraoyse  détache  du  corps,  de  même  couleur  lustrée,  mince 
et  éloDgé,  et  semé,  aux  parties  inférieures  de  derrière,  de  petites 
taches  blanches  oblongues  formant  deux  larges  bandes  ;  le  tarse 
tiis^urt,  olive  foncé  par  devant,  jaune  par  derrière,  et  écaillé, 
est  attaché  à  des  pieds  vigoureux,  dont  les  ongles  brun  noir 
sont  grands,  forts,  courbés  et  très-aigus,  et  les  doigts  unis  par 
Que  membrane  épaisse. 

L'œil  rouge  est  entouré  d'un  espace  nu,  bleu  verd&tre;  les 
plumesde  la  tête,  du  cou  et  du  corps,  d'un  vert  noir  lustré,  sont 
serrées,  lisses,  soyeuses,  oblongues,  les  barbes  désunies  vers 
le  bout.  Cette  uniformité  de  couleur  serait  complète  si,  de  cha- 
que côté,  vers  le  milieu  du  cou  à  partir  de  l'œil,  on  ne  trouvait 
une  autre  série  de  plumes  élongées,  étroites,  peu  serrées,  d'un 
blanc  pourpré  ou  lilas  pâle,  longues  d'un  pouce  au  temps  de  la 
couvaison.  Les  pennes  scapulaires,  d'un  bleu  noir  brillant, 
tiès-élongées,  lancéolées,  se  terminent  en  pointes  roides,  mais 
élastiques;  les  ailes,  tachetées  de  blanc  dans  la  partie  supé- 
rieure, sont  garnies  de  pennes  fortes,  fermes  et  courbées,  variant 
de  longueur  entre  elles;  la  queue,  de  mêmes  nuances  que  les 
ailes  et  les  scapulaires,  étroite  à  la  base,  se  compose  de  douze 
plumes  très-fortes,  s'élargissant  graduellement  jusqu'à  leur  ex- 
trémité, et  bordées  d'une  bande  rouge  brun  qui  s'éclaircit  jus- 
qu'au blanc;  les  deux  plumes  du  milieu  sont,  en  outre,  curieu- 
sement marquées  de  lignes  transversales  alternativement  élevées 


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REVUE    BRITANNIQUE. 


et  déprimées.  La  longueur  de  l'oiseau,  de  la  tête  jusqu'au  bout 
de  la  queue,  mesure  90  centimètres;  son  poids  est  de  1^"  ,6. 

Le  plumage  de  la  femelle  adulte  ne  diffère  guère  de  celui  du 
mâle  que  par  des  teintes  moins  foncées  et  moins  distinctes. 

Outre  leur  obstinée  persévérance,  on  ne  saurait  trop  admirer 
le  mépris  des  dangers,  des  fatigues  de  toutes  sortes,  que  bravent 
volontairement  les  naturalistes  entraînés  par  leur  amour  pour 
la  science.  La  chasse  aux  anhingas  nous  en  fournit  de  singuliers 
exemples. 

Commençons  par  Levaillant. 

Avide  d'observer  deux  anhingas  dans  le  voisinage  de  l'habi- 
tation d'un  Plu  tus  africain,  il  put  en  approcher  assez  pour  les 
voir  plonger  et  saisir  des  poissons  de  taille  moyenne  qu'ils  ava- 
laient sur  place;  mais  quand  la  proie  était  hors  de  proportion 
avec  leurs  cous  effilés,  ils  prenaient  leur  vol  vers  une  roche  ou 
un  tronc  d'arbre  et,  là,  mettaient  en  pièces  leur  victime  à  coups 
de  bec. 

Ils  avaient  construit  leur  nid  très-près  d'un  cours  d'eau,  afin 
d'y  lancer  aisément  leurs  petits,  soit  qu'ils  fussent  devenus  en 
état  de  nager,  soit  qu'un  danger  pressant  ne  leur  laissât  d'autre 
refuge  que  cet  élément  tutélaire. 

Levaillant  fit  longtemps  de  vains  efforts  pour  enrichir  ses 
collections  de  ces  curieux  oiseaux.  11  réussit  bien  plusieurs  fois 
à  les  approcher  à  portée,  mais  on  en  était  encore  au  bon  vieux 
temps  du  fusil  à  pierre,  et  les  plongeurs,  nageant  entre  deui 
eaux,  ne*  laissaient  en  vue  que  leurs  têtes  qui  disparaissaient  au 
moment  même  où  le  silex  émettait  l'étincelle.  Aussi,  tandis  que 
le  chasseur,  plein  d'espoir,  cherchait  à  démêler,  au  milieu  des 
flocons  de  fumée,  l'effet  de  son  adresse,  l'oiseau  rusé  le  trompait 
par  une  course  sous-fluviale  et  s'envolait  au  loin  derrière  lui. 
Un  jour  enfin,  la  fortune  lui  devint  favorable,  et  le  récompensa 
en  une  fois  de  ses  inutiles  travaux  si  souvent  répétés  ;  les  deux 
oiseaux  tombèrent  sous  ses  coups. 

Le  docteur  Bachmann,  à  son  tour,  nous  raconte  ses  épreuves 
dans  sa  description  de  la  terre  natale  des  oiseaux-serpents.  II  se 
rendit,  en  juin  1837,  au  marais  de  Chisolm,  à  environ  sept 
milles  deCharlestown,  dans  la  Caroline  du  Sud.  Dès  son  arriv.a\ 
un  oiseau  passa  sur  sa  têle,  se  dirigeant  vers  la  partie  supé- 


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l'oiseau-serpent.  133 

rieare  de  Tétang,  en  un  lieu  écarté  et  presque  inaccessible 
derrière  de  hautes  herbes  marécageuses.  On  n'en  pouvait  ap- 
procher que  par  eau.  Notre  aventurier  ne  trouva  sur  les  bords 
qu'un  mauvais  petit  canot  qu'il  calfata  de  son  mieux,  sans  par- 
Feoir  néanmoins  à  empêcher  Teau  d'y  pénétrer.  Deux  personnes 
seulement  pouvaient  s'y  placer.  Trois  amis  qui  raccompagnaient 
prirent  aisément  leur  parti  de  demeurer  à  terre.  Le  docteur  et 
son  domestique,  qui  s'entendait  parfaitement  à  manœuvrer  cette 
bèk  barque,  se  mirent  bravement  en  route. 

Ik  se  trouvaient  sur  une  réserve,  mot  qui,  dans  le  pays,  dé- 
signe un  étang  creusé  de  main  d'homme.  Cette  réserve  avait 
pour  objet  d'arroser  les  terres  et  de  couvrir  des  champs  de  riz. 
Qle  était  semée  de  petites  lies  couvertes  d'épais  bouquets  d'une 
petite  espèce  de  laurier  (laurus  geniculata)  et  de  saules  noirs  (salix 
nigra)  entremêlés  de  smilax  et  d'autres  plantes.  Les  chasseurs 
troayèrent  ces  îles  couvertes  de  nids  de  hérons  de  diverses  es- 
pèces ;  puis  ils  arrivèrent  à  une  peuplade  de  bihoreaux  (hérons  de 
miXnight  hérons);  plus  loin  encore,  chaque  coup  d'aviron  aug- 
mentait les  difficultés.  Une  boue  profonde  et  liquide  parut  bientôt 
à  la  surface  de  l'eau  ;  le  bateau,  outre  qu'il  ne  flottait  plus,  était 
à  chaque  pas  retenu  par  les  lianes  et  les  roseaux.  De  gros  chênes 
Terts  et  des  cyprès  élevaient  au  ciel  leurs  majestueuses  branches 
couvertes  de  mousses  d'Espagne  tombant  jusque  sur  Teau,  et  si 
épaisses  qu'elles  interceptaient  le  jour.  D'énormes  alligators  se 
vautraient  dans  la  vase  ou  s'élançaient  des  nombreux  troncs  d'ar- 
bres, autour  desquels  fourmillaient  des  terrapères,  des  serpents 
€t  autres  reptiles.  Le  docteur  et  son  compagnon  avaient  non- 
seulement  à  se  garder  de  chavirer  dans  cette  boue  dangereuse 
à  tant  d'égards,  mais  encore  à  se  défendre  de  myriades  de  mous- 
tiques qui  s'acharnaient  sur  eux.  Après  une  marche  très-lente, 
ils  entrèrent  enfin  dans  un  espace  ouvert,  où  les  arbres  n'attei- 
gnaient qu'à  une  hauteur  modérée.  Là,  le  docteur  reçut  sa  ré- 
compense par  la  vue  sans  obstacle  d'un  nid  d'anhingas.  La 
femelle  couvait  en  ce  moment;  à  l'approche  du  bateau,  elle  se 
hocha,  par  la  force  de  son  bec,  sur  une  branche  située  à  un 
pied  au-dessus  d'elle,  et  sur  laquelle  elle  resta  le  cou  tendu, 
immobile  comme  une  statue.  Le  bon  docteur,  quoique  zoologiste 
accompli,  était,  à  ce  qu'il  semble,  un  chasseur  fort  médiocre  ; 

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134  REVUE    BRITANNIQUE. 

mais  il  l'avoue  lui-même  de  si  bonne  grâce,  qu'il  sérail  déplacé 
de  s'appesantir  sur  cet  incident. 

«  Me  trouvant,  dit-il,  à  vingt  mètres  de  cette  intéressante 
créature,  je  dirigeai  vers  elle  ma  courte  carabine  ;  le  balan- 
cement du  canot,  ou  peut-être  mon  peu  d'habitude,  la  sauva  ; 
elle  conserva  son  immobilité;  trois  fois  je  fis  feu  sans  par- 
venir à  la  toucher;  enfin,  une  balle  ayant  brisé  la  branche  qui 
la  soutenait,  elle  ouvrit  ses  ailes,  et,  prenant  son  vol,  elle  se 
trouva  bientôt  hors  de  portée  et  conséquemment  hors  de  tout 
danger.  » 

Venons  maintenant  à  Audubon  qui  donne  pour  patrie  aux 
anhingas  les  Florides  et  les  basses  terres  de  la  Louisiane,  de 
l'Alabama  et  de  la  Géorgie.  Quelques-uns,  suivant  lui,  passent 
l'hiver  dans  la  Caroline  du  Sud  ou  dans  quelque  autre  district 
à  l'est  de  cet  Etat  ;  d'autres,  au  printemps,  s'avancent  jusque 
dans  la  Caroline  du  Nord  et  procréent  le  long  de  la  côte.  Il  en  a 
trouvé  au  mois  de  mai  au  Texas  et  sur  les  eaux  de  la  rivière 
Saint-Hyacinthe  où  ils  pondent,  dit-on,  et  passent  aussi  l'hiver. 
Il  a  encore  remarqué  que  ces  oiseaux  remontent  rarement  le 
Mississipi  au  delà  du  voisinage  des  Natchez,  d'où  presque  tous 
redescendent  aux  bouches  de  ce  grand  cours  d'eau,  et  vers  les 
nombreux  lacs  et  étangs  qui  Tavoisinent,  où  il  les  avait  observés. 
«  Ceux,  dit-il,  qui  remontent  le  Mississipi,  ceux  qui  visitent  les 
Carolines,  aririvent  à  leurs  lieux  de  repère  au  commencement 
d'avril,  parfois  même  en  mars,  et  y  restent  jusqu'au  commen- 
cement de  novembre.  » 

Suivons  maintenant  notre  naturaliste  dansjes  scènes  sauvages 
pour  lesquelles  il  se  sentait  un  insurmontable  penchant. 

Il  passa  bien  des  jours  d'été  au  milieu  des  marécages  les  plus 
effrayants  des  profondes  forêts  de  la  Louisiane,  observant  dans 
une  anxiété  silencieuse  les  mœurs  de  cet  oiseau.  Il  vit  la  fe- 
melle se  poser  sur  son  nid,  construit  avec  un  soin  tout  maternel 
sur  une  grosse  branche  d'un  cyprès  très-élevé,  qui  s'élançait 
du  milieu  d'un  lac,  comme  jeté  par  la  main  de  quelque  magi- 
cien. Elle  suivait  d'un  œil  inquiet  tous  les  mouvements  de  la 
buse  rusée  ou  de  l'artificieuse  corneille,  dans  la  pensée  que  ces 
maraudeurs  pourraient  bien  lui  dérober  son  trésor.  Au-dessus 
du  nid  planait  le  mile,  observant  tour  à  tour  les  nombreux  en- 


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l'oisbau-seepent  .  135 

Demis  de  sa  race  et  sa  chère  compagne,  dont  il  partageait  oordia* 
lestent  et  les  peines  et  les  joies. 

<  Au  Tol,  il  se  meut,  dit  Audubon,  en  cercles  plus  larges  à 
mesure  qu'il  s'élève,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  n'apparaissant  plus 
que  eomme  un  point  noir,  il  s'évanouisse  presque  entièrement 
dans  la  vaste  étendue  du  ciel  bleu  ;  puis  tout  à  coup  fermant  ses 
ail^,  s'abandonnant  à  son  poids,  il  vient  se  poser  sur  le  bord 
de  son  nid  pour  regarder  tendrement  sa  bien-aimée.  » 

Vingt  jours  plus  tard,  notre  observateur  trouva  sous  le  cyprès 
les  coquilles  des  œufs  flottant  sur  la  vase  verte  de  Teau  sta- 
gnante; la  mère  en  avait  débarrassé  sa  demeure.  Profitant  d'un 
moment  favorable,  il  se  hâta  de  grimper  au  nid,  dans  lequel  les 
jeunes  oiseaux,  couverts  de  duvet,  ondulaient  déjh  instinctive- 
ment leurs  longs  et  faibles  cous,  et  ouvraient  leur  bec  pour  re- 
eevoir  leur  nourriture.  Se  retirant  alors  vers  un  lieu  caché,  il 
rit  bienlAt  arriver  la  mère  avec  de  nouvelles  provisions,  corn** 
posées  de  poissons  péchés  dans  le  lac,  et  distribuer  à  chacun  de 
ses  enfants  sa  part  toute  préparée.  Il  observa  la  croissance  des 
jeunes  oiseaux,  suivant  chaque  jour  leurs  progrès  évidemment 
influencés  par  les  variations  de  la  température  et  l'état  de  l'at- 
mosphère. Peu  de  jours  après,  ils  se  levaient  presque  droit  dans 
un  espace  à  peine  suffisant  pour  les  contenir,  et  bien  que  les 
parents  leur  prodiguassent  encore  des  témoignages  de  leur 
tendresse,  il  crut  cependant  remarquer  en  eux  quelque  refroi- 
dissement. L'excellent  homme  ne  vit  pas  sans  regrets  cette 
désaffection  apparente,  qui  n'était  pourtant  autre  chose  que 
laecomplissement  des  lois  de  la  nature;  sa  tristesse  redoubla  la 
semaine  suivante  lorsqu'il  vit  les  oiseaux  chasser  leurs  enfants 
de  leur  nid  et  les  forcer  à  se  précipiter  en  tournoyant  dans 
Teau  qui  les  entourait  de  toutes  parts.  Il  ne  comprit  pas  tout 
d'abord  cet  amour  à  la  fois  tendre  et  rigoureux  ;  mais  il  découvrit 
bientôt  que  cette  expulsion  avait  pour  double  but  d'apprendre 
aux  jeunes  oiseaux  à  se  suffire  à  eux-mêmes,  et  d'élever  une 
nouvelle  famille  avant  le  commencement  de  la  mauvaise  saison. 

Bien  que  les  anhingas  se  montrent  dans  le  voisinage  de  la 
mer,  où  ils  vont  quelquefois  couver,  Audubon  n'en  a  jamais  vu 
pêcher  dans  l'eau  salée.  «  Us  montrent,  dit-il,  une  préférence 
Biarquée  pour  les  rivières,  les  lacs,  les  lagunes  de  l'intérieur, 

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136  REVUE  BRITANNIQUE. 

mais  toujours  dans  les  parties  les  plus  basses  du  pays.  Plus  le 
lieu  est  écarté  Qt  tranquille,  plus  ils  s'y  attachent  et  y  demeu- 
rent. Les  eaux  lentes  des  rivières  et  des  lacs  des  Florides  fa- 
vorisent merveilleusement^leurs  habitudes,  parce  qu'elles  con- 
tiennent en  abondance  des  poissons,  des  reptiles,  des  insectes  ; 
et  comme  la  température  varie  peu  avec  les  saisons,  leurs  ap- 
provisionnements sont  à  peu  près  certains.  Partout  où  ces  con- 
ditions favorables  se  rencontrent  dans  les  autres  parties  des 
Etats  du  sud,  on  trouve  des  anhingas  en  nombre  proportionné 
à  rétendue  des  localités.  On  n'en  voit  que  très-rarement  sur  des 
courants  rapides,  et  plus  rarement  encore  sur  des  eaux  limpides. 
Jamais  on  n'en  rencontre  sur  un  étang  entièrement  entouré 
d'arbres  assez  élevés  pour  gêner  leur  vol  ;  ils  préfèrent  généra- 
lement les  pièces  d'eau  fortifiées  de  marécages  profonds  et  pres- 
que impénétrables,  semées,  vers  le  centre,  de  quelques  grands 
arbres  des  branches  desquels  ils  puissent  apercevoir  rapproche 
d'un  ennemi  assez  aisément  pour  fuir  en  temps  utile.  Selon  Au- 
dubon,  l'anhinga  ne  plonge  point  d'un  lieu  élevé  pour  saisir  sa 
proie.  Quelques  naturalistes  cependant  assurent  le  contraire,  se 
fondant  sans  doute  sur  son  habitude  de  se  lancer  quelquefois 
silencieusement  dans  l'eau  du  lieu  où  il  perche  pour  aller  en- 
suite nager  et  plonger  à  la  façon  du  cormoran. 

Dans  la  saison  des  amours,  les  anhingas  ne  vont  jamais  que 
par  couples  ;  mais,  en  hiver,  ils  semblent  se  plaire  en  troupes  ; 
on  en  rencontre  ensemble  jusqu'à  huit  et  même  davantage.  Ce 
n'est  toutefois  que  dans  des  occasions  fort  rares  qu'Audubon, 
se  trouvant  au  sud  de  la  Floride,  en  découvrit  par  centaines  et 
s'en  procura  un  grand  nombre  sur  la  rivière  de  Saint-Jean,  les 
lacs  qui  Tenvironnent  et  ceux  d'une  plantation  voisine,  située  à 
l'est  de  la  péninsule.  Là,  il  observa  que  les  jeunes  anhingas, 
comme  les  jeunes  cormorans,  les  jeunes  hérons  et  beaucoup 
d'autres  oiseaux,  se  séparent  des  vieux  de  leur  espèce  dès  qu'ils 
ont  atteint  toute  la  perfection  de  leur  plumage. 

L'anhinga  est  un  oiseau  de  jour,  aimant,  comme  le  cormo- 
ran, à  retourner  tous  les  soirs,  vers  la  brune,  dans  les  mêmes 
lieux,  tant  qu'on  ne  vient  point  l'y  molester.  Audubon  en  avait 
vu  plusieurs  fois  de  trois  à  sept  se  poser,  pour  y' passer  la 
nuit,  sur  les  hautes  branches  mortes  d'un  arbre  élevé.  Lorsqu'il 

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L  01S£AU-S£RPENT .  137 

en  ettt  tué  et  blessé  quelques-uns,  le  reste  abandonna  la  place 
et  alla  chercher  une  noise  très-sérieuse  à  une  autre  compagnie 
domiciliée  à  deux  milles  plus  loin,  et  dans  laquelle  les  émigrés 
De  par?iorent  qu'après  de  longues  contestations  à  obtenir  le 
droit  de  bourgeoisie. 

Malgré  les  analogies  extérieures  dont  nous  avons  parlé  avec  le 
cormoran,  les  anhingas  en  diffèrent  grandement  lorsqu'ils  sont 
10  repos,  tant  pour  les  habitudes  que  pour  les  postures.  Ainsi, 
tandis  que  les  cormorans  perchent  côte  à  côte,  les  anhingas 
conservent  entre  eux  quelques  pieds  ou  quelques  mètres  de  di- 
stance, suivant  la  nature  des  branches.  Dans  leur  sommeil  ils  ne 
fléchissent  pas  sous  eux  comme  font  les  cormorans  ;  ils  restent 
presque  droits,  la  tête  enfouie  sous  les  plumes  scapulaires,  et 
faisant  de  temps  à  autre  entendre  une  espèce  de  sifflement. 
Lors  des  temps  pluvieux,  ils  restent  généralement  au  perchoir 
pendant  la  plus  grande  partie  du  jour,  droits  sur  leurs  jambes, 
le  cou  et  la  tète  élevés,  immobiles,  comme  pour  laisser  égoutter 
Teaa  de  leur  plumage  ;  parfois  ils  se  hérissent,  se  secouent  vio- 
lemment et  ne  tardent  pas  à  reprendre  leur  immobilité. 

Audubon,  pour  se  procurer  des  sujets,  profita  de  ce  penchant 
i  percher  dans  les  mêmes  lieux.  Se  trouvant  en  hiver  sur  une 
plantation  dans  la  Floride,  il  visitait  d'habitude  un  chenal 
tortueux  qui  s'étendait  à  plus  d'un  mille  ;  les  anhingas  s  y  mon- 
traient dans  toute  leur  force  ;  là  aussi,  la  loutre,  Talligator  et 
nombre  d'oiseaux  de  diverses  espèces  trouvaient  une  nourri- 
ture abondante.  Il  sut  bientôt  que  les  anhingas  perchaient  sur 
on  grand  arbre  mort.  La  place  était  bien  choisie  ;  les  pré- 
cautions les  plus  minutieuses,  les  efforts  les  plus  constants 
échouaient  devant  l'impossibilité  d'approcher  en  bateau,  ou 
de  se  glisser  entre  les  ronces,  les  cannes  et  les  palmiers  nains 
qui  encombraient  les  rives.  Il  rama  donc  directement  vers  l'ar- 
bre, accompagné  de  son  fidèle  et  intelligent  terre-neuve.  Les 
oiseaux,  dès  qu'ils  l'aperçurent,  prirent  leur  vol  en  remontant 
le  courant  ;  mais  ayant  placé  deux  nègres  avec  l'ordre  de  les 
bire  rabattre  sur  lui,  il  fit  avancer  sa  nacelle,  se  cacha  avec  son 
ehien  dans  les  plantes  enchevêtrées,  sans  perdre  de  l'œil  son 
arbre  mort,  où  bientôt  un  anhinga,  ignorant  le  danger,  vint  se 
poser  et  semouvoir  en  tous  sens,  comme  s'il  eût  pris  à  tâche  de 


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138 


REVUE  BRITANNIQUE. 


favoriser  les  études  du  naturaliste.  Peu  après,  il  tombait  fou- 
droyé dans  Feau,  où  le  chien,  allant  le  chercher,  fit  disparaître 
toute  trace  de  cette  première  expédition.  Audubon  put  ainsi, 
en  un  seul  jour,  s'assurer  de  quatorze  de  ces  oiseaux,  et,  nous 
regrettons  de  le  dire,  en  blesser  plusieurs  autres.  Il  s'appesantit 
avec  complaisance  sur  l'approche  difficile  de  ces  arbres  à  an- 
bingas  toujours  surplombant  Teau,  qu'ils  s'élèvent  sur  la  rive 
ou  au  milieu  d'un  lac.  C'est  sur  ces  arbres  que  ces  oiseaux' 
saluent  joyeusement  les  premiers  rayons  du  soleil  ;  que  plus 
tard,  les  ailes  et  la  queue  étendues,  le  bec  ouvert,  la  poche  pen- 
dante, ils  attestent  la  chaleur  intense  de  son  ardent  foyer,  ce  qui 
leura  fait  donner  aussi  le  nom  d'oiseaux  du  soleil;  qu'ils  lancent 
par  saccades  soudaines  leur  long  cou  et  leur  tête  dans  toutes  les 
directions,  laissant  bien  loin  derrière  eux  toutes  les  contorsions 
destorcols.  Les  récits  d'Âudubon  sont  tellement  vrais,  tellement 
animés  que  nous  croyons  le  voir  patauger  dans  la  boue  et  la 
vase,  se  réjouir  au  lieu  de  se  plaindre  du  refroidissement  de  tout 
son  corps,  et  s'éloigner,  non  sans  regret,  de  cette  rive  où  il  laissait 
des  myriades  de  mouches  avides,  de  cousins,  de  moustiques, 
qui  l'avaient  martyrisé  pendant  des  heures  entières,  alors  qu'il 
observait  les  mouvements  des  «  dames  grecques   » 

Comme  il  remontait  un  jour  la  rivière  de  Saint-Jean,  dans  la 
Floride  orientale,  son  bateau  entra  dans  un  bassin  circulaire 
d'une  eau  claire  et  peu  profonde.  Là,  Audubon  eut  l'occasion 
d'observer  la  manœuvre  d'un  anhinga  femelle  pour  tromper  son 
ennemi  dans  une  situation  critique.  Dès  que  le  bateau  avait  paru, 
l'oiseau  avait  jeté  sa  tête  en  avant,  comme  pour  mesurer  atten- 
tivement le  danger.  Il  lui  eût  été  facile  de  s'échapper  ;  l'espace, 
entouré  d'arbres  très-élevés,  était  des  plus  resserrés  ;  il  n'avait 
qu'à  prendre  son  vol  et  passer  rapidement  au-dessus  de  la  tête 
des  chasseurs  :  peu  d'instants  auraient  suffi  pour  le  mettre  en 
sûreté  ;  ce  coup  apparemment  lui  parut  trop  audacieux.  Il  laissa 
arriver  le  bateau  presque  jusqu'à  toucher  l'arbre  qui  le  portait, 
puis,  se  jetant  tout  à  coup  en  arrière,  comme  par  un  saut  pé- 
rilleux, couvert  par  les  branches,  il  s'élança  du  côté  de  la  forêt 
dont  l'épaisseur  le  mit  bientôt  hors  de  vue. 

Audubon  relève  une  erreur  très-répandue  qui  prête  h  Tan- 
hinga  l'habitude  de  caoher  en  nageant  son  corps  sous  la  surface 


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l'oiseau-serpent  .  139 

deroAU.  II  use,  en  effet,  de  ce  moyen,  lorsqu'il  craint  un  dan- 
ger; mais,  en  toute  autre  occasion,  il  nage  de  la  même  manière 
que  les  antres  oiseaux.  Dès  qu'un  anhinga  aperçoit  un  ennemi, 
il  disparaît  rapidement ,  comme  le  cormoran ,  le  harle ,  le 
grèbe,  etc.;  plus  le  danger  est  proche,  plus  il  plonge  profondé- 
ment, et  si  adroitement  et  en  déplaçant  si  peu  d*eau,  qu'il  laisse 
à  peine  quelque  ride  sur  le  lieu  de  sa  disparition.  Puis,  il  re- 
TÎent  à  la  surface,  ne  sortant  de  Teau  que  sa  tête  et  son  cou, 
dont  les  formes  particulières  et  les  mouvements  onduleux  rap- 
pellent alors,  i  s'y  tromper,  les  formes  et  les  habitudes  du  ser^ 
pent;  la  tête  se  tourne  constamment  de  côté  et  d'autre,  et  le 
bec  s'ouvre  souvent,  sans  doute  pour  aspirer  tout  Tair  néces- 
saire k  un  nouveau  plongeon.  D'autres  fois,  il  ne  fait  que  tracer 
arec  son  bec  un  léger  sillage  presque  imperceptible  même  h 
une  courte  distance. 

Lorsqu'il  pêche  sans  être  inquiété ,  il  plonge  exactement 
eomme  le  cormoran,  revenant  à  la  surface  avec  le  poisson  qu'il 
a  saisi  et  qu*il  secoue  vivement.  Si  sa  proie  est  trop  grosse,  il  la 
jette  en  l'air,  la  reçoit  dans  son  bec,  l'avale  et  plonge  de  nouveau. 

Lorsqu'un  anhinga  est  blessé  au  perché,  il  ne  manque  jamais 
de  tomber  perpendiculairement  dans  l'eau,  le  bec  en  avant,  les 
ailes  fermées,  la  queue  repliée  ;  il  parcourt  alors  au-dessous  de 
la  surface  tant  de  chemin  qu'on  peut  rarement  s'en  emparer.  Si 
on  s'acharne  à  le  poursuivre,  il  plonge  le  long  des  bords,  s'at- 
taehe  par  les  pieds  aux  racines  des  arbres  ou  des  plantes  aqua^ 
tiques,  et  demeure  ainsi  suspendu  Jusqu'à  ce  que  la  vie  lui 
échappe.  Si,  sur  un  arbre,  il  se  sent  frappé  mortellement,  il 
grimpe  parfois  résolument  aux  branches  supérieures  pour  se 
soustraire  au  chasseur,  qui ,  dans  ce  cas,  n'a  d'autre  parti  à 
prendre  que  d'attendre  sa  chute.  S'il  tombe  blessé  sur  la  terre, 
il  se  défend  avec  courage,  regardant  fièrement  son  ennemi;  si 
on  le  saisit  par  le  cou,  il  déchire  de  ses  ongles  aigus  ou  frappe 
dangereusement  de  ses  ailes.  Souvent  Audubon  a  vu  sa  victime 
épier  son  approche  ou  celle  de  son  chien,  se  lever,  rester  ferme, 
autant  que  la  douleur  pouvait  le  lui  permettre,  la  tête  en  arrière, 
le  bec  ouvert,  le  cou  gonflé  de  colère,  s'élancer  à  un  moment 
calculé,  frapper  ou  saisir  de  son  bec  effilé  et  tranchant,  et  cau- 
ser ainsi  une  forte  et  douloureuse  blessure. 


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uo 


REVUE    BRITANNIQUE. 


Les  nids  de  ces  oiseaux  sont  placés  tantôt  sur  des  arbres  peu 
élevés,  Si  huit  ou  dix  pieds  au-dessus  de  Teau,  si  Fendroit  est 
écarté ,  tantôt  sur  les  branches  les  plus  élevées  des  plus  grands 
arbres.  Dans  les  Etats  de  la  Louisiane  et  du  Mississipi,  on  les 
trouve  généralement  sur  de  grands  cyprès  au  centre  de  lacs  ou 
d'étangs,  ou  surplombant  les  bords  des  lagunes  ou  des  fleuves 
à  cours  lents,  loin  des  lieux  habités.  Ces  nids ,  souvent  soli- 
taires, sont  parfois  entourés  de  centaines  et  même  de  milliers 
de  nids  de  diverses  espèces  de  hérons,  surtout  de  grands  hérons 
blancs  et  bleus.  Tous  sont  à  peu  près  de  même  dimension,  de 
même  forme  et  construits  des  mêmes  matériaux.  Le  docteur 
Bachman  en  possédait  un  de  deux  pieds  de  diamètre,  peu  pro- 
fond, et  ressemblant  à  celui  du  cormoran  de  la  Floride.  Le  fond 
se  composait  de  bâtons  secs  croisés,  dont  quelques-uns  avaient 
un  demi-pouce  de  diamètre.  La  partie  supérieure,  aussi  solide 
que  chez  tout  autre  nid  de  la  famille  des  hérons,  était  faite  de 
branches  vertes  du  myrte  commun,  de  beaucoup  de  mousse 
d'Espagne  et  de  quelques  racines  légères.  Ce  nid  contenait 
quatre  œufs;   un  autre,   observé  le  même  jour,   contenait 
quatre  jeunes  oiseaux  ;  un  autre  encore  n'en  contenait  que 
trois.  M.  Abbott,  de  Géorgie,  a  avancé  qu'un  nid  qu'il  examina 
contenait  deux  œufs  bleu  de  ciel  et  six  petits  vivants,  presque 
tous  à  différents  degrés  de  croissance.  Audubon  s'inscrit  en  faux 
contre  cette  assertion,  et  déclare  qu'elle  n'a  jamais  été  confirmée 
par  l'expérience  ;  mais  il  se  range  à  Tavis  de  M.  Abbott,  quant 
à  la  coutume  de  ces  oiseaux  d'occuper  le  même  arbre  pendant 
une  suite  d'années.  Il  en  a  vu  un  couple  couver  dans  le  même 
nid  pendant  trois  saisons  consécutives,  l'agrandissant  et  le  ré- 
parant à  chaque  printemps,  comme  ont  coutume  de  faire  les 
cormorans  et  les  hérons.  Selon  le  même  auteur,  les  œufs, 
de  forme  allongée,  ont,  en  moyenne,  deux  pouces  cinq  hui- 
tièmes de  bout  en  bout,  un  pouce  un  quart  de  diamètre  ;  ils 
sont  d'un  blanc  terne  uniforme,  et  couverts  d'une  substance 
calcaire,  sous  laquelle  on  trouve,  en  la  grattant,  la  coquille  d'un 
bleu  clair,  ressemblant  exactement  à  cet  égard  aux  œufs  des 
diverses  espèces  de  cormorans  d'Amérique.  Il  signale  aussi  deux 
différences  sensibles  entre  l'anhinga  et  le  cormoran.  L'anhinga 
marche  rapidement  vers  la  perfection  de  son  plumage,  qu'il 


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l'oiseau-serpent.  141 

coosenre  intact  pendant  toute  sa  vie,  les  mues  successives  n'al- 
térant en  rien  les  couleurs,  tandis  qu'au  contraire  il  faut  au 
cormoran  deux  ou  trois  ans  pour  arriver  à  son  apogée,  qui  dé- 
eline  aussitôt  après  la  saison  de  Tamour. 

C'est  une  loi  de  la  nature  que  les  carnitores  ou  piscivores 
supportent  aisément  de  longs  jeûnes,  parce  que,  leurs  repas  étant 
fort  précaires,  il  faut  qu'ils  puissent  rester  plusieurs  jours  et  plu- 
sieurs nuits  sans  manger.  L'anhinga  ne  fait  pas  exception  à  cette 
règle,  mais  on  a  lieu  de  s'étonner  de  la  prodigieuse  quantité  de 
poisson  quïl  consomme.  Le  docteur  Bachman  et  Audubon 
donnèrent  un  jour  à  un  de  ces  oiseaux,  Agé  d'environ  sept 
mois,  un  poisson  de  neuf  pouces  et  demi  de  longueur  sur  deux 
de  diamètre,  lequel  disparut  immédiatement  tout  entier.  Une 
heure  et  demie  plus  tard,  la  digestion  étant  évidemment  termi- 
née, le  glouton  emplumé  avala  encore  trois  autres  poissons 
de  même  taille.  Une  autre  fois,  ils  placèrent  devant  ce  même 
oiseau  plusieurs  poissons  longs  d'environ  sept  pouces  et  demi  ; 
il  en  engloutit  neuf  l'un  après  l'autre,  et  il  en  aurait  dévoré  bien 
dayantage,  si  on  l'eût  laissé  faire.  Enfin,  il  avala  aussi  des  plies 
de  sept  pouces  de  large  ;  il  lui  suffisait  d'allonger  le  cou  pour  les 
comprimer  et  les  faire  descendre.  Toute  espèce  de  poisson  lui 
était  bonne,  excepté  les  anguilles,  objet  de  son  antipathie  mar- 
quée, et  qui ,  de  leur  côté,  paraissaient  se  trouver  fort  peu  à 
Taise  dans  son  estomac  ;  aussi  éprouvait-il  de  grandes  incom- 
médités  à  les  conserver  dans  leur  étroite  prison.  Cependant, 
tourmenté  pendant  quelque  temps  par  cette  proie  vivante,  l'oi- 
seau redoublait  d'^efforts,  et  finissait  par  se  rendre  maître  de  ces 
hôtes  incommodes.  En  d'autres  circonstances,  il  plongeait  dans 
une  flaque  profonde,  et  revenait  tenant  en  son  bec  une  écre- 
TÎsse qu'il  serrait  et  frappait  évidemment  pour  briser  sa  cuirasse 
avant  de  l'avaler  ;  au  reste,  il  ne  prenaitjamais  de  poisson  sans 
rapporter  à  la  surface  et  sans  lui  faire  subir  une  opération  sem- 
blable. On  ne  saurait  douter  que  les  anhingas  ne  se  repaissent 
principalement  de  poisson,  mais  l'expérience  a  fait  connaître 
qu'ils  varient  leur  nourriture  au  moyen  d'écrevisses,  d'insectes 
aquatiques,  de  sangsues,  de  crevettes,  de  têtards,  d'œufs  de 
grenouille,  de  lézards  et  de  serpents  d'eau,  de  petits  terrapères, 
déjeunes  alligators,  etc. 


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142 


REVUE  BRITANNIQUE. 


Il  y  a  beaucoup  à  apprendre  avec  les  animaux  goumis  à  une 
domestication  peu  sévère.  Audubon,  en  entrant  un  jour  dans 
la  maison  d'un  planteur,  près  de  la  rive  occidentale  du  Hissis- 
sipi,  remarqua  deux  jeunes  anhingas  si  bien  apprivoisés,  qu'ils 
suivaient  partout  leur  maître  et  leur  maîtresse.  Ils  prenaient  in- 
difléremment  des  poissons  ou  des  crevettes,  et  se  contentaient, 
larsqu*ils  n'en  trouvaient  pas,  de  maïs  bouilli  dont  ils  becque- 
taient les  grains  un  à  un,  à  mesure  que  le  maître  les  leur  jetait. 
Ils  revenaient  régulièrement  le  soir  se  poser  au  haut  de  la  mai- 
son. Mais,  hélas  !  ils  étaient  de  même  sexe,  et  de  ce  sexe  ba- 
tailleur chez  lequel  Tesprit  de  rivalité  et  de  jalousie  se  déve- 
loppe avec  si  peu  de  ménagement.  Ils  se  livrèrent  des  combats 
acharnés  jusqu'à  ceque,  chacun  d'euxayant  trouvé  une  femelle, 
ils  attirèrent  leurs  «  dames  grecques  »  au  perchoir  où  tous 
quatre  passèrent  très-amicalement  les  nuits  pendant  quelque 
temps.  Bientôt  les  dames,  qui  probablement  avaient  déposé  leur 
trésor  dans  les  bois,  semblèrent  avoir  exercé  sur  leurs  époux 
Tinfluence  accoutumée;  tous  quatre  disparurent  pour  ne  plus 
revenir. 

Le  docteur  Bachman  a  donné  un  récit  des  plus  intéressants 
des  mœurs  de  ces  oiseaux  en  état  de  domesticité.  Il  en  avait 
apporté  chez  lui  trois  jeunes,  dont  Tun,  donné  à  un  ami,  ne 
put  arriver  à  bien  et  mourut,  encore  jeune,  d'une  aiïection 
spasmodique.  Les  deux  autres  furent  élevés  dans  la  même  cage, 
et  «  c'était  chose  curieuse,  dit  le  docteur,  que  de  voir  le  plus  petit 
s'efforcer  obstinément,  lorsqu'il  avait  faim,  d'introduire  son 
bec  dans  le  cou  de  son  compagnon,  qui,  cédant  oomplaisam- 
ment  à  ces  tracasseries,  se  laissait  retirer  le  poisson  qu'il  avait 
avalé  pour  se  nourrir.  »  Mais  ce  qui  augmente  encore  l'inté- 
vvX  de  ce  tableau,  c'est  que  le  gros  oiseau  se  trouva  être  un 
mâle  et  le  petit  une.femelle,  jetée  ainsi  par  le  hasard  sous  la 
protection  du  premier.  Malheureusement  ce  mâle  mourut,  pen- 
dant une  courte  absence  du  docteur,  par  la  négligence  d'un  do- 
mestique, sort  réservé  aux  favoris  abandonnés  aux  soins  des 
valets.  Il  ne  resta  donc  plus  que  la  jeune  femelle,  sur  laquelle 
lo  docteur  concentra  dès  lors  toutes  ses  études.  «  Cet  oiseau, 
dit-il,  se  nourrit  de  poisson  qu'il  jette  en  l'air  après  l'avoir  tiré 
do  l'eau,  et  qu  il  absorbée  la  première  occasion  favorable,  c'est- 


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L'0I9BAU*gERPENT .  143 

i-dire  quand  le  poisson  tombe,  la  tête  en  bas,  dans  la  direction 
de  son  bec.  D'abord,  quand  le  poisson  était  gros,  je  le  coupais 
par  morceaux,  pensant  que  le  cou  étroit  de  Toiseau  ne  pourrait 
se  dilater  assez  pour  le  contenir  tout  entier;  mais  je  m'aperçus 
bientôt  que  je  prenais  là  une  précaution  inutile.  Un  jour,  après 
avoir  ballotté  entre  ses  mandibules  élastiques  un  poisson  trois 
fuis  plus  gros  que  son  cou,  il  Fengloutit  d'un  trait  et  vint  aussi^ 
tut  à  mes  pieds  faisant  claquer  son  beo  d'une  manière  si  intel- 
li|(ible,  que  je  n'hésitai  pas  à  augmenter  la  pitance.  Cet  oiseau 
se  montra  susceptible  d'attachement  dès  le  début  de  sa  capti- 
vité ;  il  me  suivait  dans  la  maison,  dans  la  cour,  dans  le  jardin, 
et  près  d'un  étang  où  je  le  jetais,  pensant  que  l'eau  lui  plairait 
et  fortifierait  sa  santé  ;  mais  je  le  vis  invariablement  regagner 
le  rivage  avec  toute  Tagilité  d'un  canard.  Ce  ne  fut  que  lorsqu'il 
eut  atteint  tout  son  plumage  que  ses  goûts  se  modifièrent;  il 
commença  alors  à  montrer  une  grande  affection  pour  l'eau; 
toutes  les  fois  qu'il  me  voyait  me  diriger  vers  l'étang,  il  me  sui- 
vait en  se  dandinant,  et,  dès  qu'il  voyait  son  élément  favori,  il 
j  courait,  non  pour  s'y  jeter,  mais  pour  y  descendre  posément 
au  moyen  d'une  planche  ;  il  nageait  d'abord  en  enfonçant  dans 
l'eau  son  long  cou  pour  y  poursuivre  le  poisson  ;  puis  il  plongeait 
de  tout  son  corps  ;  l'eau  était  assez  limpide  pour  qu'aucun  de 
ses  mouvements  ne  m'écbappAt  ;  je  le  voyais,  après  quelques 
tours  et  détours,  remonter  à  quarante  ou  cinquante  mètres  du 
lieu  où  il  avait  disparu. 

<  Il  était  hardi  au  point  d'attaquer  dans  la  cour  les  poules, 
les  dindons,  les  chiens  même,  en  leur  portant,  à  droite  et  à 
gauche,  des  coups  de  son  bec  acéré.  Il  se  plaçait  ordinairement 
le  premier  à  l'auge  où  se  mettait  la  nourriture  commune,  et 
empêchait  ses  commensaux  de  toucher  un  seul  morceau  avant 
qu'il  eût  fait  son  choix  ;  mais,  sa  gourmandise  une  fois  satis- 
faite, il  Jes  laissait  partager  entre  eux  tout  ce  dont  il  ne  se  sou- 
ciait pas  pour  lui-même. 

«  Cet  oiseau,  pendant  les  nuits  d'été,  dort  en  plein  air,  per- 
ché sur  les  plus  hautes  branches  des  haies,  la  tête  cachée  sous 
ses  ailes  ;  dans  les  temps  pluvieux,  il  reste  immobile  presque 
tout  le  jour.  Il  se  montre  très-sensible  au  froid,  se  retirant  près 
du  feu  à  la  cuisine,  où  il  dispute  la  meilleure  place  du  foyer 


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144 


REVUE    BRITANNIQUE. 


aux  chiens  et  aux  hommes.  Quand  le  soleil  brille,  il  étend  ses 
ailes  et  sa  queue,  secoue  ses  plumes  et  semble  au  comble  de  la 
joie  au  retour  de  nos  jours  les  plus  chauds  et  les  plus  resplen- 
dissants. S'il  marche  ou  sautille,  il  ne  s'appuie  pas  sur  sa 
queue,  comme  fait  quelquefois  le  cormoran.  Lorsqu'on  lui  pré- 
sente des  poissons,  il  les  saisit  avee  son  bec  et  les  avale  glou- 
tonnement; mais,  quand  on  ne  peut  s'en  procurer,  il  faut  bien 
qu'il  se  contente  de  viande.  Si  ce  régime  vient  à  lui  déplaire,  il 
passe  bien,  de  temps  à  autre,  plusieurs  jours  sans  manger; 
mais,  en  ce  cas,  il  devient  très-tracassier,  fatigue  tout  ce  qui 
Tentoure  de  ses  cris  continuels,  et  frappe  de  son  bec  les  domes- 
tiques, comme  pour  les  punir  de  leur  négligence. 

«  Il  s'échappa  un  matin  et  donna  lieu  à  une  scène  plaisante, 
digne  du  pinceau  de  notre  inimitable  Cruikshank.  Sorti  de  la 
cour,  il  s'enfuit  vers  un  étang  'situé  à  un  quart  de  mille,  dans 
lequel  il  se  jeta.  Affamé  depuis  plusieurs  jours,  il  s'approcha, 
le  bec  ouvert,  de  quelques  enfants  qui  jouaient  dans  un  bateau. 
Effrayés  à  la  vue  d'une  si  étrange  créature  surmontée  d'une  tête 
qu'ils  prenaient  pour  celle  d'un  serpent  prêt  à  les  dévorer,  ils 
ramèrent  vers  le  bord  pour  lui  échapper.  L'oiseau  prit  la 
même  direction  et  arriva  à  terre  en  même  temps  qu'eux  ;  ils 
s'enfuirent  alors,  toujours  poursuivis,  chez  leurs  parents,  d'où 
lanhinga  reconnu  me  fut  aussitôt  renvoyé.  Instruit  par  cette 
expérience,  et  dans  la  crainte  de  le  perdre,  je  n'hésitai  pas  à 
lui  couper  une  de  ses  ailes.  » 

Dans  la  saison  de  leurs  amours,  ces  oiseaux,  comme  les 
cormorans,  les  faucons,  les  corneilles,  les  hirondelles  et  quel- 
ques autres,  se  recherchent  en  volant  ;  ils  font  alors  entendre 
une  sorte  de  sifflement  rapproché  de  celui  des  oiseaux  de  proie, 
et  qu'on  a  essayé  de  rendre  par  la  syllabe  trois  fois  répétée 
ik,  iky  iky  le  premier  son  crescendo,  et  les  deux  autres  dimi- 
nuendo.  Sur  Teau,  leur  chant  d'appel  ressemble  au  grognement 
du  cormoran  de  la  Floride,  ce  qui  peut-être  les  a  fait  confon- 
dre avec  lui.  Ils  plongent  sous  toute  espèce  de  matières  flot- 
tantes, les  masses  d'herbes  mortes  ou  de  feuilles  accumulées 
parle  vent  ou  quelque  courant,  et  même  le  manteau  vert  des 
eaux  stagnantes.  On  dit  que  l'oie  salue  tous  les  ponts  à  arche 
basse  ou  tout  objet  projeté  sous  lequel  elle  passe  ;  Tanhinga  en 


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l'oiseau-serpent  .  145 

/ait  autant.  Lorsqu'il  nage  entre  deux  eaux,  il  étend  à  demi 
ses  ailes,  sans  toutefois  s'en  servir  comme  de  propulseurs  ;  sa 
qaeue  s'étale  dans  toute  sa  largeur  et  ses  pattes  lui  servent  de 
rames,  soit  simultanément,  soit  tour  à  tour,  suivant  la  direc- 
tion qu'il  veut  prendre. 

On  voit  que  l'anhinga  n'a,  par  ses  mœurs  ni  même  par  ses 
(ormes  extérieures,  rien  qui  doive  l'exclure  des  familles  ailées 
oQ  soit  de  nature  à  lui  donner  le  mérite  d'une  merveille.  Sur  ce 
dernier  point,  Topinion  de  quelques  anciens  naturalistes,  basée 
sur  les  rapports  des  premiers  voyageurs,  n'est  bonne  qu'à  figu- 
rer dans  les  fables  ou  dans  les  livres  poétiques  des  métamor- 

D.  V.  {Fraser  Magazine.) 


»•  S(.lilK.— TOME  I  10 

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Nous  ne  pouvons  aujourd'hui  que  donner  les  litres  de  deux  ou  trois 
ouvrages,  dont  l'importance  se  révèle  d'ailleurs  par  leur  titre  mêiiip 
et  les  noms  de  leurs  auteurs.  C'est  d'abord  la  première  partie  du 
tome  lU  de  V Histoire  naiurelle  géiiéraU  des  rèt/nes  organiques ,  e(t.,  par 
M.  Isidore  Geoffroy  de  Saint-Hilaire  ^  Les  vues  originales  du  savant 
professeur  s'appuient  ici,  comme  toujours,  sur  une  érudition  vérila- 
blementencyciupédique.  Ses  hypothèses  mêmes  conduisent  à  des  défi- 
nitions si  précises,  la  théorie  s'empare  si  ingénieusement  des  faits 
positifs  ,  qu'il  faudrait  être  Ciivier  lui-même  pour  discuter  avec 
M.  Geoffroy  de  Saint-Hilaire.  Aussi,  lorsque  nous  examinerons  ce  beau 
livre,  si  par  hasard  nous  nous  permettions  quelques  objections,  ce 
serait  en  nous  appuyant  sur  quelque  autorité  contradictoire.  Nous  do 
savons  si  nous  n'en  trouverons  pas  une  ou  deux  dans  un  second  ou- 
vrage qui  nous  arrive  simultanément  d'Angleterre,  où  il  fait  du  bruit 
parmi  les  physiologistes  et  les  naturalistes.  C'est  le  volume  de  M.  Charles 
DanK'in^  intitulé  :  de  VOriyine  des  espèces  au  moyen  d'une  sélection  na- 
turelle, ou  de  la  Conservation  des  races  dans  la  lutte  de  la  vie*.  M.  Charles 
Darwin  se  rencontre  quelquefois  avec  M.  Geoffroy;  quelquefois  aussi 
il  a  ses  théories  à  lui. 

Nous  recevons  ce  mois-ci  encore  la  Biographie  de  Charles  Boruiet,  par 
M.  le  duc  de  Caraman,  et  nous  la  lisons,  non-seulement  pour  en  par- 
ler, mais  surtout  comme  introduction  à  l'étude  des  ouvrages  qui,  de- 
puis Bonnet,  ont  fait  faire  de  si  vastes  progrès  aux  sciences  naturelles*. 

<  Un  vol.,  librairie  Victor  Massou,  place  de  rKoole-de-Médecine. 

'  Un  vol.  ;  Murray. 

^  Un  Tol..  chez  Valon,  me  do  Bac. 


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LORD  MACAULAY. 


Plusieurs  noms  illustres  dans  les  lettres  seront  inscrits  au 
aécrologe  de  Tannée  qui  vient  de  finir  ;  la  littérature  anglaise 
seule  a  perdu,  à  des  dates  très-rapprochées,  trois  de  ses  plus 
grands  noms  :  Prescott,  Tbistorien  de  Philippe  II,  des  rois  ca- 
tholiques Ferdinand  et  Isabelle ,  de  Fernand  Gortez  et  de 
Pizarre;  Washington  Irving,  historien  aussi  et  justement  sur- 
Bommé  TAddison  américain  ;  Thomas  Babington  Macaulay  en- 
fin, renommé  à  tant  de  titres,  et  laissant  interrompu  un  ouvrage 
qui  a  créé  on  style  nouveau  dans  la  littérature  historique  de 
son  pays. 

Le  lendemain  de  la  mort  bien  inattendue  de  lord  Macaulay, 
lorsque  la  tombe  est  à  peine  refermée  sur  son  cercueil,  nous  ne 
pouvons  encore,  comme  la  presse  anglaise  elle-même,  qu'ex- 
primer en  quelques  lignes  rapides  nos  sympathies  personnelles 
et  rappeler  ses  principaux  titres  de  gloire  littéraire  aux  lecteurs 
d'une  Revue  qui  n*ont  pu  l'apprécier  que  par  la  traduction  de 
^E.^sQis  et  de  ses  Biographies. 

Ce  n'est  pas  TAngleterre  seule,  c'est  le  monde  littéraire  tout 
«utierqui,  dans  lord  Macaulay,  perd  un  génie  presque  universel, 
un  poète,  un  orateur,  un  critique,  un  historien,  un  biographe, 
et  ses  amis  un  des  plus  merveilleux  causeurs  de  ce  temps-ci, 
^oiuseur  si  charmant  à  écouter,  que  ceux  qui  ont  quelquefois 
dit  épigrammatiquement  qu'il  abusait  du  monologue  auraient 
été  les  premiers  bien  fâchés  de  l'interrompre  quand,  encouragé 
par  ses  auditeurs  ravis,  il  s'abandonnait  à  sa  verve.  Nous  lui 
devons  ce  témoignage,  et  cependant  nous  l'avons  moins  sou- 
vent entendu  parler  l'anglais  que  le  français,  qui  n'était  pas  sa 


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148 


REVU£  BRITANNIQUE. 


langue  maternelle,  mais  qu'il  parlait  avec  un  choix  d'expressions 
littéraires,  expliqué  par  la  richesse  de  ses  lectures  et  son  goût 
pour  la  littérature  française,  dont  se  ressent  aussi  son  style 
d'écrivain.  Sa  mémoire  verbale  était  si  prodigieuse,  que  nous 
nous  souvenons  qu'un  jour,  déjeunant  tête  à  tête  avec  lui,  dans 
son  appartement  d'Albany,  comme  il  nous  arriva  de  nommer 
M.  Guizot,  lord  Macaulay  nous  dit  qu'à  la  même  table  et  sur  la 
même  chaise  il  avait  eu  souvent  M.  Guizot  lui-même  pour 
interlocuteur,  et  il  nous  cita  toute  une  conversation  dans  la- 
quelle, certes,  M.  Guizot  avait  été  écouté  à  son  tour,  car  nous 
reconnaissions  des  phrases  textuelles  entendues  par  nous  de  la 
bouche  de  cet  autre  éloquent  historien.  Causer  en  français  avec 
M.  Guizot,  n'était-ce  pas  de  la  part  de  lord  Macaulay  un  désinté- 
ressement de  causeur  qu  on  aurait  pu  opposer  à  Sydney  Smith 
et  à  Jeffrey,  lorsqu'ils  revenaient  quelquefois  sur  l'épigrammeà 
laquelle  nous  faisons  allusion  ^  Encore  un  mot  sur  la  mémoire 
de  lord  Macaulay.  Il  l'avait  richement  meublée  depuis  sa  plus 
tendre  enfance.  Né  en  1800  et  d'un  père  presbytérien  sévère 
(M.  Zachary  Macaulay,  le  philanthrope  négrophile),  et  d'une 
mère  maîtresse  de  pension,  élève  de  l'ultra-morale  Hannah  More 
et  iille  d'un  quaker^,  il  sut  de  bonne  heure  par  cœur  les  princi- 
pales scènes  de  la  Bible  et  jusqu'aux  livres  apocalyptiques. 
Nourri  en  même  temps  de  Tallégorie  de  Bunyan,  le  Voyage  du 
Pèlerin  y  sur  laquelle  il  devait  écrire  un  jour  l'article  que  nous 
avons  publié  en  novembre  dernier,  l'enfant  affublait  volontiers 
d'un  nom  biblique  les  amis  et  les  visiteurs  de  la  maison  pater- 
nelle, manière  brève  de  les  caractériser.  Il  faisait  revivre  ainsi 
Moïse,  Holopherne,  Melchisedech  et  autres  patriarches  ou  chefs 
ennemis  dlsraël.  À  la  grande  désapprobation  de  son  père  et  de 
sa  mère,  un  personnage  fut  baptisé  ainsi  du  nom  de  la  Bêle  de 
r Apocalypse.  Un  jour  qu'il  était  à  la  fenêtre,  il  voit  arriver  en 
carrosse  numéroté  ce  visiteur  qu'on  peut  se  figurer  un  peu 

*  Nous  avons  autrefois  cité  dans  la  Revue  Britannique  la  plaisante  des- 
cente de  Sydney  Smilh  aux  enfers,  où  il  trouvait  Macaulay  condamné  par 
Plulon  à  écouter  un  soliloque  au  lieu  de  le  faire  lui-même. 

^  M.  Zachary  Macaulay,  père  de  Thistorien,  avait  une  soaur  qui  épousa  nu 
gentleman  d'Angleterre,  M.  Thomas  Babinglon,  et  celui-ci  donna  ses  doux 
noms  (Thomas  et  Babingtou}  i\  son  neveu  dont  il  fut  le  parrain. 


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LORD   MACAULAY.  149 

rébarbatif,  car,  à  son  approche,  Tenfant  oublia  la  réprimande, 
et  s'écria  :  «  Venez,  venez  voir  si  j'ai  tort  !  Voici  encore  la  Bête 
avec  son  chiffre.  »  Le  fiacre  portait  le  numéro  666. 

Le  jeune  Macaulay  ne  lisait  pas  que  les  livres  saints  :  il  con- 
nut de  bonne  heure  les  contes  des  Mille  et  utu  Nuits^  qu'il  racon- 
tait à  ses  petits  camarades  avec  la  facilité  d'élocution  de  la  sul- 
tane elle-même,  et  auxquels  il  emprunta  depuis  de  si  heureuses 
allosions  en  écrivant  l'histoire  des  conquérants  anglais  de  l'Hin- 
doustan.  Lorsqu'il  passa  de  l'école  à  l'université,  au  collège  de 
Cambridge,  dans  cette  université  si  glorieuse  à  la  fois  de  ses 
mathématiciens  et  de  ses  poëtes,  de  son  Newton  et  de  son  Hilton, 
Thomas  Macaulay  se  fit  bientôt  remarquer  par  ses  fortes  études, 
ses  discussions  oratoires  et  ses  poésies .  Son  camarade  et  son  rival 
parmi  les  étudiants  ses  contemporains  était  HacworthPraed,  qui 
taisait  aussi  des  vers,  mais  surtout  des  vers  badins  ou  des 
landes  héroï-comiques.  Macaulay  avait  déjà  publié  sous  le 
Toilede  Tanonyme  des  ballades  modernes,  lune  sur  l'Armada, 
Tautre  sur  la  bataille  d'Ivry,  lorsque,  cherchant  un  champ  en- 
core inexploré  en  poésie,  il  inventa  toute  une  série  de  Ballades 
Romaines  {Lays  ofancient  Rome),  remplissant  ainsi  une  lacune 
dans  la  littérature  latine,  sous  prétexte  qu'à  l'époque  antérieure 
àEnnius,  les  enfants  de  Romulus  devaient  avoir  eu  leurs  Chants 
dubùrder  comme  les  Ecossais,  leurs  Romances  comme  les  Espa- 
gnols, leurs  Niebelungen  comme  les  Allemands,  leurs  Mabinogion 
comme  les  Gallois.  Ce  que  Macaulay  disait  dans  sa  préface  de 
Walter  Scott  poète  peut  lui  être  non  moins  justement  appliqué 
à  lui-même  :  «  Sir  Walter  Scott,  qui  joignait,  dit-il,  à  la  flamme 
d'un  grand  poëte  la  curiosité  minutieuse  et  la  patience  labo- 
rieuse d'un  grand  antiquaire,  etc.  »  Virgile,  Ovide,  Lucain  et 
Horace,  le  critique  de  VArs  poetica,  si  Macaulay  mort  traver- 
sait les  Champs-Elysées  classiques,  tendraient  une  main  frater- 
nelle à  celui  qui  a  si  bien  célébré  Horatius  Codés,  ce  héros  du 
lac  de  Régille,  Virginie  et  le  devin  Capys,  dans  la  langue  qu'on 
parle  aujourd'hui  chez  les  insulaires  dont  les  ancêtres  étaient 
'0(0  divisas  orbe.  En  quittant  Cambridge,  couronné  des  lauriers 
académiques,  Macaulay  se  destinait  à  la  profession  du  barreau; 
mais,  tout  en  suivant  les  cours  de  Lincoln's-Inn,  il  écrivait  dans 
les  Revues  et  Magazines,  tels  que  VEtonian  et  le  Qaarlerly  Ma- 

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150  R£VUE    BRITANNIOUE- 

gaziiïe  de  Rtiight.  11  ne  fit  son  début  ditis  là  Reloue  (fEdimi)Ourn 
qu'en  1826,  par  son  article  surMillon. 

Ce  brillant  article  le  classa  tout  d'abord  au  premier  rang  des 
essai/isls,  et  il  me  sera  permis  de  m'y  arrêter  Mh  moment  pour 
ces  deui  raisons  :  que  je  lui  dois  la  connaissance  personnelle  de 
réminent  écrivain,  et  que  je  crois  pouvoir  réfuter  une  assertion 
répétée  quelquefois  en  Angleterre  :  qu'il  regrettait  de  l'avoir 
écrit.    LÀlheTKteum  du   14  courant  va  jusqu'à  dire  que  lord 
Macaulay  en  était  honievLX  [ashamed).  Si  cet  article  ne  fut  tra- 
duit et  iiiséré  dans  la  Revue  Brilannitjue  qu'au  mois  de  juillet 
1844,  vitlgt  ans  après  qu'il  avait  paru  dans  la  Revue  d  Edim- 
bourg, c'est,  comme  je  l'expliquai  alors,  qu'en  1826  notre  Revue, 
dirigée  par  M.  Saulnier,  son  fondateur,  et  qui  n'existait  que  de- 
puis un  a'n,  avait  publié  un  article  sur  le  même  sujet;  mais, 
vingt  ans  plus  tard,  il  était  permis  de  ne  plus  craindre  quelques 
redites,  et  la  réputation  de  lord  Macaulay  autorisait  un  nou- 
veau directeur  à  remplir  ce  qui  lui  semblait  une  lalcune  regret- 
table dans  une  nouvelle  série  du  recueil  où  ataient  été  suc- 
cessivement publiés  les  beaux  articles  sur  Bacon,  Machiavel,  etc. 
Ayant  fait  moi-même  cette  traduction,  je  la  fis  parvenir  à  l'au- 
teur anglais  dont  la  lettre  est  trop  élogieuse  à  mon  égard  pour 
être  citée  textuellement  ici,  mais  qui  n'exprimait  aucun  regret, 
puisque  j'étais  remercié  surtout  de  la  fidéUlé  scrtipuleuse  de  la 
version.  Conime ,  entre  autres  paroles  aimables,  était  le  désir 
de  faire  là  connaissance  personnelle  du  traducteur,  et  que 
justetriëdt  je  itie  rendais  à  Londres  quelques  jours  après,  je 
m'etîij)ressai  de  profiler  d'une  invitation  que  j'avais  recherchée 
sans  doute,  et  je  fus  d'autant  mieux  accueilli  que  je  me  pré- 
sentai $ous  les  aiuspices  d'un  ou  deux  amis  commuiis  parmi 
lesquels  j'aîme  à  citer  le  savant  et  spirituel  bibliothécaire  des 
affaires  étrangères,  M.  Dumont.  Naturellement,  dans  cette  pre- 
mière entrevue,  il  fut  question  de  Milton  et  de  l'article  sur  Mil- 
ton.  M.  Macaulay  alla  au-devant  de  ma  question  en  déclarant 
qu'il  tenait  à  cette  composition  de  sa  jeunesse,  comme  on  tient 
à  un  début  heureux,  et  qu'il  n'y  changerait  pas  un  mot  en  le 
réimpriniartt  avec  ses  autres  Essais,  quoiqu'il  dût  avouer  que  s'il 
«Ivait  â  le  refaire,  il  adoucirait  quelques  expressions  un  peu  vives 
qui  ataiéfit  pu  paraître  une  apologie  du  régicide,  dont  Milton  s*é- 

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LORD   MACAULAY.  iSl 

tait  constitué  Tavocat,  expressions  qui  heuireusement,  àjôula-t-iî, 
sont  contredites  dans  Tarticle  même  par  le  paragraphe  où  il  est 
dit:  «  Nous  ne  saurions  approuver,  répétons-le,  rexécùtion  de 
Charles  P',  non  parce  que  la  Constitution  exempte  le  roi  de  toute 
responsabilité,  sachant  bien  que  ces  maximes,  tout  excellentes 
qu'elles  sont,  admettent  des  exceptions,  mais  parce  que  nous 
sommes  convaincu  que  la  mesure  fui  très-nuisible  S  la  cause 
de  la  liberté,  etc.  »  Je  me  permis  de  lui  dire  que  c'était  là  aussi 
une  de  mes  raisons  de  croire  que  le  régicide  était  un  crime, 
quoique  ce  ne  fût  pas  la  seule,  et  que,  sous  ce  rapport,  je  pré- 
férais à  l'article  sur  Milton  l'article  sur  Barrère,  dans  lequel 
l'apologiste  des  fanatiques  puritains  de  164S  traite  plus  sévère- 
ment nos  jacobins  conventionnels  de  93  *.  «Dans  l'article  sur 
Hilton,  comme  dans  l'article  sur  Barrère,  me  dit  M.  itacaulay, 
j'espère  n'être  qu'un  whig  anglais,  acceptant  toutes  les  consé- 
quences d'une  révolution  faite  au  nom  de  la  liberté,  mais  non 
an  révolutionnaire  dans  le  sens  français*.  » 

Les  amis  de  lord  Macaulay  savent  bien  qu'il  ne  se  rétractait 
pas  facilement.  C'est  ainsi  que  lui,  petit-fils  d'un  quaker,  il  a, 
dans  la  seconde  édition  de  son  tiistoire  d'Angleterre,  modifié  à 
peine  quelques  expressions  de  la  flétrissure  infligée  dans  la  pre- 
mière à  William  tenu,  accusé  d'avoir  été  un  intercesseur  peu 
délicat  auprès  de  Jacques  II  en  faveur  de  quelques  victimes  de 

^  i  L'énergie  tant  vantée  des  jacobins  n'était  que  Tivresse  du  Malais  qui, 
dans  les  famées  de  Topinm,  tire  son  poignard  et  court  à  travers  les  rues, 
frappant  todt  ce  qu'il  rencontre.  »  Article  sur  Barrère,  septembre  4844. 

1  Nous  avons  beau  être  de  notre  siècle  et  modîGer  les  opinions  que  nous 
transmettent  nos  pères,  il  en  reste  toujours  quelque  chose,  et  ce  n*est  pas 
toujours  à  regretter.  Lord  Macaulay  ne  pouvait  être  un  ultra-whig,  ni  un 
presbytérien  exalté,  comme  tel  de  ses  ancêtres  ;  mais  il  aurait  cru  être  in* 
fidèle  é  leur  mémoire  en  se  faisant  tory  et  surtout  jacobite,  lui  dont  un  as- 
cendant, le  révérend  iohn  Mac  Âulay,  était  ministre  de  TËvangile  dans  les  îles 
Hébrides,  lorsqu^après  GuUoden,  en  1746,  le  prince  Charles-Edouard  y  errait 
en  fugitif.  Ce  révérend  ministre  donna  des  indications  si  précises  sur  la  re- 
traite de  Charles-Edouard  qu*il  faillit  le  faire  surprendre  par  les  agents  du 
gOQrernement.  Heureusement  le  Prétendant  avait  dans  cette  partie  Sauvage 
de  TEcosse  des  partisans  tout  aussi  actifs  que  pouvait  l'être  le  ministre  de 
la  fiaroisse  qui,  selon  nous,  aurait  mieux  fait,  comme  ministre  de  l'Evangile, 
de  ne  pas  empiéter  sur  les  attributions  de  la  police.  Et  là-dessus  son  petit- 
fils  était  de  notre  avis. 


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152 


REVUE    BRITANNIQUE. 


la  rébellion  de  Monmouth.  Une  polémique  s'étant  engagée  à  ce 
sujet  dans  les  journaux  littéraires,  il  affecta  longtemps  de  ne  pas 
y  faire  attention,  pendant  qu'il  cherchait  dans  les  Mémoires  du 
temps  les  pièces  justificatives  de  son  opinion,  qui  lui  déaion- 
trèrent  enfin  qu'il  exista  deuxPenn,  dont  Tun  avait  compromis 
le  nom  de  Tautrcmais  que  le  célèbre  Penn  avait  mérité  de  son 
côté  d'être  pris  pour  son  homonyme. 

L'article  sur  Milton  fut  suivi  à  divers  intervalles  de  ceux  qui 
avaient  été  d'abord  réunis  en  volumes  par  un  libraire  américain, 
lorsque  MM.  Longman  les  ont  réimprimés  à  leur  tour  sous  divers 
formats.  L'éditeur  allemand  Tauchnitz  les  a  édités  aussi  en  cinq 
volumes  de  sa  collection,  en  y  ajoutant  trois  des  biographies 
fournies  par  l'auteur  à  la  huitième  édition  de  T Encyclopédie 
Britannique,  G QsX  de  cette  dernière  publication  que  nous  avons 
extrait  la  Biographie  de  W.  Pilt,  insérée  dans  la  livraison  de 
mai  dernier.  Nous  nous  occupons  de  revoir  et  même  de  retra- 
duire quelques-uns  de  ces  articles,  c'est-à-dire  ceux  que  notre 
recueil  n'a  publiés  qu'en  les  abrégeant,  voulant  tenir  autant  que 
possible  notre  promesse,  faite  à  lord  Macaulay  lui-même,  de  les 
faire  paraître  aussi  fidèlement  traduits  que  VEssai  sur  Milton  et 
la  Biographie  de  Pi7(*. 

Un  article  de  discussion  politique  sur  le  scrutin  en  matière 
d'élection  ayant  attiré  l'attention  du  marquis  de  Lansdowne,  ce 
riche  seigneur  wbig  se  montra  fidèle  à  la  tradition  des  deux 
grands  partis  aristocratiques  qui  était,  avant  la  réforme  parle- 
mentaire, de  grossir  leur  phalange  de  la  Chambre  des  communes 
en  y  faisant  entrer  par  un  bourg-pourri  tout  jeune  homme  de 
talent,  capable  de  se  créer  un  nom.  II  disposait  du  bourg  de 
Calne  et  le  fit  offrir  à  M.  Macaulay  qui  l'accepta.  Ses  débuts  au 
Parlement  ne  furent  pas  moins  brillants  que  dans  la  presse  pé- 
riodique,—  si  brillants  que  la  critique  ne  le  laissa  pas  proclamer 
l'héritier  légitime  de  Fox  et  de  Burke  sans  insinuer  qu'il  y  avait 
quelque  chose  d'artificiel  dans  sa  pompe  oratoire  et  un  peu  de 
monotonie  dans  le  son  de  sa  voix;  mais  le  président  de  la 
Chambre,  assez  bon  juge  et  qui  ne  flattait  pas  les  jeunes  ora- 

*  Le  premier  volume  de  ceUe  série  clanl  sous  presse  pourra  être  publié 
vers  la  6u  de  février.  Les  Essais  el  les  Biographies  feront  partie  de  la  BibUo- 
thèque choisie  de  MM.  Haclielte  et  C'. 


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LORD    MACAULAY.  153 

teors,  déclara,  dès  le  second  discours  de  M.  Macaulay,  qu'il 
était  le  plus  éloquent  orateur  qu'il  eût  jamais  entendu  sous 
h  Toûte  de  la  chapelle  Saint-Etienne.  Jeffrey  répète  avec  bon- 
heur ce  jugement  sur  son  jeune  collaborateur,  dans  sa  corres- 
pondance publiée  par  lord  Cockburn. 

On  a  réimprimé  les  discours  de  lord  Macaulay,  et,  chose  rare 
dans  des  discours  de  tribune,  il  leur  reste  un  mérite  littéraire  qui 
prouve  que  la  correction  du  style  peut  coexister  avec  la  chaleur  et 
la  grâce  facile  de  l'improvisation .  Les  whigs,  parvenus  au  pou- 
voir, grâce  au  bill  de  réforme  dont  il  avait  été  un  des  défenseurs, 
reconnurent  ses  services  par  une  place  dans  le  bureau  du  con- 
trôle, et,  voyant  en  lui  un  futur  ministre,  résolurent  de  lui  con- 
férer une  de  ces  fonctions  lucratives  qui,  au  bout  de  quelques 
années,  laissent  au  fonctionnaire  le  plus  délicat  la  fortune  indé- 
pendante sans  laquelle  on  figure  mal  dans  un  cabinet  anglais. 
Réélu  au  Parlement  en  1832  par  les  électeurs  libres  de  Leeds,  il 
donna  sa  démission  en  1834  pour  aller  dans  l'Inde  en  qualité 
démembre  du  Conseil  suprême  de  Qalcutta,  avec  la  mission  spé- 
ciale de  formuler  un  Code  pour  les  sujets  indiens  de  Sa  Majesté. 
Les  émoluments  de  cette  double  place  s'élevaient  à  environ 
15,000  livres  sterling  (375,000  francs),  et  il  loccupa  cinq  ans. 
A  son  retour,  il  put  rentrer,  en  effet,  dans  la  carrière  parlemen- 
taire avec  une  fortune  indépendante  saas  être  très-considérable 
en  elle-même,  mais  plus  que  suffisante  pour  ses  goûts  simples, 
si  bien  que,  redevenu  membre  du  Parlement,  il  étonna  ses  amis 
en  hésitant  à  accepter  un  portefeuille,  prétendant  que  sa  véritable 
vocationavait  été  la  carrière  d'un  simple  homme  delettres.il  finit 
par  sacrifier  ses  goûts  à  son  parti,  et  devint  ministre  de  la  guerre; 
car,  dans  un  ministère  anglais,  les  titulaires  de  ce  portefeuille 
et  du  portefeuille  de  la  marine  ne  sont  pas  nécessairement  des 
généraux  de  terre  ni  des  amiraux.  Grâce  à  sa  facilité  laborieuse, 
le  ministre  put  être  exact  aux  Conseils  de  cabinet,  parler  fièrement 
àla  Chambre  et  publier  ses  Ballades  Romaines  qui  ont  bien  certai- 
nement un  accent  de  poésie  militaire.  Il  était  surtout  heureux 
de  ne  dépendre  ni  des  appointements  de  son  portefeuille,  ni  de 
l'opinion  de  ses  électeurs,  et,  quoiqu'il  fût  devenu  le  représen- 
tant des  protestants  calvinistes  d'Edimbourg,  alors  très-opposés 
i  la  dotation  en  faveur  du  séminaire  catholique  de  Maynooth, 


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154  REVUE   BRITANNIQUE. 

comme  il  avait  toujours  écrit  et  parlé  en  faveur  de  Fémancipa- 
tion  catholique  et  de  ses  conséquences,  il  ne  craignit  pas,  mi- 
nistre et  membre  de  la  Chambre,  de  braver  ses  électeurs  en  vo- 
tant la  dotation  promise  au  séminaire.  S'il  s'était  contenté  de 
voter,  on  eût  peut-être  pardonné  le  vote  ati  ministre,  mais  les 
discours  de  l'orateur  firent  revivre  pour  les  presbytériens  d'E- 
dimbourg l'écho  de  ce  magnifique  article  sur  ïHistoire  des 
Papes  de  L.  Ranke,  dans  lequel  la  grande  Revue  whig  et  pro- 
testante avait  osé  montrer  la  papauté,  attaquée  successivement 
par  l'hérésie  au  moyen  âge  et  au  seizième  siècle,  par  le  scepti- 
cisme philosophique  du  dix-huitième,  par  l'impiété  révolution- 
naire et  les  armées  conquérantes  de  Napoléon  P%  sortant  triom- 
phante de  toutes  ces  luttes,  rétablie  à  ftome,  en  1814,  avec  le 
concours  des  nations  protestantes  elles-mêmes,  et  proclamant 
du  haut  de  la  chaire  de  saint  Pierre  le  principe  de  sa  pérennité. 
Cet  article,  écrit  exclusivement  au  point  de  vue  historique,  est 
curieux  à  relire  aujourd'hui,  et  ceux  qui  y  auront  recours  nous 
avoueront  qu'il  fait  pâlir,  littérairement  au  moins,  les  innom- 
brables brochures  enfantées  par  la  question  romaine,  dont  au- 
cune ne  l'a  cité,  quoiqu'il  contienne  peut-être  des  arguments 
pour  toutes  les  causes.  Les  passages  les  pltis  ofFensants  pour  les 
susceptibilités  antipapistes  de  la  ville  où  Knox  prêchait,  il  y  a 
trois  siècles,  contre  l'Antéchrist  et  la  prostituée  des  sept  collines, 
étaient  résumés  par  ces  images  grandioses  qui  se  gravent  dans 
toutes  les  mémoires.  Il  n'est  guère  de  jour  où  l'on  n'évoque  en- 
core dans  la  presse  anglaisé  la  figure  d'un  Anàcharsis  zélandais 
rêvant  sur  les  ruines  du  Pont  de  Londres,  ou  la  grande  pyra- 
mide du  désert.  Une  ou  deux  courtes  citations  vont  nous  expli- 
quer la  rancune  qui,  en  privant  l'orateur  de  son  siège  au  Parle- 
ment, nous  a  valu  les  quatre  volumes  de  son  Itistoire.  Après 
avoir  constaté  que  le  chiffre  des  catholiques  égalait  celui  de 
toutes  les  sectes  réunies,  Itf .  Macaulay  ajoutait  :  «  Nous  n'aper- 
cevons aucun  signe  qui  indique  l'approche  du  terme  de  la 
longue  domination  de  Rome  :  la  papauté  a  vu  le  commence- 
ment de  tous  les  gouvernements  et  dé  tous  les  établissements 
ecclésiastiques  existant  aujourd'hui  dans  te  monde,  et  nous  ne 
sommes  pas  sûr  qu'elle  ne  soit  destinée  à  voir  là  fin  de  tous. 
Elle  étAît  grande  et  respectée  avant  (Jiie  les  Saxons  eussent  rois 


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LdtlD   MACAULAY.  155 

te  pied  saf  le  sol  de  la  Grahde-Bretagne,  avant  qile  les  P*rancs 
eussent  franchi  le  fthîn,  quand  Téloqueilce grecque  florissait  en- 
core â  Anlioche,  quand  leà  idoles  étaient  encore  adorées  dans  le 
temple  (ie  la  Mecque,  et  elle  poutra  survivre  dâils  toute  sa  vigueiii- 
primitive,  alors  que  quelque  voyageur  de  là  Nouvelle-Zélande 
s'arrêtera  au  milieu  d'une  vaste  solitude,  et,  appuyé  contre  une 
arche  brisée  du  Pont  de  Londres,  esquissera  sur  son  album  les 
raineè  de  la  cathédrale  de  Saint-Paul  1  »  Nos  évêques  et  nos  aca- 
démiciens ont  peut-être  dit  quelque  chose  d'analogue  ce  mois-ci  ; 
mais  pas  si  grandement,  ce  nous  semble.  La  même  idée  revient 
à  la  conclusion  de  l'article  soUs  une  autre  forme  plus  pompeuse 
encore,  pour  peindre  Timmutabilité  de  la  papauté  après  la 
grande  révolution  européenne  du  commencement  de  ce  siècle  : 

«  L'anarchie  avait  eu  Son  règne.  Un  nouvel  ordre  de  choses 
naquit  de  la  confusion  iiiême.  Nouvelles  dynasties,  nouvelles 
lois,  nouveaux  titres,  et  au  milieu  s'éleva  la  papauté.  Les  Arabes 
racontent  dans  leurs  fables  que  la  grande  pyramide  fut  bâtie 
par  des  rois  antédiluviens,  et  que,  seiile  de  tous  les  ouvrages 
de  la  main  des  honltties,  elle  supporta  le  poids  du  déluge.  Telle 
fut  lé  destirtée  de  la  papatité  :  elle  avait  été  eiisevelie  sous  la 
grande  iboddâtion,  mais  ses  fondements  étaient  restés  inébran- 
lables, et,  lorsque  les  eaux  s'écoulèretit,  elle  apparut  seule  ati 
milieu  des  mines  d'un  monde  bouleversé.  La  république  de 
Hollande  n'était  plus,  ni  l'empire*  d'Allemagne,  tii  le  grand 
Conseil  de  Venise,  ni  la  vieille  ligue  helvétique,  ni  la  maison  de 
Bourbon,  ni  les  Parlements  et  l'aristocratie  de  la  France.  t'Eu- 
rope  était  couverte  de  jeunes  créations,  —  un  efnpire  français, 
un  royaume  d'Italie,  une  confédération  du  Rhin.  Les  derniers 
événements  n'avaient  pas  seulendent  altéré  les  limites  territo- 
riales et  les  institutions  politiques.  La  distribution  de  là  J)ro- 
priété,  la  composition  et  l'esprit  de  là  société  avaient,  daiis 
presque  tous  les  Etats  de  l'Europe  catholique,  subi  un  change- 
ment complet.  L'Eglise  immuable  était  encore  debout.  » 

En  réveillant  cet  écho  de  la  voix  d'un  politique  protestant,  nous 
ne  prétendons  pas  (nullement  ultramontain  d'ailleurs  nous- 
méiiie)  indiquer  des  arguments  péremptoires  aux  avocats  du 
saint-siége,  mais  uniqilfement  faire  comprendre  pourquoi  l'esprit 
desectes'empara  du  collège  électoral  d'Edimbourg.  Lorsque arri- 

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REVUE    BRITANNIQUE. 


Yèrent  les  élections  générales  de  1847,  un  M.  Cowan  (connaissez- 
vous  H.  Cowan  ^?)  se  fit  presque  un  .nom  en  remportant  sur 
la  plus  grande  illustration  vivante  de  cette  Ecosse,  si  fièrede  ses 
hommes  d'intelligence.  Lord  John  RusscU,  en  recomposant  un 
cabinet  whig,  y  avait  appelé  le  candidat  vaincu  d'Edimboui^,  en 
lui  attribuant  les  fonctions  de  trésorier  de  la  guerre.  M.  Macaulaj 
aurait  pu  rentrer  au  Parlement  (et  garder  ainsi  sa  place)  en  ac- 
ceptant les  offres  d*un  autre  collège.  Il  préféra  se  démettre  et 
prouver  qu'il  était  de  bonne  foi  lorsqu'il  répétait  souvent  que  la 
vie  littéraire  lui  souriait  plus  que  la  vie  politique.  Aussi,  six  ans 
après,  les  électeurs  d'Edimbourg,  honteux  de  l'affront  qu'ils 
s'étaient  infligé  à  eux-mêmes  en  1847,  le  réélurent;  mais  ce  fut 
sans  qu'il  eût  consenti  à  faire  la  moindre  démarche  ni  publié  la 
moindre  note  électorale,  presque  malgré  lui  en  un  mot,  tant  il 
resta  fièrement  à  l'écart,  quoiqu'une  fois  nommé  il  ne  crût  pas 
s'humilier  en  allant  serrer  la  main  à  ses  anciens  amis  et  remer- 
cier les  nouveaux.  Hais  quant  à  accepter  aucune  place  mi- 
nistérielle ,  il  s'y  refusa  désormais  ,  bien  moins  parce  que 
sa  santé  s'était  affaiblie  que  parce  qu'il  voulait  consacrer  à  son 
Histoire  tous  les  loisirs  qui  lui  restaient  entre  deux  sessions. 
Depuis  1847,  il  avait  publié  la  première  partie  de  cette  Histoire, 
et  ses  éditeurs  avaient  complété  sa  fortune  indépendante  en 
lui  comptant  une  somme  de  15,000  livres  sterling,  rémunéra- 
tion qui  n'était  qu'en  proportion  de  leurs  propres  bénéfices.  Je 
n'ai  pas  à  apprécier  ici  le  mérite  d'un  ouvrage  accueilli  avec  tant 
d'enthousiasme  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  mais  je  ne  puis 
m'empécher  d'avouer  qu'en  France  ce  qu'on  appelle  le  public 
est  encore  un  peu  en  retard,  quoique  la  critique  et  les  lecteurs 
d'élite  aient  franchement  et  dès  l'abord  rendu  pleine  justice  à 
réminent  historien.  Lord  Hacaulay,  pour  tout  dire,  attendait 
quelque  chose  de  plus  d'un  pays  où  il  reconnaissait  avoir  de 
dignes  émules  dont  il  s'était  toujours  plu  à  proclamer  les  titres 
glorieux,  sans  en  excepter  ceux  qui  ont  cherché  leur  sujet  dans 
les  annales  des  Trois-Royaumes.  J'oserai  dire  que  j'ai  dû  avoir 
quelques  entretiens  explicatifs  avec  lui  à  ce  propos,  et  voici 


1  II  est  juste  de  dire  que  rhonorable  M.  Cowan  est  bien  connu  à  Édim- 
boun;. 


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LORD   MACAULAY.  157 

comment  :  avant  la  publication  de  l'ouvrage  en  Angleterre, 
j'aTais  réclamé racquisition  du  droit  de  traduction  (non  gratuit) 
des  éditeurs  et  de  l'auteur  lui-mêrae  qui  se  Tétait  réservé  ;  il 
me  répondit  qu'il  n'entrait  pas  dans  ses  idées  de  mettre  ce  droit 
i  prii  d'argent,  ni  même  de  le  rendre  eiclusif,  mais  qu'il  m'en- 
terrait les  bonnes  feuilles  de  chaque  volume,  de  manière  à  me 
doQDcr  tous  les  avantages  de  la  priorité,  si  en  France  comme  en 
iUemagne  on  entreprenait  plusieurs  traductions  à  la  fois.  C'était 
006  faveur  dont  je  devais  être  très-reconnaissant,  et  M.  Hacaulay 
ayant  tenu  religieusement  sa  parole,  j'avais  pu,  avec  l'aide  de 
mon  regretté  collaborateur  feu  Borghers,  terminer  la  traduction 
da  premier  volume  lorsque  le  texte  entier  parut  à  Londres, 
favais  même  commencé  l'impression,  non  que  je   n'eusse 
pas  trouvé  d'éditeur,  comme  on  Ta  dit,  mais  parce  que  j'avais 
préféré  l'éditer  moi-même,  ayant  vendu  d'avance  une  moitié  de 
l'édition  à  un  libraire  belge.  Les  premières  feuilles  étaient  compo- 
sées quand  éclata  la  révolution  de  Février.  Il  y  eut  bien  d'autres 
ouvrages  suspendus,  bien  d'autres  traités  de  librairie  rompus 
ou  résiliés  à  la  suite  d'un  événement  qui  renversait  toutes  nos 
théories  constitutionnelles  et  démentait  les  analogies  historiques 
au  nom  desquelles,  nous  autres  publicistes  et  historiens,  depuis 
1830,  nous  avions  proclamé  notre  révolution  de  1688  et  notre 
Guillaume  III.  Mon  manuscrit  est  encore  là,  car  pendant  un 
Tojageque  je  fis  àNaples,  mon  loyal  ami,  l'éditeur  Perrotin,  ou- 
bliant quelques  paroles  échangées  entre  nous,  avait  été  amené  à 
prendre  l'engagement  de  publier  une  traduction  de  V Histoire  de 
M.  Macaulay  par  M.  Peyronnet.  Il  y  eut  entre  nous,  à  mon  retour, 
une  explication  tout  amicale,  de  laquelle  il  résultait  pour  moi  que 
si  Perrotin  me  cédait,  il  faisait  un  sacrifice  plus  grand  que  le 
mien.  M.  Perrotin  (Béranger  le  savait  bien)  est  habitué  à  avoir  le 
dessus  avec  les  auteurs  en  fait  de  générosité  et  de  bons  pro- 
cédés. Je  voulus  qu'une  fois  ou  deux  au  moins  dans  sa  vie,  il 
eut  affaire  à  un  auteur  qui  ne  se  laisse  pas  vaincre  sur  ce  terrain- 
là.  El  voilà  comment  mon  manuscrit  est  presque  vierge  encore, 
quoiqu'il  eût  le  mérite  de  quelques  annotations  de  lord  Macaulay 
lui-même.  Mais  je  suis  convaincu  que  si  l'ouvrage  traduit  eûtparu 
en  France  en  temps  plus  opportun,  traduit  par  M.  Peyronnet 
ou  par  moi,  il  aurait  obtenu  un  succès  plus  populaire,  quoiqu'il 


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158  REVUE    BRITANNIQUE. 

ait  eu  aussi  en  France  le  succès  d'une  double  traduction,  la  tra- 
duction de  M.  Uontaigu  ayant  suivi  de  près  celle  deM.Peyronnet. 
JiOrd  Macaulay,  quoique  un  peu  étonné  que  je  n'eusse  pas  risqué 
à  moi  seul  les  frais  d'une  édition  en  1849,  ne  m'en  a  pas  voulu, 
car  lorsque  IQ.  Perrotin  s'adressa  à  moi  directement  pour  la  conti- 
nuation,  je  reçus  encore  comipunication  des  bonnes  feuilles,  et 
j'en  profitai  pour  rapprocher  les  deux  éditeurs.  J'ai  eu  cette 
fois-là  encore  le  fegret  de  ne  pas  avoir  pu  copserver  la  collabo- 
ration de  M.  Montaigu,  qui  s§it  qu'il  n  y  ^\x\  pas  de  ma  faute. 

Ce  détail  bibliographique  n*a  d'importance  qu'à  pause  du 
nom  de  Iqrd  Macaulay  ;  mais  il  fait  voir  comment  j'ai  eu  pen- 
dant près  de  viqgt  ans  l'honneur  de  correspopdre  av^c  lui  et  de 
le  voir  chaque  fois  qpe  je  suis  allé  à  Londres.  On  comprendra 
apssi  facilement  que  dans  une  visite  que  je  jpi  (is  ep  1850, 
nous  eûmes,  à  propos  de  Guillaume  III,  son  héros  favori,  une 
conversation  très-piquapte  relative  à  la  phase  pré^jdentielle  de 
notre  révolution  de  1848.  Ah!  si  j'avais  la  mémqire  du  noble 
écrivain  !  Je  dirai  seulemept  que  presque  jaçobite  apx  yepx  (Je 
rhistorien  de  Guillaume,  à  cause  de  mon  Hiaioire  de  Chartes- 
Edouard^  il  me  sembla  que  ce  jour-là  j'étais  plus  attaché  que 
lui  aux  théories  constitutionnelles,  ^e  n'ai  jamais  été  du  nombre 
de  ceux  qui  croyaient  encore  alors  que  le  neveu  4u  grand  Na- 
poléon n'avait  de  son  oncle  que  le  nom  :  l'excellent  M.  yieillard, 
son  ex-gouverneur,  etPb.  Lebas,  mon  condisciple  de  Juilly,  son 
ex-précepteur,  m'avaient  renseigné  suffisamment.  Mais  M.  Ma- 
caulay, qui  avait  lu  dans  les  œuvres  de  Napoléon  III  tout  ce 
qu'il  a  écrit  à  la  gloire  de  Guillaume  et  de  |a  ("évolution  lib^î- 
rale  de  1688,  soutenait  que  le  prince-présiden^  n'avait  daulre 
ambition  que  de  rester  à  la  tête  de  la  République  et  d'en  faire 
respecter  la  Constitution,  comme  Guillaume  avait  fait  respecter 
le  bill  des  droits.  Je  lui  soutenais,  moi,  que  la  République  fran- 
çaise s'était  suicidée  d'avance  en  prenant  un  prjnce  pour  son 
protecteur  et  qu'elle  consommerait  son  immolation  s'il  était 
réélu ,  en  supposant  que  le  prince  daign&t  attendre  la  crise 
d'une  réélection.  Bref,  le  poète,  l'homme  de  génie,  Vorateur  po- 
litique traçait  un  cercle  infranchissable  autour  du  prince-prési- 
dent, et  moi,  l'humble  écho,  lécolier  admirateur  du  maître,  je 
voyais  déjà  planer  à  l'horizon  l'aigle  impérial,  emportant  sur  ses 


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LORD   MACAULAT.  |  59 

ailes  rhéritier  couronné  de  Napoléon  P'.  Je  fus  réduit  au  silence 
par  une  brillante  improvisation  ;  mais  deux  années  après  j'eus 
la  petite  satisfaction ,  lorsque  entrant  chez  M.  Macaulay  il 
me  demanda  des  nouvelles  de  Paris,  de  lui  répondre  par  cette 
Tariante  d'un  des  vers  de  sa  prophétie  de  Capys  : 

The  eagle  is  no  more  in  tlm  coop, 
L'aigle  n'e^t  plus  dans  la  cage  à  poulets, 

•  Oh  !  je  me  rappelle,  dit-il  en  riant,  vous  fûtes  Capys  ce 
jour-là.  » 

Mais  je  ne  tardai  pas  à  m'humilier  de  nouveau  devant  le 
vrai  magicien  qui  me  tint  une  bonne  heure  sous  le  charme. 

En  élevant  M.  Macaulay  à  la  pairie,  l'Angleterre  a  honoré  la 
pairie  encore  plus  que  le  nouveau  pair.  Malheureusement,  ce 
titre  ne  survivra  pas  à  celui  qui  l'a  porté  si  peu  de  temps.  Lord 
Macaulay  était  resté  célibataire,  nop  qu'il  fût  insensible,  comme 
on  l'a  prétendu,  aux  douceurs  de  la  vie  de  famille,  car  il  disait 
volontiers  ce  que  j'ai  entendu  de  sa  bouche  :  «  Je  me  sens  un 
cœur  de  père  quand  je  vois  les  enfants  de  ma  sœur  ;  »  mais  c'est 
à  ceux  qui  ont  vécu  plus  que  moi  dans  son  intimité  à  parler  de 
ces  vertus  privées  qu'il  mettait  lui-même  au-dessus  des  dons 
du  génie.  M.  Henry  Reeve,  le  directeur  de  la  Revue  d'Edim- 
himrg,  termine  ainsi  les  trois  pages  d'éloquents  regrets  qu'il  a 
tracées  en  revenant  de  l'abbaye  de  Westminster,  où  tout  ce 
quH  y  a  de  plus  haut  placé  en  Angleterre  a  déposé  le  cercueil 
de  lord  Macaulay  : 

«Il  n'est  personne  qui  n'ait  entendu  parler  de  sa  conversation 
si  animée  et  $i  brillante,  des  trésors  abondants  d'érudition  et 
des  traits  admirables  d'inspiration  soudaine  qui  fascinaient  ses 
auditeurs  autour  de  son  fauteuil  ;  mais  ses  amis  seuls  peuvent 
savoir  avec  quelle  sympathie  et  quelle  générosité  il  était  tou- 
jours prêt  à  assister  de  ses  conseils  et  de  sa  fortune  ceux  qui 
luttaient  moins  heureusement  que  lui,  et  dans  un  rang  plus 
modeste,  contre  les  difficultés  de  la  carrière  littéraire.  Si  nous 
pouvions  le  suivre  dans  le  cercle  plus  étroit  de  son  intérieur, 
Dous  prouverions  que  jamais  homme  ne  fut  d'une  nature  plus 
lendre  et  plus  affectueuse.  Nous  ne  sommes  pas  les  seuls  à 
pleurer  en  lui  le  plus  bienveillant  comme  le  plus  grand  de  nos 


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160 


REVUE    BRITANNIQUE. 


amis  ;  quoique  la  reDommée  de  ses  œuvres  et  la  véDération  du 
monde  doivent  perpétuer  en  quelque  sorte  l'existence  d'un 
écrivain  si  illustre,  nous  ne  pouvons  cependant  qu'éprouver  un 
vide  douloureux  en  pensant  que  nous  ne  jouirons  plus  de  ces 
grâces  et  de  ces  vertus  qui  illuminaient  pour  nous  sa  vie  intime. 

«  II  était  singulièrement  inaccessible  aux  tentations  ordinaires 
de  Tambition  et  de  la  vanité  ;  mais  nous  Tavons  entendu  ex- 
primer quelquefois  un  vœu  de  distinction  personnelle,  vœu  qui 
vient  d*étre  exaucé,  le  vœu  de  reposer  après  sa  mort  dans  cette 
nécropole  des  hommes  illustres  de  FAugleterre,  qui  inspira  à 
Àddison  quelques-unes  des  pages  les  plus  exquises  de  la  prose 
anglaise  et  que  lord  Hacaulay  a  décrite  lui-même  plus  d'une 
fois  comme  la  dernière  limite  des  gloires  humaines.  Les  deux 
hommes  qui  portèrent  ces  noms  immortels  ne  sont  plus  séparés 
que  par  par  la  distance  de  quelques  dalles  funéraires.  AddisoD 
et  Macaulay  font  là  tous  les  deux  partie  de  cet  aréopage  muet  de 
leurs  pairs,  mais  parmi  tous  ces  poètes,  ces  orateurs,  ces  politi- 
ques, ces  patriotes  de  1* Angleterre,  il  n'en  est  pas  de  plus  noble 
que  celui  que  nous  venons  d'y  porter.  En  attendant  de  pouvoir 
rendre  plus  ample  justice  à  son  génie  et  à  ses  écrits,  nous  avons 
voulu  au  moins  déposer  sur  sa  tombe  cet  hommage  de  nos  pro- 
fonds regrets.  » 

Nous  nous  associons  à  ce  deuil  pour  nous,  pour  nos  collabo- 
rateurs et  pour  nos  lecteurs,  mais  ce  n'est  pas  notre  dernier 
adieu  à  celui  qui,  de  tous  les  auteurs  dont  nous  fûmes  en  France 
les  interprètes  ou  les  admirateurs,  réalise  le  mieux  la  définition 
de  l'orateur  par  Quintilien  :  Yir  bonus  et  bene  dicendiperitus, 

«  Un  grand  écrivain  est  l'ami  et  le  bienfaiteur  de  ses  lecteurs, 
et  ils  ne  peuvent  le  juger  sans  quelques-unes  des  illusions  de 
l'amitié  et  de  la  reconnaissance.  »  Cette  pensée  est  de  lord  Ma- 
caulay, qui  la  développe  dans  son  Essai  sur  le  caractère  de  lord 
Bacon,  mais  sans  que  son  admiration  et  sa  reconnaissance  pour 
cet  éminent  génie  le  rendent  moins  sévère  quand  il  déplore  les 
taches  de  sa  vie.  C'est  qu'il  y  a  dans  l'homme  quelque  chose  de 
supérieur  au  génie  :  la  probité,  —  la  probité,  cette  vertu  qui 
embarrasse  quelquefois  l'ambition  dans  sa  marche,  cette  vertu 
trop  souvent  mise  de  côté  par  les  hommes  d'État,  mais  sans  la- 
quelle il  n'existe  pas  de  vraie  grandeur  morale.  Si  lord  Ma- 


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LORD   MACAULAY.  161 

caulay,  dont  le  génie  égala  presque  celui  de  Bacon,  n'est  pas 
monté  anssi  haut  que  le  chancelier  de  Jacques  V^  dans  la  car- 
rière des  honneurs,  c'est  que,  quoique  homme  de  parti,  ar- 
dent et  passionné  même  quelquefois  dans  ses  opinions,  il  y 
arait  en  lui  cette  vertu  à  qui  répugnent  les  capitulations  de 
ooDscience  si  nécessaires  aux  hommes  de  parti  et  aux  ambi- 
tieux. Aussi  n'a-t-il  besoin  d'aucune  des  illusions  de  Tamitié  et 
Je  la  reconnaissance  pour  être  admiré  et  aimé  après  sa  mort. 
Ses  amis,  pour  parler  de  lui,  n  ont  pas  à  user  de  réticences 
charitables;  et  ceux-là  même  dont  il  fut  l'adversaire  politique, 
ceux  qui  ont  pu  se  plaindre  de  n'avoir  pas  trouvé  en  lui  un  cri- 
tique assez  indulgent,  n'élèveront  pas  la  voix  pour  attaquer  sa 
moralité. 

Le  Directeur  de  la  Revue  Britannique. 


^  SKRIC— TOME  r.  11 

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LORD  CLIVE  ET  LORD  MACAULAY. 

On  vient  d'éiever  une  statue  à  lord  Clive  dans  la  principale  ville  de 
son  comté  natal  (Sbrews^ury),  et,  à  ce  sujet,  le  Times  fait  la  remarque 
qu'il  y  a  eu  ce  mois-ci  juste  vingt  ans  que  Jord  Maçaulay  publiait 
dans  la  Revue  d'Edimbourg  son  fameux  article  sur  la  vie  et  les  exploitai 
du  conquérant  de  Tlnde  anglaise,  article  qui  con^men^ait  par  établir 
qu  a  cette  époque  on  oubliait  déjà  Clive  dans  le  comté  de  Shrops,  et 
que  maint  Anglais,  d'un  esprit  cultivé  d'ailleurs,  aurait  eu  quelque 
peine  à  dire  qui  avait  gagné  la  bataille  de  Buxar; — si  Soudjha  Dowlali 
régnait  à  Onde  ou  à  Travancore  ;  si  Holkar  était  un  musulman  ou  nu 
Hindou  *,  etc.  o  Mais  depuis  lors  cette  ignorance  a  cessé,  ajoute  le  Times  ; 
le  brouillard  se  dissipa  et  le  héros  de  Tbiâtoire  apparut  dans  tout  Té* 
clat  de  sa  grandeur.  Ce  fut  l'article  de  Maçaulay  qui  fit  la  renommée 
de  Clive,  par  une  application  moderne  d'une  vérité  ancienne,  procla- 
mée par  Horace  dans  l'ode  à  Lollius.  Aujourd'hui  comme  jadis,  il  fal- 
lait au  héros  un  vates  sacer,  une  plume  sacrée  pour  arracher  une  vie 
héroïque  aux  ténèbres  de  l'oubli  ;  mais  ce  ne  fut  plus  par  l'antique 
instrument  que  cela  se  fit;  ce  ne  fut  pas  un  poème,  une  épopée,  un 
chant  de  rapsode  qui  tira  Clive  de  l'obscurité  et  le  plaça  sur  son  pié- 
destal, ce  fut  un  article.  Certes,  jamais  barde  du  vieux  temps  ne  s'ac- 
quitta mieux  de  ses  fonctions  que  le  prosateur  de  la  sienne.  Le  fait 
mérite  d'être  particulièrement  noté,  car  il  a  sa  pleine  signification. 
L'influence  et  les  attributions  du  journaliste  vont  chaque  jour  s  a- 
grandissant,  et  elles  embrassent  peu  à  peu  toutes  les  branches  de  la 
littérature.  Il  y  a  là  toute  une  révolution,  sans  doute,  mais  elles  et 
passée  à  l'état  de  fait  accompli.  L'importance  de  la  presse  périodique 
est  le  résultat  de  la  gravitation  seule,  le  produit  naturel  des  circon- 
stances et  du  cours  des  événements.  A  nous  tous  maintenant  de  faire 
notre  devoir  en  tirant  le  meilleur  parti  possible  de  la  puissance  d'un 
tel  instrument.  » 

'  C'est  un  des  articles  dont  la  Bévue  Britannique  n'a  publié  qu'un  long  extnil; 
maii  nous  nous  proposons  de  Toffrir  à  nos  lecteurs  dans  son  intégrité,  car  c'est 
un  des  chefs-d'œuvre  de  lord  Maçaulay. 


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LrrTËRATURE  DE  NOËL  ET  DU  JOUR  DE  L'AN. 


UN  COUP  D'OEIL  KÈTBOSPECTIF 

SUR  LES  CONTES  DE  NOËL 

ET  LES  MAGAZINES  DE  DÉCEMBRE. 

(deuxième  article  *.) 


Nous  avons  promis  de  faire  une  seconde  excursion  sur  ce 
domaine  du  merveilleux,  où  la  plupart  des  périodiques  d'An^ 
gleterre  et  d'Amérique  introduisent  leurs  lecteurs  pendant  le 
mois  de  décembre.  Cette  excursion  sera  courte,  car  nous  voici 
déjà  près  des  derniers  jours  de  janvier,  et,  une  fois  la  fête  du 
jour  des  Rois  passée ,  les  génies  et  les  fées^  les  géants  et  les 
nains,  Oberon  et  Titania,  Ariel  et  Puck  font  place  aux  démons 
moins  gracieux  de  la  politique.  Un  mot  d'abord  sur  le  Chris tmas- 
iViimter  du  Welcome-Guest,  périodique  qui  a  rivalisé  cette  année 
afec  AU  the  Year  round  de  Charles  Dickens  et  qui  a  sur  son 
ri^al  l'avantage  d'illustrer  ses  contes  par  des  vignettes.  The  Wel- 
corne  Guest  serait  en  français  :  l'Hôte  bienvenu^  et  il  a  fait  une 
variante  sur  son  titre  pour  donner  à  ses  lecteurs  ses  récits  de 
^oél.  Voici  cette  variante  :  • 

Réunion  de  tous  les  hôtes  bienvenus  à  Hawley-Grange,  avee 
V^lques  particularités  sur  Thôte  mal  venu  et  son  abominable 
conduite  en  cette  circonstance, 

Batt>ley-Grange,  à  en  croire  la  vignette  et  la  description,  fut 

*  Voir  h  Irvnmofi  de  déc«mlife. 

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164  REVUE   BRITANNIQUE. 

un  des  plus  beaux  châteaux  de  la  vieille  Angleterre  ;  malheu- 
reusement, comme  son  propriétaire  actuel,  sir  Gilbert  Hawley. 
il  a  subi  les  injures  du  temps,  et  il  faut  toutes  les  décorations 
de  houx,  de  buis,  de  lierre,  de  gui,  d'if  et  autres  arbres  verls 
de  la  fête  de  Noël  pour  dissimuler  sa  décadence  et  sa  ruine. 

Mais  pour  la  solennité  de  Chrislmas,  les  hôtes  de  sir  Gilbert 
y  trouvent  tout  le  confortable  de  l'hospitalité  aristocratique  ;  il 
y  a  même  du  luxe  dans  la  salle  à  manger  et  la  table  est  riche- 
ment servie.  Ce  jour-là  aussi,  sir  Gilbert,  baronnet  de  la  vieille 
roche,  voulant  réunir  nombreuse  compagnie,  oublie  un  peu  ses 
exclusions  de  caste,  et  ses  vingt-quatre  convives  appartiennent 
à  toutes  les  professions.  Auprès  de  sa  fille,  jeune  héritière  de 
dix-sept  ans,  belle  et  fraîche,  sont  de  jeunes  parentes  pauvres 
que  le  baronnet  traite  assez  dédaigneusement  le  reste  de  Tan- 
née. On  est  en  train  de  boire  et  de  rire,  les  contes  vont  com- 
mencer, et  sir  Gilbert  prend  la  parole,  lorsqu'il  est  interrompu 
par  un  bruit  désagréable  qui  retentit  à  travers  le  plafond,  comme 
si  on  dérangeait  très-brusquement  les  meubles  de  Tétage  supé- 
rieur. Ce  bruit  glace  la  verve  de  sir  Gilbert,  surtout  lorsqu'il  est 
suivi  d'un  autre  bruit  qui  rappelle  les  petits  coups  secs  du  mar- 
teau d'un  huissier  priseur.  L'hôte  importun  est  là-haut  :  c'estlui 
qui  trouble  ainsi  la  fêle.  Quelques  jeunes  gens  offrent  d'aller  le 
jeter  par  la  fenêtre.  Sir  Gilbert  s'y  oppose  :  «  Continuons  la  fêle, 
dit-il,  ce  qui  se  passe  là-haut  est  mon  secret;  respectez-le.  » 
Hélas  1  c'est  le  secret  de  Polichinetle;  les  convives  se  le  commu- 
niquent à  voix  basse  :  le  châtelain  est  fort  mal  dans  ses  affaires; 
on  opère  une  saisie  chez  lui,  et,  chose  inouïe  en  terre  cbré- 
lioune,  en  Angleterre  surtout,  le  créancier  de  sir  Gilbert  Ha>vley, 
poussé  par  un  sentiment  de  vendetta,  a  choisi  le  jour  de  ?ioél 
pour  procéder  à  rexorcice  des  droits  que  lui  a  conférés  un  juge- 
ment exécutoire.  Chose  inouïe  encore,  les  conteurs  à  la  ronde 
débitent  chacun  leur  petite  histoire  au  bruit  de  cette  musique, 
qui  vTaiment  est  bien  autrement  discordante  que  tous  les  cli- 
quetis de  la  chaîne  d'un  revenant.  Nous  avons  d'abord  le  conte 
d'un  avocat  qui  nous  semble  avoir  fort  indiscrètement  choisi 
son  sujet  pour  le  pauvre  sir  Gilbert,  car  il  raconte  les  malheurs 
d'une  famille  que  des  revers  de  fortune  livrent  aussi  à  des  créan- 
ciers et  forcent  de  s'expatrier  en  Australie.  Histoire  triste  et  qui 


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COUP  d'cEIL  rétrospectif   sur   les   contes   de    NOËL.       165 

D*a  pas  assez  d'originalité  pour  mériter  les  honneurs  de  Ta- 
Daljse.  Tient  ensuite  un  homme  de  lettres  qui  prend  pour  héros 
un  de  ses  confrères  de  la  plume,  un  poëte  :  ce  poëte  veut  être 
absolument  amoureux,  et  il  invente  un  idéal  de  femme  auquel 
répond  très-mal  celle  à  qui  il  s'adresse  pour  le  réaliser.  C'est  une 
Diana  Yernon,  robuste  Diane  chasseresse  qui  entraîne  le  trop 
sensible  et  délicat  poëte  dans  tous  les  accidents  de  la  vie  des 
sportsmen.  Suivre  une  amazone  à  la  chasse  au  renard,  sauter 
ks  haies  et  les  fossés  avec  elle,  être  brisé  et  moulu  par  une  chute 
de  cheval,  c'est  terrible  pour  un  rêveur  qui  n'a  jamais  enfour- 
ché que  Pégase.  Le  poëte  Meredith  n'a  heureusement  ni  bras 
démis  ni  jambe  cassée.  Guéri  à  la  fois  de  sa  chute  et  de  sa  pas- 
sion pour  la  dame  excentrique,  il  apprécie  les  qualités  plus 
douces  et  moins  brillantes  de  la  timide  Marguerite,  avec  laquelle 
il  avait  été  fiancé  dans  sa  première  jeunesse.  Gentille  Margue- 
rite, elle  pardonne  même  à  sa  rivale,  je  pense,  puisqu'elle  lui 
rend  son  amoureux  sain  ej.  sauf.  Poètes,  admirez  une  Diana 
Vemon,  mais  aimez  une  Marguerite,  —  Tange  du  foyer  lui 
ressemble. 

Parmi  les  hôtes  de  sir  Gilbert,  comme  parmi  ceux  de  la  Maison 
hantée  de  Ch.  Dickens,  est  un  marin.  C'est  M.  Robert  B.  Brough, 
le  directeur  du  Welcome-Gucst ,  qui  a  versifié  son  histoire  : 
Deux  cousins  se  disputent  la  tendresse  et  l'héritage  d'un  oncle. 
Il  y  a  le  bon  cousin  et  le  mauvais  cousin  :  celui-ci  l'emporte, 
grftce  aux  pratiques  4es  plus  odieuses  et  en  calomniant  son  co- 
héritier, qui  s'exile  et  revient  par  la  suite  des  temps  sans  être 
reconnu.  Le  cousin  calomnié  fait  un  voyage  sur  mer  avec  son 
calomniateur,  et  un  naufrage  les  jette  tous  les  deux  sur  un  Ilot 
désert.  Le  mauvais  cousin  est  mourant;  la  sAif  le  dévore,  comme 
le  riche  de  la  parabole  ;  le  bon  cousin  tient  enfin  sa  vengeance  ; 
il  peut,  à  son  gré,  le  précipiter  dans  la  mer  ou  savourer  les  an- 
goisses de  celui  qui  l'a  ruiné,  qui  lui  a  dérobé  l'affection  d'une 
femme  adorée.  0  sublimes  sentiments qu*on  puise  dans  la  lecture 
bien  entendue  de  TEvangile,  ce  code  du  saint  amour,  de  la  cha- 
rité 1  ô  exemple  de  pardon  chrétien,  digne  en  effet  d*être  cité  au 
foyer  de  la  famille  pendant  la  fête  de  Noëll  Le  bon  cousin  hésite 
à  peine  un  moment  et,  regardant  avec  pitié  le  misérable  qui  lui 
crie  :  c  De  l'eau  I  de  Veau  l  je  meurs  de  soif,  »  il  approche  de  ses 

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166  REVUE   BRITANNIQUE. 

lèvres  arides  la  coquille  qu'il  est  allé  remplir  à  une  source  dé- 
couverte par  lui  à  grand'peine.  Il  sauve  la  vie  à  son  ennemi. 

Ce  n'est  que  par  les  détails  qu'est  remarquable  la  gracieuse 
légende  qui  suit  celle  des  deux  cousins.  L'auteur  a  imaginé  une 
conversation  entre  le^s  divers  rameaux    d'arbustes  verts  qui 
décorent  le  vieux  cbAteau.  À  cette  féerie  végétale  succède  l'his- 
toire que  raconte,  d'une  Dame  à  la  (aille  courte  [ihe  Short- 
toaiited  lady),  et  que  signe  un  des  plus  populaires  conteurs 
des  Trois-Royaumes,  Auguste  Mayhew,  célèbre  aussi  par  ses  ta- 
bleaux de  statistique  pittoresque.  Nous  faisons  connaissance 
avec  un  de  ces  jeunes  gens  qui,  après  avoir  mangé  leur  patri- 
moine, plus  égoïstes  que  généreux  dans  leurs  prodigalités,  se 
ravisent  à  temps,  feignent  de  réformer  leur  vie  et  espèrent  réta- 
blir leur  fortune  au  moyen  d'une  belle  dot.  Charles  Doughty 
(c'est  son  nom)  s'adresse  à  la  fille  du  chef  d'une  maison  d'assu- 
ranees,  qui  hésite  un  moment  entre  l'ancien  dissipateur  aux 
aimables  manières  et  Roland  Tidd,  «simple  commis  de  son  père. 
Tout  à  coup,  des  sinistres  de  mer  compromettent  la  maison  du 
riche  assureur,  et  il  serait  tout  à  fait  ruiné  si,  par  malheur,  avait 
péri  le  navire  Marie  Hasiing^^  dont  on  n'a  pas  eu  de  nou- 
velles. Charles  Doughty  s'est  trop  avancé  auprès  de  Clara  Fairhop 
pour  retirer  sa  parole  :  il  imagine  de  se  dénoncer  lui-même 
comme  indigne  d'elle,  en  écrivant  une  lettre  anonyme  qu'il  va 
do  nuit  glisser  dans  une  boite  placée  derrière  un  contrevent  de 
croisée.  La  lettre  tombe  à  côté,  et  elle  est  ramassée  par  quel- 
ques jeunes  farceurs  qui  s'aperçoivent  qu'elle  n'est  pas  cachetée, 
la  lisent,  et  trouvent  très-plaisant  de  la  signer  du  nom  de  Ro- 
land Tidd,  le  brave* et  naïf  commis  de  M.  Fairhop. 

La  lettre  parvenue  à  celui-ci  excite  son  indignation  contre 
Roland,  et  il  la  montre  à  sa  fille,  qui  reconnaît  à  ses  propres 
sensations  qu'elle  eût  préféré  Roland  à  Charles  Doughty  :  en 
ce  moment,  celui-ci  arrive  avec  toute  son  ancienne  désinvol- 
ture de  mauvais  sujet,  afin  de  confirmer  contre  lui-même  la 
dénonciation.  M.  Fairhop  et  Clara  commencent  à  croire  que 
Roland  n'a  eu  qu'à  moitié  tort,  puisque  Charles  Doughty  semble 
avouer  lui*-mème,  par  quelques  mots  à  double  sens,  qu'il  n'a 
pas  été  trop  calomnié.  Mais  quand  celui-ci  apprend,  à  sa  grande 
surprise,  que  sa  lettre  est  signée,  i)  saisit  l'occasion  de  se  faire 

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COUP  d'œIL   rétrospectif  sur  les  contes  de   NOËL.       167 

pasMr  |K>ttr  a&  matamore  en  provoquant  le  dénonciateur,  à  qui 
da  reste  il  espère  faire  peut.  Hais  le  bon  et  naïf  Roland,  tout 
en  niant  la  signature ,  accepte  le  cartel  et  prouye  enfin  qu'il 
aurait  eu  le  courage  de  ne  pas  garder  l'anonytne  s'il  avait  cru 
defoîr  dénoncer  son  rival.  En  ce  moment,  autre  nouvelle  :  on 
accourt  dire  à  M.  Fairhop  que  la  Mnriti  Hûsîings  est  signalée.  Le 
Toilà  sauvé.  Charles  Doughty  est  pris  dans  son  propre  piège  ;  il 
n'a  fait  qu'exposer  son  indignité  et  mettre  en  relief  les  modestes 
vertus  de  Roland,  d'autant  plus  que  l'auteur  principal  de  la 
plaisanterie  révèle  tout  le  mystère  de  la  lettre,  etc.  Ne  Vous 
semble-t-il  pas  qu'il  y  a  là  le  canevas  d'une  petite  pièce  qui  vau- 
drait quelques-uns  des  vaudevilles  que  les  auteurs  dramatiques 
d'Angleterre  empruntent  aux  nôtres?  Nous  nous  proposons  de 
demander  audience  à  un  de  ces  cinquièmes  ou  sixièmes  de  vau- 
devilliste qui  ont  besoin  d'un  sujet  et  d'un  collaborateur,  et» 
s'il  y  consenti  nous  deviendrons  à  notre  tour  une  fraction  de 
Lope  de  Vega. 

Mais  revenons  à  Y  hôte  importun  qui  s'est  laissé  aller  à  écouter, 
par  le  trou  de  la  serrure,  les  histoires  des  hôtes  bienvenus  de  sir 
Gilbert,  et  qui  intervient  toutà  coup  avec  son  fils,  qu'il  a  atrété  au 
moment  où  il  allait  enlever  la  fille  du  châtelain.  Cette  énormité, 
pire  que  celle  de  faire  une  saisie  dans  un  château  le  jour  de 
Noël,  s'explique  :  les  jeunes  gens  s'aimaient  depuis  longtemps, 
comme  Pyrame  et  Thisbé,  comme  Roméo  et  Juliette,  malgré  la 
haine  de  leurs  ascendants,  et  ils  se  sont  épousés  clandestine- 
ment. Ce  mariage  les  réconcilie  d'autant  plus  aisément  sous  la 
sainte  influence  de  la  solennité  chrétienne,  qu'en  faisant  l'in** 
veotaire  du  château,  l'huissier  a  trouvé,  dans  un  vieux  tiroir, 
an  papier  précieux  indiquant  à  sir  Gilbert  un  trésor  caché  der- 
rière un  tableau  de  sa  galerie. 

Noos  avons  tenu  notre  promesse  à  l'égard  des  Hôtes  bien- 
tenus.  La  Revue  Britannique  traduit  si  souvent  les  auteurs 
teitaellement,  qu'il  lui  est  bien  permis  aussi  d'avoir  recours  à 
lanalyse.  Peut-être  ici ,  malgré  le  charme  des  détails  dans  les 
œuvres  d'imagination,  l'important  serait,  pour  nos  propres  au- 
teurs, de  leur  indiquer  simplement  des  idées.  Holmes,  un  des 
homoaristes  américains,  compare  quelque  part  xxuQRevuek  une 
forte  solution  de  livres.  «  Elle  extrait,  dit-il„  l'essence  de  ce  qui 

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168  REVUE    BRITANNIQUE. 

vaut  ia  peine  d'être  lu,  comme  Teau  bouillante  extrait  la  saveur 
des  feuilles  de  thé.  Si  j'étais  un  roi,  ajoute  Holmes,  car  les  dé- 
mocrates américains  ne  détestent  pas  cette  supposition  ;  si  j'é- 
tais un  roi,  je  louerais  ou  j'achèterais  une  théière  littéraire  dans 
laquelle  je  plongerais  toutes  les  feuilles  des  livres  nouveaux  ;  en 
d'autres  termes,  j'aurais  un  secrétaire  dont  la  fonction  consiste- 
rait à  lire  nuit  et  jour  pour  moi,  et  qui  serait  là,  toujours  à  ma 
portée,  comme  un  dictionnaire  vivant,  pour  répondre  à  toutes 
mes  questions  ^  »  C'est  pourquoi  nous  reprendrons  bientôt 
notre  ancienne  série  d'articles  intitulés  :  ilagaziniana ,  donl 
nous  appliquons  ici  le  principe  aux  contes  et  aux  récits  de  ^oel 
de  1859. 

Si  on  peut  dire  que  l'Angleterre  est  le  pays  où  sont  composés 
les  meilleurs  contes,  on  peut  dire  également  que  c'est  celui  où 
paraissent  les  plus  médiocres,  et  cela,  parce  que  c'est  le  pays  où 
il  s'en  produit  le  plus,  sans  que  la  satiété  du  public  s'en- 
suive ,  car  je  remarque  dans  les  annonces  de  ce  mois  une 
annonce  qui  semblerait  indiquer  qu'on  en  a  manqué  pour 
Tannée  1859,  ou  que  l'on  prévoit  une  disette  pour  l'année  cou- 
rante. Il  est  utile  de  la  traduire  textuellement,  car  le  marché  est 
ouvert  aux  conteurs  français  qui  n'ont  pas  de  pareilles  de- 
mandes à  Paris.  Le  magnifique  programme  de  libre  échange, 
émané  de  l'autorité  impériale,  peut  encore  s'enrichir  de  cette 
branche  de  commerce,  surajoutée  à  l'importation  déjà  assez  con- 
sidérable de  nos  vaudevilles  : 

Sloriesicantedy  etc.  —  On  demande  des  histoires.  C'est  le  ti- 
tre de  l'annonce,  qui  continue  :  «  Un  nombre  de  contes  origi- 
«  naux,  des  longs  et  des  courts,  sont  demandés  par  une  maison 
«  d'éditeur  bien  établie.  Un  bon  prix  sera  payé  pour  ceux  qui 
«  seront  agréés,  et,  si  l'auteur  le  désire,  il  gardera  l'anonyme. 
«  Les  manuscrits  rejetés  seront  rendus,  mais  on  ne  garantit 
«  pas  les  accidents.  —  Adresser  lettres  et  paquets  chez  MM.  Mit- 
«  chell  et  C^,  bureaux  du  Newspaper  press  Directory,  cour  du 
«  Lion-Rouge,  Fleet-Street.  » 
Il  faut  prévenir  cependant  nos  conteurs  que  le  conte  et  le 

*  Je  ne  suis  pas  ircs-sùr  de  traduire  litlôraleiiieul  la  pcuséc  de  Uolmes 
Je  citant  de  mémoire,  mais  je  suis  à  peu  pics  sur  du  sens. 


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COUP  d'cEIL   RETROSPECTIF   SUR  ' LES  CONTES  DE   NOËL.      169 

roman  décolletés  soulèvent  encore  de  graves  objections  dans  la 
presse  anglaise,  et  \eBlackwood  Magazine  ne  s'est-il  pas  permis 
de  transformer  son  conte  du  1*'  janvier  en  une  parodie  inti- 
tulée :  le  Dernier  héros  français,  quelques,  chapitres  d'un  roman 
médit,  par  Alexandre  Sand-Sue  fils.  Le  héros  a  deux  ou  trois 
Qoms,  comme  Tauteur;  entre  autres,  le  nom  d'Auguste  Gre- 
nouille; une  des  héroïnes  s'appelle  Angélique  Papillon  ;  pauvre 
jeune  fille  sacrifiée  par  l'inconstant  Grenouille  à  la  marquise  de 
ToDJours-Vert,  qui  n'est  autre  qu'une  Ninon  moderne  que  Gre- 
nouille cherche  à  séduire,  sans  se  douter  qu'elle  est  sa  grand'- 
mère.  Mais  lorsque  cette  parenté  lui  est  révélée,  il  n'en  persiste 
pas  moins  à  surpasser  Œdipe  dans  la  voie  de  l'inceste,  sans 
égard  pour  son  grand-père  encore  vivant,  espérant,  par  cet  ex- 
ploit, être  élevé  d'emblée  au  grade  de  grand  maître  de  TOrdre 
des  bonnes  fortunes.  Nous  ne  saurions  admirer  beaucoup  ce 
conte  paradoxal,  malgré  quelques  heureux  traits  de  satire.  Mais 
il  peut  donner  une  idée  de  l'estime  qu'on  fait  en  Angleterre  de 
certains  auteurs. . .  qu'on  traduit  cependant. 

Deux  des  romanciers  éminents  de  l'Angleterre,  Thackeray, 
romancier  déjà  émérite,  et  Ant.  TroUope,  futur  héritier  de 
sa  verve  comique,  et  qui  est  déjà  son  rival  par  avance  d'hoi- 
rie, ont  inauguré  leur  nouveau  Magazine  (le  Cornhill  Magazine) 
en  y  insérant  deux  romans  à  la  fois,  romans  de  longue  haleine, 
qui  nous  amuseront  mensuellement  toute  Tannée;  mais  il  faut 
surtout  les  remercier,  après  avoir  cité  le  Blackwood  Magazine, 
d'avoir  proclamé  les  excellences  d'Alexandre  Dumas,  que  Thac- 
keray appelle  Alexandre  le  Grand.  O  brave,  kiM,  gallant,  old 
Alexandre  !  s'écrie  Thackeray,  avec  un  enthousiasme  presque 
égal  à  celui  de  Diderot  s'écriant  :  O  mes  amis  y  Clarisse' est 
iublxme  (la  Qarisse  de  Richardson)  1  Nous  ne  citerons  qu'un  pa- 
ragraphe de  cet  article,  à  Tappui  de  ce  que  nous  avons  répété 
naguère,  que  notre  illustre  astronome  et  physicien,  M.  Biot,  met 
la  Revue  Britannique  au-dessus  de  tous  les  recueils  analogues, 
à  cause  de  ses  contes  et  nouvelles.  Selon  Thackeray,  en  An- 
gleterre aussi,  les  savants  et  les  hommes  graves  sont  de  grands 
liseurs  de  romans.  «  Un  des  plus  doctes  médecins  de  Londres 
me  disait  encore  hier  avoir  lu  deux  fois  ***{ces  trois  étoiles  at- 
testent la  modestie  de  Thackeray).  Les  juges,  les  évéques,  les 

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HETUE   BRITANNIQUE. 


chanceliers,  les  mathématiciens  sont  notoirement  des  liseurs 
de  romans...  Qui  ne  sait  quels  ouvrages  mettaient  le  chancelier 
lord  Eldon  tout  en  larmes,  les  soirs  où  il  oubliait  de  faire  son 
whist?  » 

Recommandons  au  moins  un  des  plus  jolis  livres  de  contes 
qui  aient  paru  à  la  fin  de  décembre  dernier  :  les  Fables  elles 
Conter  de  Fées  de  M.  Morley.  Les  fables  sont  surtout  piquantes; 
écoutez  plutôt  celle-ci  : 

«  Je  ne  sais  vraiment,  dit  un  moineau ,  à  quoi  pensent  les 
«  aigles  de  ne  pas  enlever  les  chats  ;  mais  je  suppose  qu'on  ne 
«  risque  pas  d'offenser  par  une  question,  si  elle*  est  faite  poli- 
«  ment.  »  En  conséquence,  le  moineau  ayant  fini  son  déjeuner 
va  trouver  l'aigle  ;  «  PTen  déplaise  à  Votre  Majesté,  lui  dit-il, 
«  vous  ravissez  les  pauvres  petits  agneaux  qui  ne  font  aucun 
«  mal,  pourquoi  pas  les  chats?  T  a-t-il  rien  de  plus  méchant 
«  que  le  chat?  Le  chat  rôde  en  voleur  autour  de  nos  nids,  croque 
«  nos  petits  et  nous  croque  nous-mêmes  quand  il  nous  attrape. 
«  Le  chat  se  nourrit  si  délicatement  qu'il  doit  être  un  morceau 
«  délicat  lui-même.  Goûtez-en  donc,  sire  :  un  chat  est  plus  lé- 
«  ger  à  emporter  qu'un  agneau  ou  lin  chevreau.  —  Ah!  répon- 
«  dit  l'aigle,  votre  question  n'est  pas  dépourvue  de  sens.  Elle 
«  me  rappelle  qu'une  chenille  est  venue  tout  à  l'heure  me  de- 
«  mander  pourquoi  je  ne  faisais  jamais  mon  déjeuner  avec  des 
«  moineaux.  Mais  ne  vois-je  pas  un  reste  de  peau  de  chenille  à 
«  votre  bec,  mon  enfant?  »  Le  moineau  nettoya  son  bec  sur  le 
duvet  de  sa  poitrine  et  reprit  :  «  Je  voudrais  bien  voir  la  che- 
«  nille  qui  est  venue  vous  faire  celte  question.  —  Avance  ici , 
«  chenille,  »  dit  l'aigle.  La  chenille  se  fut  à  peine  montrée  que  le 
moineau  la  happa  et  l'avala  ;  puis,  il  poursuivit  son  raisonne- 
ment contre  les  chats.  » 

Si  une  fable  ne  vous  suffit  pas,  en  voici  une  seconde  : 

«  Chaque  animal  a  son  culte  et  ses  adorateurs.  Au  milieu 
d'un  plateau,  sur  le  sommet  d'une  montagne  escarpée,  était  un 
temple  dédié  :  Au  pltis  fort  des  forts  !  Un  roc  mobile  était  de- 
vant la  porte  du  temple,  et  dans  le  temple  devait  être  inau- 
gurée l'image  de  la  créature  qui  aurait  la  force  de  faire  descendre 
le  roc  au  fond  de  la  vallée.  Mille  animaux  étaient  venus  succes- 
sivement s'atteler  à  ce  roc  géant  et  n'avaient  pu  le  moutoir.  l^ 


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COUP  DŒIL   RÉTROSPECTIF  SUR   LES   CONTES  DE   NOËL.      171 

lioo  Tinl  à  son  tour  et  le  traîna  sur  le  terrain  uni  jusqu'au  bord 
du  précipice  :  il  ne  s'en  fallait  plus  que  de  l'épaisseur  d'un 
chevea  pour  que  le  roc  descendit  par  son  propre  poids.  Mais  le 
lion  s'arrêta  là.  «  Qu'on  me  dételle,  dit-il,  le  roc  roulerait  sur 
«  moi  et  m'écraserait  ;  je  renonce.  »  Ainsi  parla  le  lion,  qui  ti- 
rait fort  mais  qui  n'entendait  rien  h  l'art  de  pousser.  Survint  le 
coq,  qui  battit  des  ailes  et  s^écria  :  «  Kakaraca  !  vous  êtes  un 
«  nigaud,  maître  lion.  »  Ce  disant,  il  se  posta  derrière  la  lourde 
masse,  prit  son  élan,  et  d'un  simple  coup  d'aile  précipita  le  roc 
le  long  de  la  montagne.  Le  lion  secoua  sa  crinière  et  regagna 
fièrement  sa  caverne.  L'image  du  ooq  fut  inaugurée  dans  le 
temple  du  fort  des  forts.  » 

Nous  sera*t-il  permis  maintenant,  pour  terminer  cet  appen- 
dice à  nos  contes  de  Noël,  de  remercier  ceux  de  nos  lecteurs  qui 
oot  bien  voulu  nous  féliciter  du  contingent  original  que  nous 
avons  osé  y  apporter.  Que  des  compliments  nous  vinssent  de  la 
riile  natale  et  de  tout  le  littoral  du  Rhdne,  nous  nous  y  atten- 
dioDs,  s'il  faut  l'avouer.  De  ces  suffrages,  celui  qui  nous  a  flatté 
le  plus,  c'est  peut-être  un  regret  que  nous  exprime  le  poëte 
l  Roumanille,  d'avoir  ignoré  la  légende  de  nos  Boules,  parce 
qu'il  nous  aurait,  dit-il,  devancé  en  langue  romane.  Qu'il  sache 
dooe  qu'il  est  encore  temps  pour  lui  d'avoir  recours  au  conte 
primitif.  La  mythologie  populaire  est  une  source  féconde  et  riche 
en  variantes  ;  au  lieu  d'ajouter  à  nos  contes  une  morale  su- 
perflue, nous  serions  tenté  de  la  remplacer  par  quelques  notes 
d  érudition,  pour  prouver  à  nos  collaborateurs  Xavier  Marmier, 
Leroux  de  Lincy,  etc.,  etc.,  que  nous  avons  su  les  lire  et  les 
Écouter  avec  profit. 

Après  le  plaisir  de  lire  ou  d'écouter  le  récit  d'un  conte  popu- 
laire, sous  sa  forme  la  plus  simple  et  la  plus  naïve,  vient  le  plai- 
sir d'en  suivre  les  transformations  chez  les  divers  conteurs  qui 
lont  adapté  aux  mœurs  et  aux  localités  de  leur  pays  natal,  de 
rapprocher  ces  versions  ou  variantes  plus  ou  moins  différen* 
eiées;  d'aller  ainsi  du  midi  au  nord,  de  l'orient  à  l'occident,  et 
de  remonter  quelquefois  jusqu'à  la  source  primitive  ou  origi- 
nale,  rare  bonne  fortune  pour  les  ade[}tes  de  cette  érudition 
spéciale.  Ceux  qui,  ayant  pu  comme  moi  entendre  raconter  dans 
leur  enfance,  sur  les  bords  du  Rhône,  l'histoire  du  bossu  arlé- 

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172  REVUE   BRITANNIQUE. 

sien,  me  reprocheraient  d'en  avoir  altéré  la  simplicité,  recon- 
naîtront aussi,  je  Tespère,  que  j'ai  conservé  ou  même  accusé 
plus  fortement  la  physionomie  et  l'accent  des  personnages  : 
j'avoue  que  je  m'en  fais  un  mérite,  et  je  crois  encore  avoir  été 
très-fidèle  à  la  couleur  locale  en  faisant  jouer  aux  boules  les 
fées  et  les  lutins  de  Provence,  détail  dont  je  réclame  rinvenlion. 
J'ajoute  que  si  je  n'ai  pas  respecté  la  simplicité  villageoise  de 
l'histoire,  c'est  que,  comme  c'est  icijustement  une  de  celles  dont 
il  existe  de  nombreuses  versions  ou  variantes,  je  tenais  à  me 
l'approprier  à  mon  tour  par  l'invention  de  nouveaux  détails  et  la 
mise  en  scène  de  nouveaux  personnages,  ne  voulant  emprunter 
que  le  moins  possible  à  la  version  espagnole,  à  la  version  irlan- 
daise, à  la  version  anglaise,  à  la  version  allemande,  à  la  version 
italienne,  etc.,  etc.;  car,  devrais-je  surprendre  quelques-uns  de 
mes  compatriotes,  il  faut  bien  leur  dire  que  notre  conte  appar- 
tient à  cinq  ou  six  contrées,  pour  ne  parler  que  de  celles  où  je 
l'ai  retrouvé.  Peut-^tre  vaut-il  la  peine  d'indiquer  les  différences 
de  deux  ou  trois  de  ces  transformations.  Et  d'abord,  en  Espagne, 
notre  bossu  est  appelé  familièrement  Pépita  el  Corcovado,  Pe- 
pito  est  un  charmant  chanteur  de  romances,  s'accompagnant  de 
la  guitare.  Point  n'est  question  de  ses  amours,  s'il  est  amoureux, 
quoiqu'il  doive  l'être  comme  tout  galant  caballero,  bossu  ou 
non.  La  rencontre  des  fées  a  lieu  dans  la  fameuse  Sierra  Sforena. 
où  il  s'égare  et  s'endort.  Il  est  réveillé  par  une  danse  et  un  chani 
merveilleux,  dont  le  refrain  est  la  répétition  de  ces  mots 
Lunes  y  maries  y  miercoles  (res  (lundi,  mardi  et  mercredi  trois). 
Surpris  que  les  fées  ne  connaissent  pas  le  second  vers,  qui 
complète  le  sens  et  la  rime,  il  se  laisse  aller  ù  pincer  l'air  sur 
sa  guitare  et  à  chanter  lui-même  : 

Lunes  y  martes  y  miercoles  très 
Jueves  y  viernes  y  sabado  seis. 

Les  fées,  ravies  et  reconnaissantes,  le  délivrent  de  sa  bosse 
qu'elles  emportent  en  triomphe.  Le  lendemain,  son  aventure 
fait  du  bruit  et  vient  aux  oreilles  d'un  autre  bossu,  Cirillo,  son 
rival,  qui  se  rend  à  son  tour  dans  la  forêt,  y  entend  le  même 
concert  et  veut  renchérir  sur  Pepito,  quand  les  fées  chantent  - 

Lunes  y  martes  y  raercoles  très 
Jueves  y  viernes  y  sabado  seis. 


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COUP  b'œIL  rétrospectif  sur  les  contes  de  NOËL.      173 

Mais  il  blesse  à  la  fois  les  lois  de  la  rime  et  les  préjugés  des 
fées  qai  ne  prononcent  pas  volontiers  le  saint  nom  du  di- 
manche, quand  il  leur  crie  : 

y  domingo  siete  * . 
Cirilio  revient  chez  lui  avec  la  bosse  de  Pepito  surajoutée  et 
rivée  à  la  sienne.  Y  domingo  siete  est,  en  espagnol,  un  commen- 
taire proverbial  qu'on  jette  h  la  tête  de  celui  qui  parle  mal  à 
propos. 

En  Irlande,  on  croit  à  un  lutin  appelé  £nop,  qui  a  pour  attri- 
bution malfaisante  de  vous  affliger  d'une  déviation  de  la  co- 
lonne vertébrale.  A  cette  tradition  se  rattache  la  légende  de 
Ktwckgraflon^  qui  ressemble  beaucoup  à  la  légende  espagnole 
et  dont  le  héros  porte  le  sobriquet  de  Lusmore,  h  cause  d'un  petit 
plumet  dont  il  décore  sa  toque.  Lusmore  s'égare  comme  Pepito, 
entend  à  peu  près  le  même  refrain,  mais  chanté  en  irlandais  : 

Dia  luan^  dia  Mart^ 

et  y  ajoute  les  mots  dia  cadine,  ce  qui  lui  mérite  d'être  délivré 
de  sa  gibbosité— etde  recevoir  des  fées  un  bel  habit  neuf.  Une 
vieille  commère  désire  procurer  les  mêmes  avantages  à  son  fils, 
nommé  Jack  Madden,  et  le  conduit  au  fossé  de  Knockgrafton, 
d'où,  comme  le  second  bossu  espagnol,  le  maladroit  revient 
avec  une  bosse  de  plus  et  moulu  de  coups. 

Dans  la  version  itaUenne,  un  détail  est  surtout  à  noter  ;  c'est 
la  méthode  d'amputation  employée  par  les  fées  en  faveur  du 
fortuné  bossu.  On  lui  enlève  sa  bosse  avec  une  scie  de  beurre^ 
doux  instrument  de  la  chirurgie  féerique ,  grftce  auquel  on 
pourrait  se  passer,  soit  du  chloroforme,  soit  de  ce  sommeil  hyp- 
notique dont  on  parle  beaucoup  depuis  quelque  temps  dans 
nos  cours  de  clinique  et  nos  feuilletons  scientifiques. 

C'est  probablement  dans  la  version  irlandaise  que  le  poëte 
PamelP,  né  et  élevé  en  Irlande,  puisa  l'idée  du  fabliau-ballade 

1  Par  une  co!DcideDce  grammaticale,  les  Irlandais,  comme  les  Provençaux, 
êpélent  les  noms  de  la  semaine  selon  la  construction  latine  :  dies  luncB^ 
aies  Martis;  en  irlandais,  dia  luan^  dia  Mart  ;en  provençal,  dilun,  dimarty 
tandis  que  les  Anglais,  comme  les  Français^  disent  monday y  tuesday:  lundis 
mardi. 

'  Dans  sa  dernière  stance,  Pornell  dit  qu'il  (enait  son  conte  de  sa  vieille 
nourrice. 


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174  REVUE   BRITAlf NIQUE. 

d'Edwin  ofthe  green,  dont  il  a  fait,  comme  moi  de  Carie  d'Estel, 
un  galant  malheureux  auquel  il  donne  un  rival,  sir  Topaz,  riche 
et  beau  gentilhomme.  La  dame  des  deux  rivaux  se  nomme 
Edith  ;  mais  Parnell  ne  nous  dit  d'elle  que  son  nom.  Ce  qu'il  y  a 
de  très-anglais  ou  de  très-irlandais  dans  la  ballade,  ce  sont  les 
gambades  et  les  espiègleries  un  peu  brutales  des  lutins  qui  sus- 
pendent le  pauvre  Edwin  par  sa  bosse  à  une  solive  saillante. 
Heureusement  pour  lui,  lorsque  le  chant  du  coq  fait  évanouirfées 
et  lutins,  il  retombe  de  cette  hauteur  dangereuse,  délivrée  de  sa 
bosse.  La  curiosité  seule  conduit  sir  Topaz  au  cercle  enchanté, 
et  c'est  son  manque  de  courage  qui  indispose  les  fées  contre  lui. 
Il  gémit  et  a  peur,  au  lieu  de  faire  bonne  contenance  comme 
Edwin  lorsqu'il  se  voit  suspendu  au  plafond,  «  semblable  à  une 
tortue  dans  une  boutique.  »  Je  me  suis  rencontré  avec  Parnell  en 
supprimant  de  la  légende  un  bossu  et  une  bosse.  Les  premiers 
vers  de  mon  conte  expliquent  assez  la  double  opposition  que  j'ai 
cherchée,  et  cette  double  opposition  n^estpasla  seule  différence 
entre  Parnell  et  moi  qui  me  permette  de  croire  qu'on  ne  m'ac- 
cusera pas  de  l'avoir  copié.  Pour  me  résumer,  cette  noie  n'a 
d'autre  but  que  de  mettre  en  évidence,  par  un  cent  et  unième 
exemple,  l'observalion  de  Walter  Scott,  ce  roi  des  conteurs  qui 
est  en  même  temps  le  roi  des  archéologues  de  la  fiction  : 

«  On  pourrait  faire,  dit-il,  un  ouvrage  très-intéressant  sur  les 
origines  de  la  fiction  populaire  et  sur  la  transmission  des  contes 
semblables,  de  siècle  en  siècle  et  d'un  pays  à  un  autre.  On  y  ver- 
rait la  mythologie  d'une  période  passer  dans  le  roman  du  siècle 
d'après,  et  puis  dans  les  contes  de  nourrice  des  âges  suivants. 
Cette  étude  diminuerait  beaucoup  l'idée  que  nous  nous  faisons 
de  la  richesse  de  l'invention  humaine,  mais  elle  nous  démon- 
trerait aussi  que  ces  fictions,  quelque  étranges  et  puériles  qu  elles 
soient,  ont  pour  le  peuple  un  charme  qui  leur  permet  de  cir- 
culer dans  des  pays  assez  étrangers  les  uns  aux  autres  par  les 
mœurs  et  le  langage,  pour  qu'on  puisse  s'étonner  de  cette  com- 
munication  internationale,  sans  aucun  moyen  apparent  de 
transmission.  Ce  serait  m'égarer  trop  au  deik  de  mes  limites 
que  de  citer  des  exemples  de  cette  communauté  de  fables  pour 
des  peuples  qui  ne  se  sont  jamais  rien  emprunté  qui  valût  d'ail- 
leurs la  peine  d'être  enseigné,  si  bien  que  la  vaste  propagation 


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COUP  D*(EIL   RÉTROSPECTIF   SUR   LES  CONTES  DE  NOËL.      175 

desfictions  populaires  peut  se  comparera  la  facilité  avec  laquelle 
les  fétus  de  paille  et  le  duvet  sont  dispersés  au  loin  par  les 
brises  de  Fair,  tandis  que  les  métaux  précieux  ne  peuvent  se 
traDsporter  sans  de  pénibles  efforts  et  sans  embarras.  » 

Sir  Walter  Scott  citait  dans  cette  note  de  la  Dame  du  lac  les 
traTanx  érudits  de  M.  Douce.  A  ce  nom  et  au  sien  il  aurait  pu 
joindre  ceux  de  sir  Francis  Palgrave  et  de  W.  J.  Thoms,  qui  a 
publié  en  1834  un  curieux  recueil  de  contes  comparés,  sous  le 
litre  de  Lays  and  légendes  of  variaus  uaiions.  Depuis  1834,  les 
recueils  allemands  des  frères  Grimm,  les  traductions  anglaises 
deM.Dassent,  une  savante  dissertation  sur  la  Mylkologie  com- 
parée de  Hax  Muller,  traduite  sous  les  auspices  de  M.  EL  Renan  S 
et  divers  autres  ouvrages  indiquent  assez  tout  ce  qu'on  peut 
trouver  d'agrément  et  d'instruction  réeUe  dans  cette  branche 
d érudition.  Max  MuUer  reproduit  cette  pensée  de  Carlyle,  poé* 
tique  résumé  de  la  note  de  Waller  Scott  :  «  Quoique  la  tradition 
puisse  n'avoir  qu'une  racine,  elle  croît  comme  un  bananier  et 
devient  un  labyrinthe  â'ari[)res  qui  s'étend  au  loin.  » 

'  Publiée  é  PaHs  chez  Durand^  libraire,  rue  des  Grés.  Elle  a  parud*aboFé 
dans  le  recueil  des  Oxford  Essays. 


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PENSEES  DIVERSES. 


*  Les  hommes  persmmels  cherchent  à  paraître  solenneh,  et  n'en  st>nt 
ni  plus  spirituels^  ni  plus  essentiels, 

*  Regarder  sa  table  et  son  écurie  comme  un  moyen  de  jouir  de  la 
vie  matérielle,  cela  se  comprend  ;  y  voir  un  moyen  d'obtenir  la  consi- 
dération publique,  c'est  insensé  :  et  pourtant  !. .. 

*  Entre  les  hommes  dont  les  actions  méritent  d'être  écrites  et  les  hom- 
mes dont  les  écrits  méritent  d'être  lus,  il  y  a  la  même  différence  et  la 
même  distance  qu'entre  des  hommes  qui  ouvrent  une  route  à  travers 
des  rochers  ou  jettent  un  pont  sur  des  abîmes,  et  les  hommes  qui  tra- 
cent sur  le  papier  des  routes  et  des  ponts  imaginaires. 

*  Les  chercheurs  de  vérités  sont  plus  rares  que  les  vérités  mêmes. 

*  la  pourpre  des  triomphateurs  n'est  souvent  que  la  li^Tée  du  ha- 
sard. 

*  Il  suffît  d'une  légère  infortune  pour  éteindre  de  grandes  pro- 
testations d'amitié  :  c'est  l'application  du  proverbe  :  «  Petite  pluie 
abat  grand  vent.  » 

'  Dans  la  vieillesse  on  néglige  le  soin  de  sa  personne  et  de  sa  toilette, 
et  c'est  alors  que  ce  soin  serait  le  plus  nécessaire  ;  dans  le  mariage, 
plus  on  exige  de  fidélité  et  moins  on  montre  la  confiance  et  les  complai- 
sances qui  la  mériteraient;  dans  les  festins,  on  rapetisse  les  verres  à 
mesure  qu'on  sert  les  meilleurs  vins  :  c'est  marcher  de  contre-sens  en 
contre-sens. 

*  La  peine  de  mort  est  prononcée  par  Passassin  avant  de  l'être  par  le 
juge  :  le  premier  de  ces  arrêts  explique  le  second,  mais  la  question  de 
savoir  s'il  le  justifie  reste  entière. 

*  La  rime  ne  fait  pas  plus  le  poète  que  l'uniforme  ne  fait  le  héros. 

C.  N. 


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ROMAN. 


UN  GENTLEMAN. 

(!«'  IXTEAIT.) 


CHAPITRE  I". 


«  Ote-loi  du  chemin  de  M.  Fletcher,  paresseux,  fainéant, 
petit...» 

Vagabond,  allait  dire,  je  crois,  Sally  Watkins  (mon  ancienne 
bonne) ,  mais  elle  se  ravisa. 

Nous  nous  retournâmes,  mon  père  et  moi,  surpris  de  cette 
réticence  d'épitbètes  peu  habituelle  chez  Sally  ;  mais  quand  le 
jeune  garçon  ainsi  apostrophé  fixa  un  instant  les  yeux  sur 
noas  et  nous  fit  place,  nous  revînmes  de  notre  étonnement. 
Tout  misérable,  tout  déguenillé  et  couvert  de  boue  qu'il  fût, 
le  pauvre  enfant  ne  ressemblait  à  rien  moins  qu'à  un  vaga- 
bond. 

<  U  n'est  pas  nécessaire  que  tu  restes  à  la  pluie,  mon  garçon, 
lui  dit  mon  père  ;  range-toi  près  du  mur,  il  y  aura  assez  de 
place  pour  nous  et  pour  toi.  » 

Ce  disant,  mon  père  poussait  ma  petite  voiture  dans  la  ruelle. 
Le  jeune  garçon  leva  sur  lui  un  regard  reconnaissant,  et,  avan- 
çant la  main,  il  l'aida  à  me  pousser. 

C'était  une  main  endurcie  et  brihiie  par  le  travail,  quoiqu'il 
fût  à  peine  de  mon  Age.  Que  n'aurais- je  pas  donné  pour  être 
aussi  robuste  et  aussi  grand  1 

«  H.  Phinéas  ne  veut-il  pas  entrer  et  se  reposer  près  du  feu?  » 
cria  Sally  sur  le  seuil  de  sa  porte. 

s*  SERIE.** TOME  I.  i2 

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178 


REVUE   BRITANNIQUE. 


Mais  il  m'était  toujours  pénible  de  me  mouvoir  ou  de  mar- 
cher, et  j'aimais  à  rester  à  l'entrée  de  la  ruelle  pour  regarder 
l'averse  qui  balayait  la  rue  ;  d'ailleurs,  je  désirais  observer  un 
peu  plus  attentivement  le  jeune  garçon. 

Il  n'avait  pas  bougé  ;  il  restait  appuyé  contre  le  mur,  soit  par 
fatigue,  soit  dans  la  crainte  de  nous  déranger,  faisant  peu  ou 
point  attention  à  nous.  Les  yeux  fixés  sur  le  trottoir,  —  car 
nous  avions  déjà  un  trottoir  dans  notre  petite  tille  de  Norton- 
Bury,  —  il  contemplait  les  pfetils  tourbillons  d'écume  que  for- 
maient en  tombant  les  gouttes  de  pluie. 

Il  avait  un  visage  triste  et  sérieux  pour  un  garçon  de  quatorze 
ans.  Aujourd'hui,  après  plus  de  quarante  ans,  ce  visage  est 
encore  présent  à  mon  souvenir  :  des  yeux  noirs  surmontés  de 
sourcils  épais,  un  nez  comme  la  plupart  des  nez  saxons,  n'of- 
frant rien  de  remarquable;  des  lèvres  bien  dessinées,  un  men- 
ton carré,  ce  genre  de  menton  qui  donne  un  caractère  de  déter- 
mination à  la  physionomie^  et  sans  lequel  les  plus  beaux  traits 
du  visage  laissent  toujours  quelque  chose  à  désirer. 

Quant  à  la  taille,  je  Tai  déjà  dit,  le  jeune  garçon  était  grand, 
fortement  bâti  ;  et  moi,  pauvre  être  chétif,  je  professais  un  culte 
pour  tout  ce  qui  était  grand  et  fort.  Tout  en  lui  semblait  indi- 
quer ce  qui  manquait  en  moi  ;  ses  membres  musculeux,  ses 
épaules  larges  et  carrées,  ses  joues  qui,  malgré  leur  maigreur, 
accusaient  la  santé,  tout,  en  un  mot,  jusqu'aux  boucles  de  ses 
cheveux  châtains. 

Il  était  là,  formant  la  principale  figure  d'un  tableau  que  je  me 
rappelle  encore  comme  si  c'était  hier.  Je  vois  encore  la  sale  et 
étroite  petite  ruelle  à  l'extrémité  de  laquelle  on  apercevait  une 
échappée  dans  les  champs,  les  portes  des  maisons  ouvertes  d'où 
sortait  le  bourdonnement  monotone  de  nombreux  métiers  à  bas: 
j'entends  encore  le  babil  des  enfants  barbotant  dans  le  ruisseau 
et  y  faisant  naviguer  une  flotte  de  pelures  de  pommes  de  terre. 
En  face,  dans  la  grand'rue,  je  vois  la  maison  du  maire  avec  son 
porche,  et  plus  loin,  juste  à  l'endroit  où  les  nuages  commen- 
çaient à  se  dissiper,  au-dessus  d'une  épaitoe  touffe  d'arbres,  la 
tour  carrée  de  notre  antique  abbaye,  l'orgueil  et  la  gloire  de 
Norton-Bury.  Un  rayon  de  lumière,  s'édiappant  des  nuages, 
l'éclaira  tout  à  coup. 


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UN  eSNTLEMAK.  179 

Le  jeaoe  garçon  releva  vivement  sa  tête  sérieuse  et  triste. 

t  La  ploie  sera  bientôt  passée,  »  lui  dis-je. 

Mais  il  ne  parut  pas  m'entendre.  A  quoi  pensait-il  donc,  lui, 
paaTre  enfant,  à  qui  peu  de  personnes  eussent  reconnu  la 
facalté  de  penser? 

Je  ne  crois  pas  que  mon  père  eût  jeté  un  second  regard  sur 
le  jeune  garçon  depuis  que,  par  un  sentiment  de  simple  justice, 
il Tavait  engagé  à  partager  notre  abri.  A  dire  vrai,  les  préoccu- 
patioDs  ne  manquaient  pas  au  digne  homme,  seul  fondateur 
don  établissement  qu'avec  de  faibles  ressources  il  était  parvenu 
à  rendre  florissant.  Je  voyais,  à  ses  traits  tendus  et  à  Tagitation 
afec  laquelle  il  poussait  sa  canne  dans  les  flaques  d^eau,  qu'il 
était  impatient  de  se  retrouver  dans  sa  tannerie. 

Il  tira  sa  grosse  montre  d'argent,  la  terreur  de  notre  maison  ; 
elle  semblait  avoir  pris  quelque  chose  du  caractère  de  son  maî- 
tre :  inexorable  comme  la  justice  ou  la  destinée,  elle  ne  variait 
jamais. 

•  Tingt-trois  minutes  de  perdues,  grâce  à  celle  averse  !Thi- 
néas,  mon  fils,  comment  te  ramener  sain  et  sauf  à  la  maison, 
à  moins  que  tu  ne  veuilles  venir  avec  moi  à  la  tannerie?  » 

Je  secouai  la  tête. 

n  était  dur  pour  Abel  Fletcher  d'avoir  pour  unique  enfant 
Qoe  créature  chétive  et  maladive,  comme  je  Tétais  alors,  à  l'âge 
de  seize  ans  ;  une  créature  aussi  inutile,  aussi  embarrassante 
pour  lai  que  l'enfant  qui  vient  de  naître. 

«  Bien,  bien ,  reprit-il,  je  dois  alors  trouver  quelqu'un  qui 
puisse  aller  avec  toi  à  la  maison.  » 

Car,  quoique  mon  père  m'eût  fait  faire  une  petite  voiture 
dans  laquelle  je  pouvais,  grâce  à  une  légère  assistance,  me 
guider  moi-même  et  l'accompagner  quelquefois  dans  ses  prome- 
nades entre  notre  maison  et  la  tannerie,  ou  lorsqu'il  se  rendait 
à  rassemblée  des  Amis,  cependant  il  ne  me  permettait  jamais 
d'aller  seul. 

•  Holà  !  Sally,  cria-t-il,  un  de  tes  garçons  veut-il  gagner  un 
honnête  penny  ?» 

Sally  n'était  plus  à  la  portée  de  la  voix  ;  mais,  à  ces  mots,  je 
vis  le  rouge  monter  aux  joues  du  jeune  garçon.  Il  fit  involon- 

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180  REVUE    BRITANNIQUE. 

tairementun  pas  en  avant.  Je  n'avais  pas  encore  remarqué  sa 
maigreur  et  son  air  affamé. 

«  Père  I ...  »  dis-je  tout  bas.  ft 

Mais  ici  le  jeune  garçon,  appelant  tout  son  courage  à  son 
aide  : 

«  Monsieur^  dit-il  en  ôtant  son  chapeau  tout  déchiré  et  en 
regardant  mon  père  en  face,  je  cherche  du  travail  ;  puis-je 
gagner  ce  penny  î  » 

Il  parlait  un  assez  bon  anglais,  différent  de  notre  grossier  dia- 
lecte du  comté  de  G***. 

Moir  père  l'examina  attentivement. 

«  Comment  t'appelles-tu,  jeune  homme  ? 

—  John  Halifax. 

—  D'où  viens-tu  ? 

—  Du  comté  de  Cornouailles. 

—  N'as-tu  pas  de  parents  î 

—  Non.  » 

J'aurais  voulu  que  mon  père  ne  le  questionnât  pas  ainsi  ; 
mais  mon  père  avait  probablement  ses  motifs,  et  ses  motifs 
étaient  rarement  malveillants,  bien  que  ses  actes  le  parussent 
quelquefois. 

«  Quel  âge  as-tu,  John  Halifax? 

—  Quatorze  ans. 

—  Es-tu  accoutumé  à  travailler? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Quelle  espèce  de  travail  ? 

—  Tout  ce  que  je  puis  trouvera  faire.  » 
J'écoutais  avec  agitation  cet  interrogatoire. 

«  Bien  I  dit  mon  père  après  un  moment  de  silence  ;  tu  con- 
duiras mon  fils  à  la  maison,  et  je  te  donnerai  une  pièce  de 
quatre  pence.  Voyons,  cs-tu  un  gairon  auquel  on  puisse  se 
fier?  » 

Et  le  tenant  à  la  distance  de  son  bras  en  le  regardant  avec 
ces  yeux  qui  étaient  la  terreur  des  fripons  de  Norton-Bur)', 
Abel  Fletcherfaisait  sonner  l'argent  dans  les  poches  de  son  large 
gilet  brun.  ♦ 

«  Voyons,  répéta-t-il ,  es-tu  un  garçon  auquel  on  puisse  se 
fier  f  ^ 


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UN   GENTLEMAN.  181 

John  Halifax  De  répondit  pas  ;  il  ne  détourna  pas  les  yeux. 
Il  sentit  que  le  moment  critique  était  venu,  et  rallia  tout  son 
courage  pour  résister  à  Tattaque.  Il  tint  bon  et  remporta  la  vie- 
foire  en  silence. 

■  Voyons,  répéta  mon  père,  te  donnerai-je  les  quatre  pence 
à  présent  ? 

—  Non,  monsieur,  pas  avant  que  je  les  aie  gagnés.  » 
Retirant  alors  sa  main,  mon  père  glissa  l'argent  dans  la 

mienne  et  nous  quitta. 

Je  le  suivis  des  yeux,  marchant  de  son  pas  résolu,  sans  s'in- 
quiéter de  la  boue  ni  des  flaques  d'eau.  Avec  son  confortable 
bêbit  de  quaker,  ses  bas  à  côtes,  ses  guêtres  de  cuir,  son  cha- 
peau à  larges  bords  posé  sur  ses  cheveux  gris,  et  non  sans  une 
certaine  dignité ,  Abel  Fletcher  paraissait  justement  ce  qu'il 
était  :  un  honnête,  honorable  et  prospère  commerçant.  Je  le 
suirais  du  regard,  ce  bon  père,  pour  lequel  j  avais  peut-être 
plus  de  respect  que  de  tendresse.  Le  jeune  garçon  de  Cor- 
DouaiUes  le  regardait  aussi. 

11  pleuvait  encore  ;  nous  restâmes  donc  sous  notre  abri.  John 
Halifax  s'appuyait  toujours  h  la  même  place,  sans  essayer  d'en- 
gager la  conversation.  Une  fois  seulement,  voyant  que  le  cou- 
rant d'air  me  causait  un  frisson,  il  m'enveloppa  soigneusement 
démon  manteau. 

•  Vous  ne  paraissez  pas  très-fort. 

—  Son,  »  répondis-je. 

Il  se  remit  à  regarder  devant  lui.  Vis-à-vis  s'élevait,  comme  je 
l'ai  déjà  dit,  la  maison  du  maire  avec  son  grand  perron,  son 
porche  et  ses  quatorze  fenêtres.  Une  de  ces  fenêtres  était  ou- 
verte et  laissait  entrevoir  un  groupe  de  petites  têtes.  C'étaient 
les  enfants  du  maire  ;  je  les  connaissais  tous  de  vue,  mais  là  se 
bornaient  nos  relations;  car  leur  père  était  un  homme  de  loi 
et  le  mien  un  tanneur;  ils  appartenaient  à  l'église  orthodoxe, 
et  nous  à  la  société  des  Amis.  Ils  nous  observaient  avec  attention  ; 
notre  position  paraissait  les  amuser  beaucoup  et  leur  faisait* 
sans  doute  trouver  la  leur  bien  plus  agréable  encore.  Quant  à 
nioi,  peu  m'importait  ;  mais  John  Halifax,  le  pauvre  enfant,  er- 
rant dansée  monde  et  déshérité  de  tout  bien,  je  me  demandais 

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ce  qu'il  devait  éproaver  devant  cette  chambre  d'où  s'échap- 
paient des  voix  enfantines  et  le  bruit  d^un  joyeux  dîner. 

En  ce  moment,  une  autre  tête  parut  à  la  fenêtre  ;  c'était  celle 
d'une  petite  fille  un  peu  plus  âgée  que  les  autres  enfants.  Je 
l'avais  quelquefois  rencontrée  avec  eux  ;  je  savais  qu'eDe  n'é- 
tait là  qu'en  visite.  Elle  nous  regarda  et  disparut.  Peu  après,  la 
porte  d'entrée  s'ouvrit  à  moitié  ;  il  était  évident  qu'une  violente 
altercation  avait  lieu  à  Vintérieur  ;  nous  entendîmes  même 
quelques  paroles. 

«  Je  le  veux  ;  je  vous  dis  que  je  le  veux  l 

^  Vous  ne  le  ferez  pas,  miss  Ursule  I 

—  Mais  je  vous  dis  que  je  le  veux  !  » 

Et  ici  la  petite  fille,  forçant  le  passage,  parut  sur  le  seuil  de 
la  porte,  un  pain  dans  une  main,  un  couteau  dans  l'autre.  Elle 
réussite  en  couper  un  grand  morceau. 

«  Tenez,  pauvre  garçon ,  dit-elle  en  le  présentant  à  John 
Halifax,  vous  avez  l'air  d'avoir  faim  !  Tenez,  prenez  vite.  » 

Mais  la  bonne  la  fit  rentrer  de  force,  et  la  porte  se  referma  sui 
un  cri  perçant. 

Ce  cri  fit  tressaillir  John  Halifax  ;  il  regarda  la  fenêtre  des  en 
fants,  qu'on  ferma  aussitôt.  Nous  n'entendîmes  plus  rien.  Uû( 
minute  après,  il  traversa  la  rue  et  ramassa  le;  morceau  de  pain 

Or,  dans  ce  temps-là ,  le  pain  de  froment  était  une  chose 
précieuse.  Le  pauvre  peuple  n'en  avait  que  rarement;  il  vivai 
de  seigle  ou  de  farine  grossière.  John  Halifax  n'avait  probable- 
ment pas  goûté  du  pain  de  froment  depuis  bien  des  mois  :  i 
regardait  ce  morceau  d'un  air  si  affamé  I 

Cependant  il  se  retourna  vers  la  porte  fermée  et  sembla 
changer  de  résolution.  Il  resta  longtemps  avant  de  mordre,  el, 
quand  il  le  fit,  oe  fut  lentement,  tranquillement,  et  avec  un  re- 
gard sérieux. 

Dès  que  la  pluie  eut  cessé,  nous  primes  le  chemin  de  la  mai 
son,  en  nous  dirigeant  par  la  grand'rue  vers  Abbey-Church. 
John  guidait  en  silence  ma  petite  voiture  ;  j'aurais  voulu  qu'il 
fût  disposé  à  parler  et  à  me  faire  encore  entendre  son  agréable 
accent  de  Cornouailles.  ^ 

«  Comme  vous  êtes  forti  lui  dis-je  en  soupirant,  lorsque, 
grâce  à  une  soudaine  et  habile  manœuvre,  il  m'eut  sauvé  du 


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UN   GENTLEMAN.  18S 

danger  d'être  renversé  par  le  jeune  M.  Brithwood,  de  Vythe^ 
House,  qui  galopait  toujours  sans  se  soucier  des  gens  qu'il  pou- 
rail  blesser  ;  —  si  grand,  si  fort  I  répétai-je. 

—Vous  trouvez?  Eh  bien  !  tant  mieux  ;  j'aurai  besoin  de  ma 
force. 

—  Comment  cela  ? 

—  Pour  gagner  ma  vie.  » 

Ce  disant,  il  se  redressa  et  marchs^  d'un  pas  plus  assuré, 
comme  s'il  eût  compris  qu'il  avait  à  explorer  tout  seul  le  vastQ 
parcours  du  monde  qui  s'ouvrait  devant  lui. 

«Qu'avez -vous  fait  avant  ce  jour  ?  lui  demandai-je. 

—  Tout  ce  qui  s'est  présenté,  car  je  n'ai  jamais  appris 
d'état. 

—  Voudriez-vous  en  apprendre  un  ?  » 

Il  hésita  un  instant,  comme  s'il  eût  pesé  ses  paroles. 
«  Une  fois,  dit-il,  j'ai  désiré  être  ce  que  mon  père  était. 

—  Et  qu'était-il  ? 

—  Un  savant  et  un  gentleman.  » 

Cette  réponse,  à  laquelle  je  ne  fn'attendais  guère,  ne  me 
surprit  cependant  pas  beaucoup.  Mon  père,  bien  que  tanneur, 
et  jaloux  de  sa  dignité  de  marchand,  avait  néanmoins  le  bon 
sens  de  reconnaître  tous  les  avantages  d'une  bonne  naissance. 
Car,  du  moment  que  les  lois  de  la  nature  admettent  qu'à  peu 
d'exceptions  près  les  qualités  des  ancêtres  peuvent  être  trans- 
mises à  leur  race ,  on  doit  en  conclure  que,  même  avec  des 
chances  égales,  le  fils  d'un  gentleman  deviendra  plus  facilement 
UD  gentleman  que  le  fils  d'un  artisan.  Et  quoique  son  père  eût 
été  un  artisan,  Abel  Fletcher  n'oublia  jamais,  je  crois,  que  nous 
étions  de  bonne  souche,  et  qu'il  lui  avait  plu  de  me  donner,  à 
nM)i,  son  fils  unique,  le  prénom  d'un  de  nos  ancêtres  assez 
connu,  Phinéas  Fletcher,  l'auteur  de  Z'/Ze  de  pourpre  *. 

U  me  paraissait  donc  bien  naturel  de  penser  qu'un  garçon 
comme  John  Halifax,  dont  le  langage  révélait  une  éducation 
supérieure  à  sa  condition  apparente,  appartint  à  la  classe  élevée 

'  Le  poêle  Phinéas  Fletcher,  disciple  de  Spenser,  vivait  sous  Jacques  I". 
^n  poème  appartient  au  genre  allégorique.  La  religion  et  la  métaphysique 
j  donnent  U  main  à  la  science.  Fletcher  personnifie  successivement  les 
orgines  des  sens  et  les  facultés  intellectuelles.         {Noie  du  Directeur.) 


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REVUE    BRITANNIQUE. 


plutôt  qu'à  la  classe  plébéienne,  et  je  ne  doutais  pas  que  mon 
père  ne  fût  du  même  avis. 

«  Dans  ce  cas,  repris-je,  vous  n'aimeriez  peut-être  pas  à  em- 
brasser un  état? 

—  Si  fait;  je  le  voudrais.  Qu'est-ce  que  cela  me  ferait,  après 
tout?  mon  père  était  gentleman. 

—  Et  votre  mëre?  » 

Il  se  détourna  tout  à  coup,  les  joues  empourprées,  les  lèvres 
tremblantes. 

«  Elle  est  morte.  Je  n'aime  pas  à  entendre  les  étrangers  par- 
ler d'elle.  » 

Je  lui  demandai  pardon.  Il  était  évident  qu'il  l'avait  aimée  et 
pleurée,  mais  que,  par  la  force  des  circonstances,  la  sensibi- 
lité spontanée  de  l'adolescent  avait  fait  place  à  la  fermeté  de 
l'homme  qui  craint  de  révéler  ou  de  trahir  ce  qu'il  a  aimé  et 
pleuré.  Après  un  moment  de  silence,  je  me  hasardai  à  dire  que 
j'aurais  voulu  que  nous  ne  fussions  pas  étrangers  l'un  à  l'autre. 

«  Vraiment,  vous  le  voudriez?  » 

Et  le  sourire  moitié  étonné,  moitié  reconnaissant  du  jeune 
garçon  alla  droit  à  mon  cœur. 

«  Vous  avez  beaucoup  parcouru  le  pays?  repris-je. 

—  Oui,  beaucoup,  pendant  ces  trois  dernières  années.  Je  rae 
suis  occupé  comme  je  l'ai  pu,  donnant  un  coup  de  main  par-ci, 
par-là,  tantôt  à  la  récolte  du  houblon  ou  des  pommes  de  terre, 
tantôt  à  la  moisson;  mais  cet  été  j'ai  eu  le  typhus  et  je  n'ai  pas 
pu  travailler. 

—  Et  qu'avez-vous  fait  alors? 

—  Je  suis  resté  couché  dans  une  grange  jusqu'à  ce  que  je 
fusse  rétabli.  Je  suis  tout  à  fait  rerais  à  présent  ;  n'ayez  pas 
peur.  » 

Avoir  peur!  non,  en  vérité,  l'idée  ne  m'en  est  pas  même 
venue. 

Nous  eûmes  bientôt'  rais  toute  réserve  de  côté.  Il  guida  ma 
petite  voiture  avec  toutes  les  attentions  d'une  bonté  naturelle. 
Nous  étions  sortis  de  la  ville  et  nous  suivions  la  promenade 
de  l'abbaye  ombragée  d'arbres  touffus  à  travers  lesquels  les 
rayons  du  soleil  se  faisaient  jour  par  intervalles.  Il  s'arrêta 


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UN  GENTLEMAN. 


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our  ramasser  udo  grande  feuille  de  marronnier  en  forme 
féventail. 

«  C'est  une  bien  belle  feuille,  n'est-ce  pas  ?  dit-il  en  me 
ai  donnant;  seulement  elle  nous  montre  que  Tautomne  est 
irrifé. 

—  Et  comment  vivrez-vous  cet  hiver,  quand  vous  ne  trôuve- 
ez  plus  de  travail  dans  les  champs? 

—  Je  ne  sais  pas.  » 

Sa  physionomie  s'altéra  ;  Texpression  de  misère  et  de  fatigue, 
[ui  s'était  dissipée  tandis  qu'il  me  parlait,  reparut  plus  pénible 
[oe  jamais.  Je  me  reprochai  ce  moment  d'oubli  ;  je  m'étais  laissé 
tntraîner  par  le  charme  de  sa  conversation. 

>  Ah  !  m'écriai-je ,  quand  nous  eûmes  quitté  l'ombrage  des 
libres  de  l'abbaye  et  traversé  la  rue,  nous  voici  à  la  maison.  » 

>'ous  étions  arrivés  au  pied  du  grand  perron  orné  d'une  mas- 
»Te  balustrade  qui  conduisait  à  là  belle  demeure  de  mon  père. 
Le  pauvre  orphelin  y  jeta  un  rapide  coup  d'œil. 

«  C'est  là  votre  maison?  En  ce  cas,  bonjour,  ou  plutôt  adieu  !  » 

Je  tressaillis  ;  cet  adieu  m'affligea.  La  figure  de  ce  jeune 
çarçon  était  venue  traverser  ma  frêle  existence  comme  un  sou- 
lain  rayon  de  soleil,  comme  un  reflet  de  la  joyeuse  adolescence, 
k  la  force  qui  n'étaient  pas,  qui  ne  pouvaient  jamais  être  mon 
partage!  En  m'en  séparant,  il  me  semblait  retomber  dans  l'obs- 
curité. 

«  >'on,  pas  encore  adieu,  »  dis-je  en  essayant  péniblement  de 
sortir  de  ma  petite  voiture  et  de  monter  les  degrés  du  perron. 

John  Halifax  vint  à  mon  aide. 

•  Si  vous  me  permettiez  de  vous  porter?  dit-il,  je  le  pourrais 
très-bien,  et...  et...  ce  serait  si  amusant  pour  tous  les  deux.  » 

n  essayait  de  tourner  la  chose  en  plaisanterie,  de  crainte  de 
me  blesser;  mais  le  son  de  sa  voix  était  aussi  tendre  que  celui 
d'une  femme,  —  plus  tendre,  en  vérité,  que  celui  des  femmes 
que  j'avais  rencontrées  jusqu'alors.  —  Je  passai  donc  mes  bras 
autour  de  son  cou  ;  il  me  souleva  doucement  et  me  déposa 
detant  la  porte  ;  puis,  avec  un  autre  adieu,  il  se  disposait  à  me 
quitter. 
Je  ne  pus  résister  à  l'élan  de  mon  cœur.  Je  ne  me  rappelle 


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REVUE    BlUTANNIQUE. 


pas  G6  que  je  lui  dis,  mais  mes  paroles  le  ramenèrent  à  me 
côtés. 

«  Y  a-t-il  encore  quelque  chose  que  je  puisse  faire  pour  vous 
monsieur? 

—  Ne  m'appelez  pas  monsieur;  je  ne  suis  qu'un  jeune  garçoi 
comme  yous.  J'ai  besoin  de  wm  ;  ne  vous  en  allez  pas  encore 
Ah  I  voici  mon  père.  » 

John  Halifax  se  mit  de  côté  et  porta  respectueusement  1 
main  k  son  chapeau  lorsque  le  vieillard  p^ss^  devant  lui. 

«  Ah  I  te  voilà,  mon  garçon  ?  As-tu  pris  soin  de  mon  fils?  T'a 
t-il  donné  les  quatre  pepce  ?  a 

Nous  n'avions  ni  l'un  ni  l'autre  pensé  h  l'argent. 

Mon  père  se  prit  à  rire;  il  appela  John  Halifax  un  honnêt 
gargon»  et  fouilla  dans  sa  poche  pour  j  chercher  une  autre  pièc 
d'argent.  Je  me  hasardai  à  lui  murmurer  quelque  chose  toi 
bas  à  Toreille,  mais  je  ne  reçus  point  de  réponse.  Pendant  c 
temps  John  Halifax  s'éloignait  pour  1^  troisième  foi^. 

«  Attends,  mon  garçon,  —j'ai  oublié  toti  nom.  —  Voici  t 
pièce  dç  quatre  pence  et  un  shilUog  par-dessqs  Iq  marche 
parce  que  tu  as  été  bon  pour  mon  fils. 

—  Je  TOUS  remercie  ;  mais  je  ne  désire  pas  être  pAjé  poii 
avoir  été  bon.  i» 

Il  prit  la  pièce  de  quatre  penee  et  rendit  le  shilling  à  mo 
père. 

«  Hum  I  fit  le  vieillard  étonné  ;  tu  es  un  singulier  garçon 
mais  je  n*ai  pas  le  temps  de  causer  avec  toi.  Viens  dîner,  Phi 
néas.  Mais,  reprit-il,  en  sb  retournant  vers  John  Halifax,  comm 
frappé  d'une  pensée  soudaine,  as-tu  faim  ? 

—  Faim?  oh  oui  î  bien  faim  !  » 

Et  la  nature  reprenant  enfin  ses  droits,  de  grosses  larmes  vir 
rent  aux  jevi^  du  pauvre  enfant. 

«  Miséricorde  !  entre  donc;  viens  dtner;  mais  premièrement,- 
et  mon  inexorable  père  lui  mettait  la  main  sur  l'épaule,  —  t 
es  un  honorable  garçon,  tes  parents  étaient  honorables? 

—  Oqi,  répondit  John,  presque  avec  indignation. 

—  Tu  travailles  pour  gagner  ta  vie? 

-^  Oui,  toutes  les  fois  que  je  puis  trouver  de  l'ouvrage. 


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ITK  GENTLEMAN.  187 

-—  To  n^as  jamais  été  en  prison  ? 

—  Non  !  s'écria  le  jeune  homme  d'un  air  fiché.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  rotre  dtner,  monsieur.  Je  Taurais  accepté  parce  que 
Totie  fils  m'en  a  prié,  parce  qu'il  a  été  bon  pour  moi  et  que  je 
raimais,  lui.  Mais  maintenant  je  ferai  mieux  de  m'en  aller. 
Bonjour,  monsieur.  » 

n  j  a  un  passage  dans  un  ancien  livre,  —  le  plus  pathétique 
des  livres,  même  dans  ses  récits  de  l'histoire  humaine,  —  qui 
dit: 

«  Et  il  arriva  que  quand  David  eut  achevé  de  patler  à  Saûl, 
•  rame  de  Jonathas  fut  liée  à  l'ftme  de  David,  tellement  quQ 
«  Jonathas  Faima  comme  son  Ame.  » 

Et  moi,  plus  pauvre,  plus  infortuné  que  Jonathas,  j'avais  ce 
jour-là  trouvé  mon  David. 

Je  le  saisis  par  la  main  et  je  ne  voulus  pas  le  laisser  partir. 

«  Voyons,  jeunes  gens,  entrez,  et  ne  faites  pas  tant  d'embar- 
ras, »  dit  sèchement  Abel  Fletcher  en  s'éloignant. 

Et  tenant  toujours  mon  David  par  la  main,  je  le  fis  entrer 
dans  la  maison  de  mon  père. 


CHAPITRE  II. 

Le  dîner  était  fini.  Nous  prenions  ce  repas  dans  la  grande 
saHe  parquetée  en  chêne  où  des  rangées  de  chaises  roides  à 
hants  dossiers  semblaient  se  regarder  les  unes  les  autres  à  di- 
stance. Une  table,  un  buffet  et  une  pendule  complétaient  seuls 
ramenblement  de  cette  pièce. 

Je  n'osai  pas  faire  venir  le  pauvre  jeune  garçon  dans  le  do^ 
maine  spécial  de  mon  père,  mais  dès  que  celui-ci  fut  retourné 
à  la  tannerie,  j'envoyai  chercher  John. 

Jaël  l'amena  ;  Jaël,  la  seule  femme  qui  approchât  jamais  de 
DOS  personnes,  et  dont  le  sexe  n'était  guère  justifié  par  sa  dou- 
ceuretsa  tendresse,  si  ce  n'est  toutefois  quand  j'étais  très-malade. 

Efidemment,  il  y  avait  eu  quelque  orage  à  la  cuisine. 

«  Phinéas,  ce  jeune  garçon  a  eu  son  dtner,  dit  Jaël  ;  vous  n'al- 
lez pas  le  garder  longtemps?  Je  ne  veux  pas  que  vous  vous 
fa^goiez  avec  ce  mendiant.  » 


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188 


REVUE    BRITANNIQUE. 


Ce  mendiant  I  Cette  idée  me  parut  si  burlesque  que  je  ne  piu 
m'empécher  de  sourire  en  le  regardant.  Il  s'était  lavé  le  visage 
et  avait  peigné  les  boucles  de  ses  beaux  cheveux;  ses  habits, 
quoique  usés  jusqu'à  la  corde,  n'étaient  nullement  sales,  et  s^ 
peau  brune  avait  une  fraîcheur  qui  prouvait  qu'il  prenaitj^laisii 
à  ce  que  la  plupart  des  pauvres  ont  en  horreur  :  l'usage  fréquen 
de  l'eau.  A  tout  prendre,  et  maintenant  que  ses  traits  n  étaien 
plus  altérés  par  la  souffrance  et  la  faim,  on  pouvait  dire,  sani 
exagération,  que  le  jeune  garçon  avait  bonne  mine.  Un  men 
diant  I  J'espérais  qu'il  ne  l'avait  pas  entendu,  mais  je  me  trom 
pais. 

«  Madame,  dit-il  en  s'inclinant  avec  un  sourire  de  bonn( 
humeur,  je  dirais  même  avec  un  petit  air  de  malice,  vous  élej 
dans  Terreur;  je  n'ai  jamais  mendié.  Je  suis  une  personne  in 
dépendante  ;  ma  propriété  consiste  en  ma  tête  et  en  ces  deu: 
bras  que  voilà  :  c'est  assez,  j'espère,  pour  réaliser  un  jour  ur 
gros  capital.  » 

Je  me  mis  à  rire.  Jaël  se  retira  toute  mortifiée.  John  Halifai 
s'approcha  de  mon  fauteuil,  et,  changeant  de  ton,  il  me  de 
manda  comment  je  me  trouvais  et  s'il  ne  pouvait  rien  faire  pou 
moi  avant  son  départ. 

«  Ne  vous  en  allez  pas  ;  du  moins  pas  avant  que  mon  père  n( 
revienne  à  la  maison.  » 

J'avais  ruminé  plusieurs  projets  qui  tous  avaient  le  mêmi 
but,  à  savoir,  de  garder  auprès  de  moi  ce  jeune  homme  dontlî 
société  et  les  soins  me  semblaient  à  moi,  pauvre  être  sans  sœur 
sans  frère,  sans  ami,  la  seule  chose  qui  pût  apporter  quelqu( 
intérêt  dans  ma  triste  existence,  ou  du  moins  me  la  faire  trai 
ner  moins  péniblement.  Dire  que  j'étais  mû  par  la  pitié  ou  !< 
charité,  ce  serait  mentir;  c'était  l'égoïsme  tout  simplement,  s 
l'on  peut  appeler  égoïsme  ce  sympathique  instinct  qui  nous  port( 
à  nous  attacher  sans  examen  à  ce  qui  nous  paraît  fort  et  bon 
C'est  là,  je  crois,  le  secret  de  tous  les  attachements  spontanés 
provenant  de  l'instinct  plutôt  que  de  la  raison.  Je  n'essayera 
pas  de  définir  le  mien  ;  je  ne  sais  pas  pourquoi  «  l'âme  de  io 
nathas  fut  liée  à  celle  de  David.»  Je  sais  seulement  qu'il  en  fui 
ainsi,  et  que  le  premier  jour  que  je  vis  John  Halifax,  moi,  Phi 
néas  Fletcher,  je  l'aimai  comme  un  second  moi-même. 


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UN  GENTLEMAN.  189 

Le  sérieux  et  rinsistance  que  je  mettais  à  le  retenir  parurent 
toucher  le  pauvre  orphelin . 

«lerci,  dit-il  en  s'appuyant  contre  la  cheminée  et  en  passant 
b  main  sur  ses  yeux  ;  vous  êtes  bien  bon  ;  je  resterai  encore  une 
heure  ou  à  peu  près,  si  vous  le  désirez. 

-  Eh  bieni  venez  vous  asseoir  ici  et  causons  ensemble.  » 

Je  ne  me  rappelle  pas  aujourd'hui  tous  les  détails  de  cette 
couTersation  ;  je  sais  seulement  qu'elle  roula  sur  les  sujets  que 
les  jeunes  garçons  affectionnent  particulièrement,  tels  que  les 
Tojages  et  les  aventures.  Quant  à  John ,  il  était  entièrement 
étranger  au  seul  monde  où  j'eusse  vécu...,  le  monde  des  livres. 

«  Savez-vous  lire?  me  demanda-t-il  tout  à  coup. 

—  Mais  je  pense  que  oui.  » 

Et  je  ne  pus  m'empêcherde  sourire»  car  j'étais  assez  fier  de 
mon  érudition. 
«  Et  écrire? 

—  Oui»  certainement.  • 

II  parut  réfléchir  une  minute  ;  puis  il  reprit  à  voix  basse  : 
«  Je  ne  sais  pas  écrire  et  j'ignore  quand  il  me  sera  possible 

de  l'apprendre.  Youdriez-vous  bien  écrire  quelque  chose  pour 

moi  dans  un  livre? 

—  Très-volontiers.  » 

Il  tira  de  sa  poche  un  petit  étui  en  cuir,  sous  lequel  était  une 
seconde  enveloppe  de  soie  noire  contenant  un  volume.  Il  le 
tiDt  de  manière  que  je  pusse  en  voir  les  pages.  C'était  un 
Nouveau  Testament  grec. 

«  Voyez,  »  dit-il,  en  me  montrant  la  première  page  blanche, 
et  je  lus  : 

«Ce livre  appartient  à  Guy  Halifax...  Guy  Halifax,  gentle- 
«  man,  marié  à  Muriel  Joyce,  fille  majeure,  le  17  mai  de  l'an 
«de  grâce  1779. 

«  John  Halifax,  leur  fils,  né  le  18  juin  1780.  » 

Et  plus  bas ,  une  main  de  femme ,  faible  et  illettrée,  avait 
ajouté  : 

«  Guy  Halifax,  mort  le  4  janvier  1781.  » 

«  Que  dois-je  écrire,  John?  demandai-je  après  un  moment  de 
silence. 


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190  REYUB  BRITANNiQUE. 

—  Je  m'en  Tais  vous  le  dire  ;  vous  chercherai-je  une  plume? 
II  appuya  sa  main  gauche  sur  mon  épaule  ■,  mais  sa  droit 

n'abandonna  pas  le  précieux  volume. 
«  Ecrivez  : 

«  Muriel  Halifax,  morte  le  V^  janvier  1791.  » 
«  C'est  tout? 

—  C'est  tout.  » 

Il  regarda  un  instant  ce  que  je  venais  d'écrire,  le  fit  sèche 
soigneusement  devant  le  feu,  replaça  le  livre  dans  ses  deu 
étuis  et  le  mit  dans  sa  poche  sans  prononcer  d'autres  parole 
que  :  «  Je  vous  remercie,  »  et,  de  mon  côté,  je  ne  lui  fis  pas  d 
question . 

C'est  là  tout  ce  que  j'appris  sur  la  parenté  du  jeune  homme,  c 
je  ne  crois  pas  qu'il  en  sût  lui-même  davantage.  La  chronique  d 
sa  famille  ne  remontait  pa§  plus  haUl  que  sa  venue  au  monde 
—  nul  antécédent  romanesque;  —  origine  inconnue;  — arbr 
généalogique  commençant  et  finissant  avec  son  nom  :  Johi 
Halifax. 

Jaël  entrait  et  sortait  sous  divers  prétextes  en  nous  examinan 
d'un  œil  soupçonneux,  surtout  quand  elle  m'entendait  rire,  fai 
rare  et  remarquable^  car  la  gaieté  n'était  pas  à  Tordre  du  jou 
dans  notre  maison  ;  j'y  étais  d'ailleurs  peu  enclin  par  nature 
mais  ce  jeune  garçon  possédait,  en  dépit  du  sort  contraire,  ui 
fonds  d'énergie,  de  bonne  humeur  et  d'originalité  qui  réagissai 
sur  moi  comme  une  douce  influence.  Il  me  communiquai 
quelque  chose  que  je  ne  possédais  pas,  quelque  chose  d'entière 
ment  inconnu  jusqu'alors.  Je  ne  pouvais  regarder  ie  mouve 
ment  animé  de  ses  yeux,  les  plis  gracieux  de  sa  bouche  et  1 
sourire  fin  qui  effleurait  sa  physionomie  sans  sentir  mon  c(Bu 
réjoui  et  consolé.  Il  me  semblait  revenir  à  la  lumière  aprè 
avoir  été  longtemps  enfermé  dans  une  chambre  ténébreuse. 

Mais  tout  cela  n'entrait  pas  dans  la  manière  de  voir  de  Jaèl 

«  Phinéas,  dit-elie  en  se  plantant  devant  moi,  à  l'autre  bou 
de  la  table,  il  fait  beau  temps,  le  soleil  brille  ;  tu  devrais  sortir 

—  Je  suis  déjà  sorti  ;  merci,  Jaël.  » 

Et  John  et  moi  nous  continuâmes  à  causer. 
n  Phinéas,  trop  rire  n'est  pas  bon  pour  toi,  et  il  est  tempî 
que  ce  garçon  aille  à  ses  affaires. 


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UN  OSNTfcKMAN.  191 

—  Bah  I  laissez-nous,  Jael. 

—  Non,  elle  a  raison,  dit  John  en  se  levant  ;  et  toute  la  gaieté 
1  jeune  garçon  fit  au^itôt  place  sur  sa  physionomie  à  cette 
[pression  de  gravité  précoce  due  san«  doute  à  une  rade  expé- 
ence  de  la  vie.  J'ai  eu  une  heureuse  journée,  continua-t*ii^  je 
)us  en  remercie  de  tout  mon  cœur^  et  maintenant  je  pars;  » 

Hais  je  ne  pouvais  tne  résoudre  à  le  laisser  partir ,  —  du  moins 
lant  ie  retour  de  mon  père.  Le  plan  que  je  tne  propotois  de 
i  soumettre  s'était  de  plus  en  plus  emparé  de  mon  esprit, 
kement»  mon  père  ne  me  refuserait  pas,  moi,  son  fils  unique, 
itirme  et  maladif,  déjà  privé  des  jouissances  les  plus  ordinaires 
î  la  vie. 

«  Pourquoi  voulez-vous  vous  en  aller?  dis-je  k  John;  vous 
avez  pas  d'ouvrage.. 

—  Non,  je  n'en  ai  pas  ;  je  voudrais  en  avoir,  et  j'espère  bien 
3  trouver. 

—  Et  comtbentî 

—  En  acceptant  tout  ce  qui  se  présentera  ;  c'est  le  seul  moyen 
e  réussir.  Je  n'ai  encore  jamais  mendié,  ni  manqué  de  pain, 
uoique  j'aie  eu  quelquefois  assez  faim.  Quant  aux  habits, 
jouta-t-il  en  jetant  un  regard  thagrin  sur  ses  vêtements  usés, 
travers  lesquels  les  membres  vigoureux  du  jeune  garçon  en 
leine  croissance  menaçaient  ici  et  là  de  se  faire  jour,  elle  se- 
ul, je  crains,  bien  fâchée;  elle  me  tenait  toujours  si  propre!  » 

A  la  manière  dont  il  prononça  ce  elle,  je  tompris  qu'il  vou- 
iil  parler  de  sa  mère,  et  ici,  au  moins,  l'orphelin  avait  un 
Taotage  sur  moi.  Hélas  I  je  n'avais  jamais  connu  la  mienne. 

«  Allons,  lui  dis-je,  bien  décidé  à  n'accepter  aucun  refus  et 
i  ne  craindre  aucune  rebuffade  de  mon  père,  courage  !  on  ne 
;aii  pas  ce  qui  peut  arriver. 

—  Oh  !  je  n'ai  pas  peur,  »  dit-îl  en  félevant  sa  tête  bouclée. 

Il  s'approcha  de  la  fenêtre  et  regarda  le  Ciel  bleu  avec  ce  sou- 
rire calme,  franc  et  honnête,  qui  semble  tetiir  tête  au  sort  et 
ramener  la  bonne  humeur  sur  le  visage  le  plus  maussade. 

«  John,  savez-vous  que  vous  ressetûblez  extrêmement  à  un 
de  mes  héros  favoris,  Dick  Whittington.  Àvez-vous  jamais  en- 
tendu parler  de  lui  ? 

—  Non,  jamais. 


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192 


REVUE    BRITANNIQUE. 


—  Allons  dans  le  jardin  (  car  je  venais  d'entrevoir  une  au! 
apparition  de  Jaël  sur  le  seuil  de  la  porte,  et  je  ne  voulais  p 
impatienter  ma  pauvre  vieille  bonne  ;  d'ailleurs,  contraireme 
à  John  Halifax,  je  n'étais  rien  moins  que  brave).  Venez,  yq 
entendrez  tout  à  l'heure  le  carillon  des  cloches  de  l'abbaj 
elles  me  rappellent  celles  de  la  légende^  ;  nous  nous  assiéro 
sur  l'herbe,  et  je  vous  raconterai  l'histoire  véritable  et  sing 
lière  de  Richard  Whittington.  » 

Et  je  me  levai  en  cherchant  du  regard  mes  béquilles.  Jo 
me  les  mit  dans  la  main  d'un  air  grave  et  compatissant. 

«  Vous  n'avez  pas  besoin  de  ces  machines-là,  vous,  luid 
je  en  m'efforçant  de  rire,  car  je  n'y  avais  pas  toujours  été  j 
coutume,  et  j'en  ressentais  souvent  une  certaine  honte. 

—  J'espère  que  vous  n'en  aurez  pas  toujours  besoin. 

—  Peut-être  que  non,  le  docteur  Jessop  n'en  est  pas  sûr.  M 
n'importe,  je  ne  vivrai  probablement  pas  longtemps.  »  ( 
cette  pensée  était,  que  Dieu  me  le  pardonne  !  ma  dernière  et  i 
plus  grande  consolation . 

John  me  regarda  avec  l'air  d'une  émotion  compatissan 
mais  il  ne  dit  pas  un  mot.  Je  passai  devant  lui  et  il  me  sui 
le  long  du  corridor  qui  conduisait  à  la  porte  du  jardin  :  arr 
là,  je  m'arrêtai  épuisé.  John  Halifax  mit  doucement  sa  m^ 
sur  mon  épaule. 

«  Je  crois  que  je  pourrais  très-bien  vous  porter,  si  cela 
vous  fait  rien.  J'en  suis  sûr,  car  une  fois  j'ai  porté  un  sac 
farine.  » 

A  ces  mots  j'éclatai  de  rire,  c'était  peut-être  ce  qu'il  voula 
je  consentis  à  prendre  la  place  du  sac  de  farine,  et  il  me  po 
le  long  de  Tallée  du  jardin.  Nous  étions  tous  deux  fort  gais, 
quoique  je  fusse  son  aîné,  je  me  sentais  presque  comme 
enfant  auprès  de  lui. 

«  Portez-moi,  je  vous  prie,  sous  ce  berceau  de  clématites, 

*  La  légende  de  Whittington  raconte  que  lorsque  le  futur  maire  de  L€ 
dres  partit,  pauvre  enfant,  pour  son  premier  voyage,  les  cloches  deBow 
chantèrent  : 

Tu  pars,  Whittington,  din,  cUng,  dofiy 
Tu  seras  maire  de  Londoo  ! . . . 


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UN   GENTLEMAN. 


193 


is-je;  il  donne  sur  i'Avon.  Et  maintenant,  comment  trouvez- 
DUS  notre  jardin  ?  » 

Il  ne  prit  point  un  air  extasié,  comme  je  m'y  attendais  pres- 
ue,  mais  il  regarda  attentivement  autour  de.lui,  tandis  qu'une 
[pression  de  tranquille  satisfaction  se  répandait  sur  ses  traits. 
Cétait,  en  effet,  un  lieu  charmant  que  notre  jardin,  avec  sa 
aîche  pelouse  entourée  de  bordures.  Plus  loin,  une  haie  le 
îparait  du  jardin  potager  et  du  verger,  l'orgueil  de  mon  bon 
îre.  Autrefois,  quand  j'étais  trop  faible  pour  marcher,  je  me 
aînais  avec  délices  sur  le  tapis  de  mousse  et  de  gazon  émaillé 
î  marguerites  ;  les  plus  petites  plantes  m'étaient  familières. 
De  large  allée,  la  rivière,  une  haie  d'ifs  et  un  mur  élevé,  sem- 
aient mettre  de  tous  côtés  une  barrière  infranchissable  entre 
monde  extérieur  et  ce  paisible  séjour. 
«Ya-t-il  longtemps  que  vous  demeurez  ici?  me  demanda 
)hn. 

—  Depuis  ma  naissance. 

—  Ah  !  c'est  un  lieu  charmant,  répéta-t-il  presque  tristement; 
ttte  pelouse  est  bien  unie  ;  elle  doit  avoir  au  moins  un  demi- 
pent.  Je  la  mesurerais  volontiers,  seulement  je  suis  un  peu 
tigué. 

—  Gomment  !  et  vous  avez  voulu  me  porter  ? 

—  Oh  I  cela  n'est  rien.  J'ai  souvent  marché  plus  longtemps 
l'aujourd'hui,  cependant  j'avais  fait  une  bonne  traite  à  travers 
pays,  ce  matin. 

—  D'où  êtes-vous  donc  venu  ? 

—  Du  pied  de  ces  collines  que  vous  voyez  là-bas.  J'ai  oublié 
)mment  on  les  appelle.  J'en  ai  vu  de  plus  élevées,  mais  celles- 

sont  encore  assez  escarpées  et  surtout  assez  froides,  quand 
D  y  garde  les  moutons.  A  une  certaine  distance,  elles  font  un 
let  agréable.  Vous  avez  d'ici  une  bien  belle  vue.  » 

Bien  belle,  en  vérité;  je  l'avais  toujours  trouvée  ainsi,  mais 
ajourd'hui  que  j'avais  quelqu'un  à  qui  le  dire,  je  le  sentais 
ien  davantage  I  Laissez  moi  vous  décrire  ce  premier  et  unique 
«ysage,  ce  frais  et  riant  tableau  des  jours  de  mon  adolescence. 

A  l'extrémité  du  berceau  de  verdure,  le  mur  qui  nous  sépa- 
ait  de  la  rivière  avait  été,  sur  la  demande  que  j'en  avais  faite  à 
"^D  père,  taillé  de  manière  à  former  un  siège  dans  le  genre  de 

H*  SéRIB.— -TOME  I.  i^ 


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lfl|4  REVUÇ  BRITANNIQUE. 

cqlui  fle  la  fejne  Marie,  à  Stirling,  dont  j'avais  lu  la  descriptic 
dans  mes  livres.  De  là  on  pouvait  voir  une  v^st^  étepdue  ( 
pays.  A  flo?  piefls  coulait  TAvon,  TAvon  ^^  Shakspearp,  s^n  eou 
lep^  et  paisible,  mais  $e  tr^nsforipant  quelquefois,  comme  noi 
l'avions  appris  à  nos  (Jépens  ^  Nortop-Bury,  ep  un  torrent  x\ 
pide  e\  écuweux.  Dans  pe  ipoment  i|  cqvflait  tranquille, 
contentant  fie  fajrç  tourner  la  fpue  d'un  moulin  Ypisin  do 
j'aimais  à  entendre  ^incessant  et  monqtqpQ  tic  tac. 

Suf  la  rive  opposée,  se  déroulait  le  tapis  d'unp  impien 
prairie  appelée  le  Ham,  où  pâturaient  ^es  bestiaux  de  tout 
espèces.  Au  del^,  une  «futre  riyière  formait  un  demi-cerc 
autour  4e  cette  verdoyante  plaide  ;  mais  le  coqrant  était  s j  b 
qu'on  qe  pouvait  |q  vQir  dp  Tendroit  pu  nous  étions  ?i§si 
L'œil  pouvait  seulement  px\  sqivTi^  Je  pouys  à  l'aide  des  petit 
vqile^  ^^la^pches  q\i\  pa^^jssaiept  et  disparaissaient  tqur  à  to 
derrière  des  massifs  d'arbres.  Ces  voiles  attirèrent  l'attention 
John. 

f  Ce  ne  sqot  pas  4e?  l|atp^"?  ^ssurémept?  4it-il.  Y  ^-t-il 
r^^u  là-ba$7 

—  Çprtainenpent,  sans  cela  vous  pe  verriez  pas  de  voile 
C'est  la  Saverne,  bien  qu'à  cette  distance  vous  ne  puissiez  p 
la  distinguer  ;  elle  est  même  assez  profonde,  comnpe  ypus  pouv 
en  juger  par  les  bateaux  qui  y  naviguent.  Vous  le  croiriez 
peine  en  la  fpgardant  d'ici  ;  mais  elle  s'élargit  de  plus  en  pk 
et  devient  une  majestueuse  rivière  avant  d'arriver  à  King 
Road  et  de  former  le  canal  de  Bristol. 

—  Obi  j'ai  vu  cela,  ç'écria  John  d'un  air  joyeux.  J'aii 
beaucoup  la  Saverne.  » 

pt  il  resta  longtemps  immobile  à  la  regarder.  J'observai  ak 
pour  la  première  foi$  dans  ses  yeux  une  expression  pensi 
qui  les  faisait  briller  d'une  beauté  presque  divine. 

Tout  à  coup  les  cloches  de  l'abbaye  se  firent  entendre.  I 
jeune  homme  tressaillit. 

«  Qu'est-ce  que  cela  ? 

—  pin,  ding,  don,  Whittington,  ipaire  de  London  !  »  répo 
dis-je  eq  chantant  ^ur  le  tqn  des  dociles  ;  p^ais  cettp  histpi 
pie  parut  tout  à  coup  si  ordinaire,  le  titre  4e  ipai^e  si  peu  digi 
4'apibition,  qqe  je  pe  fus  pas  (âc^ié  4'avqir  oublié  de  la  racoi 


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UN  pENTLfllIAir.  195 

ter  à  1(^10.  Je  me  contentai  de  Iqi  montrer  la  tour  de  la  vieille 
abbaye  qui  s'élevait  près  de  là. 

•  Ce  jardin  a  proba|)lement  appartenu  autrefois  à  Tabbaye, 
repris-je,  notre  verger  est  si  beau  1  Les  moines  pourraient  bien 
FaToir  planté  ;  les  n^oines  aimaient  les  bons  fruits. 

--Vraiment?  »  dit  John  d'un  air  quj  prouvait  évidemment 
qu'il  ne  saisissait  pas  très-|)iep  le  sen^  de  mes  paroles. 

Craignant  qu'il  ne  se  figuiftt  que  je  voulusse  faire  parade  de 
iDon  savoir,  j'ajoutai  : 

«  Le$  moines  étaient  des  religieu:^,  ww  savez,  John  ;  des 
hommes  excellents,  mais  un  pe^  paresseux. 

—  Ohl  je  comprends.  Pensez-vous  qu'ils  tient  planté  cette 
haie  d'ifs?  » 

Et  il  alla  l'eiiaminer. 

Or,  notre  haie  d'ifs  était  célèbre  ;  elle  n'avait  pas  sa  pareille 
dans  tout  le  pays,  pie  «vajt  |)ien  quinze  pieds  de  hauteur  sur 
aotant  d'épaisseur.  Les  siècles  et  les  soins  de  l'homme  en  avaient 
tait  Due  barrière  compacte  d'vn  vert  sombre,  aussi  solide,  aussi 
impénétrable  qu'un  mur.  John  la  toucha  et  retoucha,  regarda 
i  travers  chaqqe  ipterstice,  s'appuya  de  toute  sa  force  contre 
lesbranches  entrelacées,  mais  elles  résistèrent  i  tous  ses  efforts. 

Il  me  rejoignit  enfip  avec  uq  visage  plus  animé. 

«  Que  faisiez-vous  là?  lui  demandai-je.  Aviez-vous  envie  de 
passer  à  travers  la  baie? 

—Je  voulais  seulement  voir  si  cela  était  possible.  » 

Je  seconai  la  tête. 

«  Que  ferlez-vous,  John,  si  vous  étiez  enfermé  ici,  et  que 
TOUS  eussiez  à  passer  par-dessus  la  haie?  Vous  ne  pourriez  pas 
la  franchir. 

—  Je  le  sais,  et  je  ne  perdrais  pas  par  conséquent  mon  temps 
à  ressayer. 

—Y reqpnceriez-vous  donc?  » 

Il  sourit,  mais  d'un  air  qui  indiquait  qu'il  ne  perdrait  pas  si 
^te  courage. 

•  Je  vais  vous  dire  ce  que  je  ferais.  Je  commencerais  par 
rompre  une  à  une  les  branches  de  la  haie  jusqu'à  ce  que  je  me 
fusse  pratiqué  une  issue,  pi^is  je  sortirais  sain  et  sauf  de  l'autre 
côté. 


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196 


REVUE    BRITANNIQUE. 


—C'est  bien,  mon  garçon;  mais  je  préférerais,  si  cela  t'était 
égal,  que  tu  ne  fisses  pas  cette  expérience  sur  ma  haie.  » 

C'était  mon  père,  qui  se  trouvait  derrière  nous  sans  que  nous 
nous  fussions  aperçus  de  son  arrivée. 

Nous  étions  tous  deux  un  peu  confus,  bien  que  le  digne 
homme  n'eût  point  Tair  mécontent. 

«  Est-ce  ainsi  que  tu  t'y  prends  en  général  pour  surmontai 
une  difficulté,  mon  ami?  Quel  est  ton  nom?  » 

Je  me  chargeai  de  la  réponse;  car,  à  la  vue  d'Abel  Fletcher, 
John  semblait  avoir  perdu  tout  à  coup  sa  joyeuse  animation. 

Mon  père  s'assit  auprès  de  moi,  repoussa  une  branche  d( 
clématite  qui  l'embarrassait,  mais,  voyant  qu'elle  s'obstinait  i 
chatouiller  sa  tête  chauve,  il  la  brisa  et  la  jeta  dans  la  rivière  ; 
puis,  s*appuyant  des  deux  mains  sur  sa  canne,  il  se  mit  à  exa 
miner  John  Halifax  de  la  tête  aux  pieds. 

«  Ne  m'as-tu  pas  dit  que  tu  cherchais  de  l'ouvrage  ?  Ceh 
m'en  t  bien  l'air.  » 

Le  regard  qu'il  jeta  sur  les  vêtements  de  John  fit  monter  h 
rouge  aux  joues  du  pauvre  enfant. 

«  Oh  !  tu  n'as  pas  besoin  d'en  être  honteux.  De  plus  grand< 
hommes  que  toi  ont  été  déguenillés.  As-tu  de  l'argent  ? 

—  J'ai  la  pièce  de  quatre  pence  que  vous  m'avez  donnée 
ou  plutôt  que  j'ai  gagnée.  Je  ne  prends  jamais  l'argent  que  j( 
n'ai  pas  gagné,  dit  le  jeune  garçon  en  mettant  les  deux  mains 
dans  ses  deux  poches  vides. 

—  N'aie  pas  peur  ;  je  nai  pas  l'intention  de  te  rien  donner 
excepté  toutefois...  Voudrais-tu  de  l'ouvrage? 

—  Ah  1  monsieur  ! 

—  Ah  !  mon  père  I  » 

Il  me  serait  difficile  de  dire  laquelle  de  ces  deux  exclamationi 
exprimait  le  plus  de  reconnaissance. 

Abel  Fletcher  parut  surpris,  mais  nullement  mécontent.  I 
remit  son  chapeau  à  larges  bords,  Tenfonç^  sur  ses  yeux  et  se 
mit  à  réfléchir  un  moment  en  faisant  des  ronds  avec  le  bout  de 
sa  canne  sur  le  sable  de  l'allée.  La  rumeur  publique  disait,  el 
Jaël  elle-même  me  l'avait  jeté  à  la  tête  dans  un  moment  d'em- 
portement, que  le  riche  quaker  était  venu  lui-même  à  Norluii- 
Bury  sans  un  shilling  dans  sa  poche. 


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UN   GENTLEMAN. 


197 


•  Eh  bien ,  quelle  espèce  d'ouvrage  sais-tu  faire ,  jeune 
imme? 

—  N'importe  quoi,  répondit  vivement  John. 

—  N'importe  quoi  ne  veut  rien  dire,  dit  sèchement  mon  père, 
l'as-tu  fait  toute  Tannée?  Mais  rappelle- toi...  la  vérité  I  » 

Les  yeux  de  John  étincelèrent,  mais  le  regard  que  je  lui  jetai 
mbia  le  calmer.  Il  reprit  respectueusement  : 
«  J'ai  passé  tout  le  printemps  chez  un  fermier,  conduisant 
5  chevaux  de  la  charrue  et  éclaircissant  des  plants  de  navets; 
lis  je  suis  allé  sur  les  collines  pour  y  garder  des  moutons.  Au 
ois  de  juin,  j'ai  essayé  de  faner,  mais  j'ai  attrapé  une  fièvre... 
1 1  n'ayez  pas  peur,  monsieur,  je  suis  rétabli  depuis  plus  de  six 
maines;  sans  cela  je  ne  serais  pas  près  de  votre  fils.  Puis... 
—C'est  bien,  mon  garçon,  je  suis  satisfait. 

—  Merci,  monsieur. 

—  Tu  n'as  pas  besoin  de  m'appeler  monsieur  ;  ce  titre  est 
isurde.  Je  m'appelle  Abel  Fletcher.  » 

Car  mon  père  observait  scrupuleusement  la  phraséologie  pu- 
iaine  des  quakers,  quoiqu'il  ne  fût  qu'un  membre  assez  peu 
lé  de  la  Société  des  Amis,  et  qu'il  se  fût  marié  hors  de  sa 
de.  n  y  avait,  je  crois,  plus  d'orgueil  que  d'humilité  dans  sa 
auièrede  rappeler  son  nom. 

■  Très-bien;  je  m'en  souviendrai,  répondit  le  jeune  garçon 
1  réprimant  un  léger  sourire.  Et  maintenant,  Abel  Fletcher, 
accepterai  avec  reconnaissance  l'ouvrage  qu'il  vous  plaira  de 
le  donner. 

—  Nous  allons  voir  cela.  » 

Je  levai  sur  mon  père  un  regard  plein  de  reconnaissance  et 
espoir,  mais  ses  premières  paroles  modifièrent  considérable- 
lent  mon  plaisir. 

■  Phinéas,  me  dit-il,  un  de  mes  ouvriers  à  la  tannerie  s'est 
nrôlé  aujourd'hui  ;  il  a  quitté  un  honnête  métier  pour  devenir 
m  coupe-gorge  à  gages.  Si  je  pouvais  trouver  un  garçon  trop 
eune  pour  ne  pas  être  attrapé  dans  chaque  cabaret  par  cet 
iommedesang,  le  sergent  recruteur?  Penses-tu  que  ce  jeune 
;ârçon  soit  capable  de  prendre  la  place?... 

La  place  de  qui,  mon  père?  ^ 

-DeBiUWatkins.  » 


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198  REVIJÊ  riuTÀKNlQUE. 

Je  reâtël  tottfondti.  J'avais  vti  qùelqiiefoîs  ledit  Bill  Watkins 
dont  l'emploi  consistait  à  aller  chercher  les  peaux  que  mon  pèr 
achetait  des  fermiers  voisins.  Je  ttie  râp^elàià  Bill  et  sa  charretl 
d'dû  pëiidillaietit  les  dépouilles  sanglktltès  dès  àdiinâux  morts 
tandis  qUe  Bill,  lëà  habits  sales,  les  mains  plus  sàlès  encore  c 
là  pipe  à  la  boUché,  trônait  lui-même  sut  Tàvâiht-trâin  de  l 
charrette.  Or,  il  m'était  trèS-désagréabld  de  faie  représenter  Johi 
H&ltfdi  d&nâ  là  inême  position. 

i  Mais,  moh  pète  \  »  hasardai-je. 

Il  éobdt)rit  mon  tegard.  Héla§  I  il  Savait  trop  iilèti  (}ùe  je  dé 
testais  là  tannerie  et  tout  ce  qui  en  dépetidàit. 

«  Tu  éS  un  fou,  dit-il,  et  le  jeUne  gatçon  uh  duttë  ;  ijù'il  s'e 
aille  à  ses  affaires. 

—  Mais,  mon  père...,  n'y  a-t-il  Heû  d'autre?... 

—  Je  n'ai  rien  d'autre,  et,  si  je  l'avais,  je  ne  le  lui  donnerai 
iilès.  Celui  qui  ne  veut  pas  traivàillër  ne  doit  pas  manger. 

—  Je  veux  travailler,  dit  brusquement  Johli  (Jhl  hôus  avai 
écbUtéS  sans  bien  nous  comprendre  ;  ri'im{)orte  â  quoi,  pourv 
t)Ue  6e  soit  à  un  travail  hoUnêie.  ^ 

Abel  Fletcher  se  radoucit.  Il  me  toUrhel  le  dbs,  —  mais  cel 
fb'étâit  indifférent,  —  et  s'àdtèsSânt  à  Jôbù  Balifex  : 
«  Sais-tu  conduire  une  voiture? 

—  Oui.  ^ 

È!  Iti  yëtox  de  John  brillèrent  dé  joie, 
i^  Bflih  I  c'est  sëtilenleiit  une  charrette  ;  la  charrette  des  peaui 
Ne  sais-tu  rien  du  métier  de  tanneur  ? 

—  Non,  mais  je  puis  l'apprendre. 

—  Hé  !  pas  si  vite.  Cependant  tite  Vaut  encdtë  tuieux  qu 
lentement.  Eu  attendant,  tu  peux  conduire  là  charrette. 

—  Merci,  mons...  Abel  Fletcher,  veux-jedire;  je  ferai  mo 
devoir  àtissi  bieU  que  je  le  pourrai. 

—  Et  rappelle-foi  que  je  ne  veut  pas  qu'ôU  s^àrrête  en  che 
mlU  ; —  point  de  cabaret  pour  y  trouver  le  iUaUdit  shilling  du  rc 
au  fond  dû  verre,  6ommé  le  paUvre  Bill,  et  pour  avoir  ensuite  t 
mère  sur  mes  talotis,  pleurant  et  tempêtant.  —  Tu  as  encore  I 
tienne,  hein  ?  Tant  mieux  ;  toutes  les  femtoëS  sont  ^lus  ou  tuoin 
folles,  surtout  les  mères. 

—  Monsieur!...  ■ 


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ttN   GENTLEMAN. 


Iil9 


Et  le  tîsdge  du  pàtiVre  etifant  deviiit  {jourprë  ;  la  voix  lui 
naDqua;  ce  fut  avec  difficulté  qu'il  surmonta  ses  larmes.  Cet 
înipire  sur  lui-même  était  t)eùt-êtrë  plus  émouvant  qiie  les 
armes  ;  du  moins  il  tbucha  mon  pëtô. 

Après  quelques  minutes  de  àilehcé,  Jiendant  lesquelles  sa 
^nne  avait  creusé  une  petite  fosse  au  milieu  dé  râlléè  et  y 
irait  enseveli  tid  petii  cailloU,  Abel  Fletcher  reprit  d'Un  ton 
)las  amical  : 

«  Eh  bien,  je  te  pretids  à  mon  service,  quoiqu'il  ne  iH'dtrive 
)as  souvent  de  prendre  un  jeune  homme  sans  ilh  cettlflbài  de 
)onne  conduite.  Je  suppose  que  tu  il'ën  àâ  point? 

—  Son,  »  répondit  John,  tandis  cjtië  son  regàtd  ftàrlc  et  6t(- 
rert  démentait  pour  ainsi  dire  sa  réponse  :  son  visage  honnête 
îtait,  du  moitis  à  mon  avià,  soil  meilleur  cettificslt. 

«  C'est  donc  arrangé,  »  dit  mon  père,  concluant  Tàffaîre 
)lus  promptement  que  son  caractère  prudent  tië  lé  portait  d'or- 
iinaire  i  lé  fdire,  même  lotsqu'il  s'agissait  de  bagatelles  en 
ipparence. 

Je  dis  en  apparence.  Que  nous  sommes  aveugles  qtland  nous 
[)arlons  de  bagatelles  ! 

Il  se  leva,  et,  soit  qu'il  cédât  à  un  mouvement  de  btinté,  soit 
qu'il  voulût  montrer  que  le  marché  était  conclu,  il  prit  la  main 
la  jeune  garçon  et  y  glissa  un  shilling. 

«  Pourquoi  cet  argent?  dit  John. 

—  Pour  montrer  que  je  t'engage  comme  mon  serviteur. 

—  Votre  serviteur  !  répéta  John  vivement  et  avec  une  cer- 
taine fierté.  Oh  !  oui,  je  comprends.  C'est  bon,  j'essayerai  de 
▼ous  bien  servir.  » 

Mon  père  ne  remarqua  pas  le  sourire  mâle  et  indépendant 
de  John.  Il  était  trop  occupé  à  calculer  combien  il  faudrait  en- 
core de  shillings  pour  faire  le  juste  équivalent  des  services  d'un 
garçon  beaucoup  plus  jeune  que  Bill  Watkins.  Après  quelque 
réflexion,  il  fixa  la  somme;  j'oublie  combien,  mais,  à  coup  sûr, 
elle  n'était  pas  considérable,  car  dans  ces  temps  de  guerre  Tar- 
gent  était  rare,  puis  mon  digne  père  partageait  l'opinion  alors 
générale  que  l'abondance  ne  valait  rien  pour  les  classes  ouvriè- 
res, et  qu'il  fallait  les  tenir  à  leur  place. 

La  question  des  gages  à  laquelle  John  Halifax  n'avait  pas 


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200  REVUE    BRITANNIQUE. 

pris  part  étant  terminée,  mon  père  nous  quitta  ;  mais  revenant 
sur  ses  pas  : 

a  Tu  m'as  dit  que  tu  n'avais  pas  d'argent  ;  voilà  une  semaine 
d'avance;  mon  fils  est  témoin  que  je  te  la  paye.  Je  te  donnerai 
un  shilling  de  moins  chaque  semaine  jusqu'à  ce  que  nous 
soyons  en  règle. 

—  Très-bien,  monsieur,  je  vous  remercie,  »  dit  John  en  ôtani 
son  chapeau. 

Àbel  Fletcher  toucha  presque  involontairement  le  sien  el 
s'éloigna,  nous  laissant  l'entière  jouissance  du  jardin. 

Je  ne  me  jetai  pas  «  au  cou  de  mon  David,  »  comme  le  prince 
d'Israël  auquel  je  me  suis  comparé,  et  auquel  je  ne  ressem- 
blais, hélas  !  que  par  mon  affection,  mais  j'étreignis  sa  main 
pour  la  première  fois.  —  Il  était  debout,  pensif  devant  moi,  el 
je  murmurai  : 

«  Je  suis  content. 

—  Et  moi  aussi,  »  dit-il  tout  bas;  puis,  reprenant  toute  sa 
gaieté,  il  jeta  en  l'air  son  chapeau  en  criant  : 

«  Hourrah  !  » 

Et  moi,  avec  ma  pauvre  voix,  faible  et  tremblante,  je  répétai. 

«  Hourrah  !  » 

(La  suite  en  février.) 


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ROMANS  ET  VOYAGES  ROMANESQUES. 


LES  AVENTURES  DE  SIR  AMYAS. 


(  6«  EXTRAIT  *.  ) 


DEUXIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE. 

CHAPITRE  I". 
L'Inquisilion. 

Ce  chapître-ci  sera  triste  ;  mais  l'auteur  le  fera  aussi  court 
que  possible.  Il  est  indispensable  d'ailleurs  pour  mettre  le  lec- 
teur à  même  déjuger  par  lui-même  à  quelle  sorte  d'ennemis  les 
Anglais  avaient  affaire  dans  ces  temps  de  guerre. 

Trois  semaines  se  sont  écoulées  depuis  cette  nuit  malheu- 
reuse où  Frank  est  resté  prisonnier  des  Espagnols,  et  le  lieu  de 
la  scène  est  transporté  à  Carthagène,  dans  les  prisons  de  l'In- 
quisition. Nous  sommes  dans  un  long  corridor  noir,  bordé  de 
cachots  dans  toute  sa  longueur.  La  porte  de  l'un  de  ces  cachots 
est  ouverte.  Entrons.  Deux  hommes  enveloppés  de  manteaux 
sont  assis  au  pied  d'un  grabat  où  gît  un  prisonnier.  De  ces  deux 
hommes,  l'un  nous  est  connu  :  c'est  Eustache  Leigh.  L'autre 
est  un  familier  du  saint-office.  Il  tient  à  la  main  une  lampe, 
dont  la  lumière  tombe  sur  le  visage  du  prisonnier  endormi.  Ce 
front  haut  et  blanc,  ces  traits  pâles  et  délicats,  nous  les  con- 
naissons aussi,  ce  sont  ceux  de  Frank.  Arraché  à  demi-mort  à 
la  furie  des  nègres,  il  avait  ét^  réservé  pour  la  cruauté  plus  raf- 
finée d'hommes  civilisés  et  de  chrétiens.  Ce  matin  même,  il  at 

<  Voir  la  IWraisop  de  décembre  1859. 


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202  REVUE  BRITANNIQUE. 

été  soumis  à  la  question,  et  mainteDant  Eustacbe,  qui  la  tral 
et  livré,  vient  pour  essayer  sur  lui  l'effet  de  son  éloquence, 
vient  pour  argumenter  contre  lui,  et,  par  la  persuasion  ou 
menace,  le  déterminer  à  abjurer.  Il  espère  profiter  de  la  pr 
stration  morale  qui  suit  rabattement  physique  produit  par 
torture. 

Comme  Frank  dort  avec  calme  I  Est-ce  un  rayon  de  la  lam] 
ou  un  sourire  qui  se  joue  sur  ses  lèvres?  Eustaohe  se  penche  si 
lui  pour  lé  voir!  Il  entend  son  cousin  inurinùrer  dans  son  soi 
meil  le  nom  de  sa  mère,  et  un  autre  qui  excite  dans  son  cœi 
les  tourments  de  la  jalousie. 

Eustache,  toutefois,  n'a  pas  le  courage  de  le  réveiller. 

«  Laissons-le  reposer,  dit-il  à  son  compagnon.  Après  toi 
mes  exhortations  ne  serviraient  pas  à  grand'chose. 

—  Je  le  crAitl^i  tfadtisieuir  ;  jelniàis  je  n'ai  Vb  un  hérétiqi 
aussi  obstiné.  Il  a  poussé  Taudace  jusqu'à  braver  ouverterae 
Leurs  Seigneuries. 

—  Ah!  répondit  Eustache;  gtailde  est  la  perversité  du  cœi 
humain,  grand  est  le  pouvoir  de  Satan.  Allons-nous-en.  Et  eli 
où  est-elle? 

—  Qui?  là  plus  âgée  ou  la  plus  jeilne  des  sorcières? 

—  La  plus  jeiirie,  la. . . 

—  La  senora  de  Soto?  Àhl  la  pauvre  femme!  on  pourrait 
plaindre,  si  elle  n'était  pas  hérétique.  » 

Et  rhoînme  fixa  âur  Eustache  un  regard  pénétrant,  puis 
ajoiita  froidement  : 

«  Elle  est  en  ce  moment  avec  le  notaire  du  saint-office.  » 

Eustache  s'arrêta  en  frémissant  et  il  eut  à  peine  la  force  ( 
répondre  : 

«  AmenI 

—  Entrons  ici,  dit  Thomme  montrant  une  porte  dans  leco 
ridor.  De  cette  cellule  nous  pouvons  tout  entendre  sans  et 
vus.  » 

Eustache  n'ignore  pas  que  son  compagnon  surveille  tous  s 

mouvements,  et  le  dénoncera  s'il  lui  échappe  quelque  signe  ( 

.pitié;  mais  un  sentiment  d'horrible  curiosité  l'emporte  cliezli 

sur  la  crainte  de  se  compromettre,  et  il  entre  dans  la  cellule.  ^ 

figure  est  en  feu;  ses  genoux  se  chck|uent  l'un  dôdlre  l'autre 


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LES  AtËittURÈS  1>È  àlli.  AHTAS. 


âÔ3 


ses  oreilles  tintent;  son  cœur  bat  avec  violence ,  et  il  s'appuie 
contre  la  muraille  en  s'eflD3rçatit  de  cacher  l'émotion  qui  l'agite. 

Od  entend  distinctement  une  voix  d'homme.  Le  notaire  dé- 
Yeloppe  cette  vieille  accusation  de  sorcellerie  que  les  inquisi- 
teurs, soit  pour  se  justifier  à  leurs  proflreé  j^èili,  soit  pôilr  co- 
lorer aux  yeux  de  la  foulé  leur  ignoble  métier,  portaient  si 
sodveiil  contre  léiirs  victimes. 

Eustachë  se  ^eiit  ptès  de  défaillii:  lorsqu'il  entend  Une  Vôii 
de  femme,  animée  pat  l'indignation  et  la  souffrance,  ô'écrier  : 

«  Moi,  employer  la  sôfcéllerië  contte  don  Guztnarl  t  Avâiô-je 
donc  besoin  de  recourir  k  un  pareil  tnôyeU  |)out  me  hitB  aiinêr 
îelui? 

—  Vous  le  niez  donc  alor^,  Rendra?  Noué  éh  sommes  fÂchés 
pour  vous,  mais...  » 

Ici  s'éleva  Un  murinùrë  de  là  victime  suivi  de  plaintes  et  de 
cris  côufùs.  A  plusieurs  repirises,  l6s  géinissèinëntâ  se  renou- 
vellent.  Eustaché  croit  voir  les  tenailles  de  fer  entrer  dans  lés 
chairs  de  la  malheureuse  téinmè  ;  il  croit  entendre  lé  craqUemetit 
des  os  de  là  victime.  Désespéré,  il  s'enfuit  à  traVerà  ces  corri- 
dors funèbres  de  là  prison,  poursuivi  par  les  cris  de  doilléUr 
qui  rëténlisséht  à  ses  oreilles  et  lui  déchirent  le  cœur.  Lé  léd- 
demain  dé  cette  scène,  il  quitta  Càrthagène  pour  se  rendre  à 
.^ombre-de-Dios,  puis  il  entra  dans  l'ordre  des  jésuites,  et  ses 
supérieurs  l'envoyèrent  on  ne  sait  oîi. 

A  partir  de  ce  moment,  nous  né  nous  occuperons  plîis  d^Étii- 
tache.  Peut-être  ést-il  devenu  général  de  son  ordre,  peut-être 
a-l-il  fini  ses  jours  dans  quelque  forêt  d' Amérique  cÔinUie  inîâ- 
sionnâire,  peut-être  ést-il  retourné  eti  Europe,  peut-être  à-t-il 
repris  en  Angleterre  soh  ancien  métier  de  cohspirAteiit,  peut- 
être  eist-ce  lui  qui  fut  pendu  et  écattelé  trois  ahnées  plus  tàtd 
pour  avoir  tireinpé  dans  le  complot  Bàbihgton  !  Tout  cela,  Tàù- 
teur  avoue  hutUblement  qu'il  Tignôré.  Pour  lui,  ËuStache  n'est 
plus  un  homme.  C'est  un  instriinlent,  une  choàe,  en  un  mot, 
un  jésuite.  Mort  poUr  lé  mofadé,  il  est  toort  àusst  t)Dur  le  ro- 
mancier. Laissons-le  donc  dans  l'oubli,  puisque  c'est  la  déstihôe 
qail  s'est  faite  lui-mêniet 


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204  AEVUE  BRITANNIQUE. 

CHAPITRE  U. 
Les  bords  de  la  Meta. 

Près  de  trois  années  se  sont  écoulées  depuis  que  la  petite 
troupe  a  quitté  l'arbre  géant  de  la  Guayra.  Pendant  ces  trois 
années,  nos  aventuriers  ont  cherché  Manoa,  la  cité  d'or,  en 
traversant  des  forêts  et  des  montagnes  que  le  pied  de  Thomoie 
n^avait  pas  encore  foulées,  et  ils  Tout  cherchée  en  vain.  Ils  ont 
descendu  TOrénoque,  ils  ont  remonté  les  fleuves  jusque  dans 
l'intérieur  du  Pérou,  ils  ont  vu  les  neiges  vierges  du  Chimbo- 
razo  se  perdre  dans  le  sein  des  nuages.  Du  sommet  des  Andes, 
ils  ont  dirigé  leurs  pas  à  l'est  et  se  sont  plongés  dans  le  vert  et 
brumeux  océan  de  la  Montana  ;  puis,  ils  se  sont  frayé  de  nou- 
veau un  chemin  vers  le  nord,  en  suivant  le  pied  du  versant 
oriental  de  la  Cordillère  ;  et  maintenant,  nous  les  retrouvons 
bivouaquant  sur  Tun  des  nombreux  affluents  de  la  Héta,  qui 
descend  de  la  Suma-Paz,  dans  des  plaines  couvertes  de  forêts. 

C'est  là  qu'Amyas,  Cary,  Brimblecombe,  Yeo  et  le  jeune  In- 
dien qui  les  a  suivis  dans  toutes  leurs  courses  ont  établi  leur 
camp  ;  mais  ils  sont  aussi  éloignés  que  jamais  de  Manoa  et  de 
son  beau  lac,  de  ses  palais  d'or  et  de  toutes  les  merveilles  des 
contes  indiens.  Ils  ne  sont  plus  maintenant  que  quarante  sur 
quatre-vingts.  Où  est  le  reste?  partout.  Leurs  ossements  sont  dis- 
persés çà  et  là  sur  les  montagnes,  dans  les  plaines,  au  fond  des 
fleuves,  au  milieu  des  forêts.  Drew  repose  sur  les  bords  du  Rio 
Negro,  ainsi  que  cinq  de  ses  braves  compagnons  ;  ils  ont  suc- 
combé à  la  blessure  de  flèches  empoisonnées,  en  essayant  inuti- 
lement de  pénétrer  dans  les  gorges  du  Parima.  Deux  autres  sont 
morts  de  froid  dans  les  vallées  des  Andes,  où  les  ouragans  qui 
descendent  des  aires  du  condor  les  ont  surprix.  Quatre  autres  se 
sont  noyés  dans  les  rapides  de  l'Orénoque  ;  cinq  ou  six  autres 
sont  restés  en  arrière,  confiés  aux  soins  d'une  tribu  indienne 
amie.  Chaque  jour  enfin  la  fièvre,  les  serpents,  les  jaguars,  les 
alligators,  les  caïmans,  les  torpilles  ont  éclairci  les  rangs  de  la 
troupe  dont  les  traces,  dans  les  immenses  solitudes  du  nouveau 
monde,  ne  sont  marquées  que  par  des  tombes  éparses  et  soli- 
taires. Les  survivants  sont  donc  campés  en  ce  moment  sur  les 


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LES  AVENTURES   DE  SIR   AMTAS.  205 

bords  de  la  Meta.  Ils  sont  brûlés  par  le  soleil  du  tropique  et 
amaigris  par  la  fatigue,  mais  ils  sont  aussi  forts  et  aussi  hardis 
qoe  jamais.  Le  feu  calme  du  courage  anglais  brille  dans  leurs 
jeux,  le  sourire  de  la  gaieté  anglaise  s*épanouit  sur  leurs  lèvres. 
Leurs  barbes  descendent  sur  leurs  poitrines,  leurs  longs  che- 
TBox  sont  bouclés  sur  leurs  têtes,  à  la  manière  des  femmes, 
pour  les  préserver  des  rayons  brûlants  du  soleil  ;  leurs  guêtres 
sont  faites  de  la  peau  délicate  du  daim  de  Guayuperte  ;  leurs 
chemises  sont  tressées  avec  du  coton  indien  ;  les  dépouilles  du 
jaguar,  du  puma,  du  singe  tombent  de  leurs  épaules.  Leurs 
munitions  de  guerre  étant  épuisées  depuis  longtemps,  ils  ont 
jeté  dans  FOrénoque  leurs  mousquets,  devenus  inutiles,  et  n'ont 
plus  maintenant  d'autres  armes  que  leur  épée  et  un  arc,  dont 
ils  se  servent  avec  une  habileté  égale  à  celle  des  Indiens.  Sei- 
gneurs et  maîtres  des  forêts,  ils  se  sont  montrés  terribles  à  tous 
les  Indiens  qui  les  ont  mal  accueillis,  mais  justes,  bons  et  géné- 
reux envers  les  tribus  qui  se  sont  comportées  loyalement  avec 
eux;  et  plus  d'un  Caraïbe,  d'un  Ature,  d'un  Solemo  et  d'un 
Guaherira  vante  avec  admiration  la.droiture  de  ces  héros,  qui 
se  proclament  les  ennemis  mortels  des  Espagnols,  et  qui  leur 
parlent  de  cette  grande  et  bonne  reine  Bess,  dont  l'unique 
désir  était  d'envoyer  ses  guerriers  au  secours  des  pauvres  In- 
diens opprimés. 

Les  uns  dorment  dans  les  arbres,  d'autres  par  terre,  quelques- 
uns  dans  des  hamacs  suspendus  aux  branches.  Un  profond  si- 
lence règne  dans  ces  lieux.  Parfois  on  entend  le  plongeon  du 
tapir  dans  l'eau  lorsqu'il  déchire  les  herbes  pour  son  repas  du 
soir,  ou  le  rugissement  du  jaguar  qui  s'élance  sur  sa  proie  en- 
dormie; puis,  tout  retombe  dans  le  silence.  Assis  autour  du 
feu  de  garde,  Amyas,  Cary,  Brimblecombe  et  Yeo  tiennent  con- 
seil. Les  deux  années  pendant  lesquelles  ils  se  sont  engagés  à 
chercher  Hanoa  sont  expirées  depuis  longtemps,  et  il  faut  main- 
tenant qu'ils  donnent  à  leur  activité  un  autre  but,  s'ils  ne  veu- 
lent passer  le  reste  de  leurs  jours  dans  ces  déserts. 

«  Ma  foi!  dit  William,  ôtantson  cigare  de  sa  bouche,  au 
moins  nous  avons  tiré  quelque  chose  des  derniers  Indiens  que 
nous  avons  vus.  C'est  agréable,  après  trois  semaines  de  jeûne, 
d*avoir  une  bouffée  de  tabac  à  aspirer. 


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206  OTTU?  BRITAÎffïïOVf . 

—  Pour  moi,  ^îi  John,  je  Tavoye,  quanij  je  seps  entrp  me 
dents  cette  feuille  magiqije,  je  vp^(}rai3  pouvoir  pie  tenir  droi 
comme  uqe  cheminée  et  fumer  jusqu'à  ^on  dernier  jour. 

—  Alors,  monsieur  le  clergyman,  dit  Amyas,  je  vous  défen 
drai  le  t^bac,  car  nous  deyoqs  être  debout  et  loin  de  ces  lieu 
deraain  (patiu.  Yoilà  trois  longç  jours  que  nous  pppç  reposon 
ici  sans  rien  faire. 

—  ftlais  quel  parti  prendre  majntepa^t?  répondit  Cary.  Ceti 
maudite  pité  de  Manpa  fujt  deyant  nouç  comp^p  m\  inirsgp.  » 

Amyas  garda  le  silence  uq  inçt^nt.  Son  ami  îj'pyait  quq  tro 
raison.  Le  but  de  leurs  espérances  échappaj^  saps  ces§§  à  leur 
ar<lente§  poursuites.  Dan§  les  courtes  immeuse^  qu'ils  ^vaien 
faites  d^*^,  ils  u'ayaient  rançon tyé  qpe  péTJls  fit  ff^çeption^  ! 

«  11  pe  nous  reste  plus  qu'pne  p]i^apcp,  reprit  Amyas^  ç'es 
de  gaçner  les  mqpfagnes  à  l'est  (ie  l'Qrénpque.  Lp§  Ipc^s  s' 
sont  peut-être  réfpgiés  lorsqp'ijs  §e  sopt  enfuis  du  Pérou. 

—  Pourquoi  nop?  dit  Ç^tj-  De  cette  façon,  ils  «luraiept  mi 
entre  epx  et  ces  chiens  d'fspagpoU  des  fprê^s,  de§  plaipes  c 
i\\]e  demi:douzaipe  de  grande  fleuves. 

—  Tenions  çncorç  cettp  ch^pcp.  Pptte  rivière  doit  se  jeté 
danç  rOrénoque.  Une  fois  là,  npus  pops  retrouverons  au  pie» 
même  dp  ces  montagnes.  Yotrp  avis,  yeo? 

—  Je  ne  puis  m'empêcher  de  me  souvenir,  capitaine,  répon 
dit  Salvalion,  que,  quand  pous  arrivân^p^  sut  Ips  bords  de  l'On 
noque,  les  Indiens  nous  racontèrept  des  chpses  terribles  de  ce 
montagnes.  Us  pop.s  les  présentèrent  comme  impossibles  à  fran 
chir,  ^  causfî  ^e  leurs  coUipes  à  pic  et  des  épaisses  forêts  qu 
sont  dans  les  vallées.  Pj'avons-nous  pas  d^jà  perdu  là  cinq  di 
nos  braves  copipagnons?  J.à  o^  vous  irez,  me^sieu^s,  je  vou 
suivrai  ;  mais,  réflécbissez-y,  ]a  moitié  de  nos  hommes  a  déjj 
succombé  et  nos  piunitions  soqt  épuisées.  Par  conséquent,  no; 
cliances  de  $uccès  diminuent  chaque  jour,  e^po^é§  qpe  noui 
sommes  aux  attaques  des  ^spagpols  et  des  sapvages.  Pour  pioi 
capitaine,  il  me  semble  que  Dieu  est  contre  npus  djtis  cette  af 
faire.  Soit  qu'il  veuille  conserver  pe  trésor  pour  des  mains  plu! 
dignes  que  Ips  nôtres,  soit  qu'il  veuille  cacher  cette  grapde  çit( 
aux  regards  de§  hommps  et  nous  sauver  pouç-mêpies  de  cette 
convoitise  criminelle  et  de  ces  passions  mauvaises,  que  l'or  en 


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LES  ATENTURBS  pE  SIR   AMTAS.  207 

gendre  et  développe  parmi  les  Espagnols,  j*entends  depuis  long- 
temps en  moi  une  voix  qui  me  crie  :  «  Salvation  Yeo,  ti^  ne 
«  verras  jamais  la  cité  d'qr  quj  est  syr  cQtte  terre,  où  le  païen 
«  adore  le  soleil,  la  lune  et  le^  astres  répandus  ^aps  le  ciçl.  La 
«  cité  d'or  après  laquelle  \u  dois  ;oupirer,  c'est  celle  qui  ^st 
«  au-dessus  de  ta  tête,  d^ps  la  régipu  bénje  q^  le  Seigqeur  Di^u 
■  et  TAgoe^u  saus  tacbo  §ont  la  lupiè^e  des  vivants.  » 

Tandis  que  Teo  se  livrait  ainsi  ^  sqp  inspiratioq,  i|  y  av^ît  en 
lai  no  air  de  majesté  simple  qui  Iç  revêtait  aux  ypu^  dp  fei| 
compagqqns  d'un  ppestige  inopipp9F{i^lp  ;  leur  jm^ginatiop  lui 
prêtait  une  puissance  mystérieuse.  Brimblecombe  si^^tout  re-« 
gardait  le  vieux  martyr  de  la  foi  avec  uu  respect  qi^i  av^it 
triomphé  dans  $pn  esprit  de  ses  préjugés  çoqtre  les;  enabep- 
tistes. 

«  Et  moi  aussi,  dit-il,  je  pense  depuis  lopgtepips  que  c'est  I9 
volonté  t)ien  arrêtée  de  la  Providepçe  que  nous  n'allions  pas  du 
côté  de  l'est  ;  car  j'ai  toujours  o})serYé  que,  chaque  fqis  que  nous 
portiops  nos  pas  dans  cette  direction,  pous  p'éprouviopç  jamais 
que  des  revers ,  tandis  que,  tqptes  les  fois  que  qous  allions  vers 
louest,  la  fortune  nous  souriait.  Jusqu'à  présenf,  je  ne  me  suis 
jamais  tropipé  sous  ce  rapport. 

—  J'ajouterai,  messieurs,  dit  Yeo,  s'il  e^t  vrai,  cpmme  l'Ecri- 
ture le  dit,  que  le$  sopges  viennent  f)u  Seigneur,  qqe  c'est 
Dieu  qui  m'a  epvoyé  celui  que  j'ai  eu  l'apnée  derpière.  Cqmpqe 
j  étais  étendu  près  du  feu,  j'ai  eptendu  |a  Y^î^  ^P  ^^  petite 
fille  qui  m'appelait;  et  je  lai  entendue  aussi  distinctement  que 
si  la  personne  eût  été  là,  près  de  moi,  en  chair  et  en  os.  Elle 
m'a  appelé  à  plusieurs  reprises.  Je  lui  ai  répondu  :  f  Ue  voici, 
>  ma  fille  I  »  ^Ue  m'a  chanté  la  chanson  favorite  de  nos  ma- 
rins :  En  avant  vers  l'ouest,  braves  enfo^w^s  de  la  mer  !  Puis 
elle  a  disparu,  et  je  me  suis  réveillé,  pieu  veuille  qqe  je  la 
revoie  encore  I  ■ 

Cary  avait  cesçé  depuis  Iqpgtemps  de  plaisanter  Yeo  au  sujet 
de  sa  petite  fille. 

Amyas  répondit  à  Yeo  : 

«  Eh  bien,  soit  I  Allons  à  l'puest,  si  pp^  ami^i  sont  de  ton  avis  ; 
laiis  que  ferons-qous  de  ce  c6té? 

•-Ce  que  nous  ferons I  reprit  Yeq  avec  cbalew;  ipais  p'y 

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208  REVUE  BRITANNIQUE. 

a-t-il  pas  par  là  de  Tor,  des  Espagnols?  Non,  vos  épées  ne  se 
rouilleront  pas  faute  d'aventures,  mes  braves  chevaliers  I  » 

Ils  continuèrent  à  causer  ainsi,  et,  avant  que  la  nuit  fût  arri- 
vée au  milieu  de  sa  carrière,  ils  avaient  arrêté  un  plan  hardi, 
désespéré  même  ;  mais  que  leur  importait?  Traverser  la  Cordil- 
lère des  Andes  jusqu'à  Santa-Fé  de  Bogota,  essayer  de  s'em- 
parer de  quelques  villes  ou  de  quelque  convoi  d'or  ;  se  diriger 
vers  le  fleuve  le  plus  voisin,  y  construire  des  canots  et  essayer 
de  regagner  les  mers  du  Nord  ;  puis,  si  le  ciel  favorisait  leur  en- 
treprise, tomber  sur  quelque  vaisseau  espagnol  et  revenir  en 
Angleterre ,  non  plus  avec  les  trésors  de  Manoa,  mais  avec 
l'or  espagnol  :  tel  fut  leur  nouveau  rêve.  Il  était  insensé,  mais 
pas  plus  peut-être  que  celui  que  Drake  avait  réalisé,  et  que  ce- 
lui que  John  Oxenham  eût  pu  réaliser,  s'il  ne  Teût  fait  manquer 
lui-même  par  sa  propre  imprudence. 

Nos  aventuriers  se  remirent  en  route  le  lendemain  matin ,  et, 
pendant  plusieurs  heures,  ils  remontèrent  avec  leurs  canots  les 
rapides  de  l'Orénoque,  enfermés  entre  deux  murailles  de  fo- 
rêts que  remplissaient  de  mille  bruits  divers  un  nombre  infini 
.  d'oiseaux  et  d'insectes.  Les  arbres  penchaient  leurs  branches 
au-dessus  des  flots  et  baignaient  dans  l'écume  jaillissante  leurs 
fleurs  aux  éclatantes  couleurs.  Tout  se  réunissait  pour  enchan- 
ter ces  beaux  lieux  ;  mais  nos  voyageurs  faisaient  à  peine  atten- 
tion à  ces  merveilles.  Ils  étaient  habitués  à  ces  spectacles  gran- 
dioses qu'offre  à  chaque  pas  le  nouveau  monde.  Ces  fleurs,  ces 
arbres,  ces  oiseaux,  ces  insectes,  ces  bêtes  sauvages  qui  peu- 
plent et  animent  les  plaines  et  les  forêts  des  tropiques,  avaient 
cessé  depuis  longtemps  d'exciter  leur  étonneraent,  leur  admi- 
ration et  leur  crainte.  L'esprit  de  l'homme  n'est  pas  aussi  infini 
que  le  vulgaire  se  l'imagine.  Si  insatiable  que  paraisse  chez  lui 
la|  soif  du  merveilleux,  il  se  lasse  aisément,  lorsqu'il  a  toute 
facilité  pour  se  satisfaire.  Notre  faculté  d'observation  se  fatigue 
en  présence  d'objets  sans  cesse  renaissants.  Amyas  et  ses  com- 
pagnons étaient  donc  un  peu  blasés  sur  ces  grandes  scènes  de 
la  nature  américaine,  et  ils  passaient  sans  presque  les  regarder. 
Ils  allaient  toujours  devant  eux,  tantôt  remontant  ou  descen- 
dant le  cours  des  fleuves,  tantôt  transportant,  à  la  manière  des 
Indiens,  leurs  canots  sur  leurs  épaules  ;  s'abritant,  pendant  le 


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LES  AVENTURES  DE   SIR  AMTAS.  209 

jour,  contre  la  chaleur,  à  Tombre  des  forêts,  et  plantant,  la 
nuit,  leurs  tentes  dans  Tendroit  où  ils  se  trouvaient,  dans  la 
plaine,  au  bord  des  rivières  ou  dans  les  bois. 

Un  jour,  ils  naviguaient  sur  un  fleuve  inconnu.  C'était  Theure 
un  le  soleil  est  le  plus  haut  sur  Thorizon  ;  un  profond  silence 
régnait  dans  toute  la  nature.  Le  jaguar  et  le  puma  se  tenaient 
aichés  dans  les  forêts,  les  chants  des  oiseaux  s'éteignaient  un 
\  un,  les  papillons  avaient  cessé  de  voltiger  sur  la  cime  des 
irbres  et  dormaient  les  ailes  étendues  sur  les  feuilles,  sans  que 
'œil  pût  les  distinguer  des  fleurs  qui  les  entouraient.  Tous  les 
^tres  animés  semblaient  se  reposer  ;  mais  là ,  dans  ce  silence, 
)D  prêtait  Toreille  aux  plus  légers  bruits  ;  on  entendait  un 
txmrdonnement  continuel  d'insectes,  un  murmure  confus  s*é- 
Éappant  de  chaque  buisson,  du  creux  des  arbres,  du  sol,  et 
comme  une  voix  immense  attestant  la  plénitude  de  la  vie  dans 
les  entrailles  de  la  terre,  au  sein  des  eaux  et  dans  l'air.  Un  mu- 
^sèment  lointain,  qui  grandissait  à  mesure  que  la  troupe  avan- 
faii,  annonçait  le  voisinage  d'une  cataracte.  Bientôt,  en  efi^et, 
ïu  tournant  d'une  colline  formée  de  couches  successives  de  ter- 
rains d'alluvion,  Amyas  et  ses  compagnons  se  trouvèrent  en 
Tue  d  une  chute  d'eau  de  trente  à  quarante  pieds  de  haut, 
bordée  dans  toute  l'étendue  de  son  cours  d'une  multitude  de 
petites  îles.  Chacune  de  ces  îles  était  couronnée  de  bouquets  de 
palmiers,  dont  les  sommets  verdoyants  s'élevaient  dans  un  ciel 
ilazur,  tandis  que  la  partie  inférieure  de  leurs  branches  était 
enveloppée  comme  d'un  manteau  de  brumes,  qui  reflétait  les 
couleurs  de  l'arc-en-ciel.  A  droite  et  à  gauche  de  cette  chute, 
les  rives  étaient  si  couvertes  de  broussailles  qu'il  semblait  im- 
possible d'y  aborder.  L'Indien,  après  avoir  fouillé  du  regard 
toute  la  partie  de  cette  scène  qui  s'offrait  à  sa  vue,  recommanda 
aux  Anglais  de  prendre  garde  aux  sauvages,  et  il  leur  montra  un 
canot  qui  était  caché  dans  les  herbes,  au  bord  de  la  plus  grande 
des  lies. 

«  Silence  1  dit  Amyas  à  quelques-uns  de  ses  hommes.  Empa- 
rei-vous  de  ce  canot  ;  s'il  y  a  un  Indien  dans  Tîle,  nous  pourrons 
causer  avec  lui  et  lui  demander  des  renseignements  ;  mais  sou- 
venez-vous de  le  traiter  avec  douceur.  Ne  le  frappez  pas,  alors 
même  qu'il  chercherait  à  vous  faire  du  mal.  » 

8*  SÉRIE.  —  TO^E  I.  I  4 


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2t0  REVUE  BRITANNIQUE. 

Pendant  qu'on  exécutait  ses  ordres,  Amyas  santa  sur  le  riv 
et  fit  signe  au  jeune  Indien  de  le  suivre.  Une  fois  dans  Fîle 
put  se  convaincre  que  si  les  sauvages  ne  les  avaient  pas  vus  s' 
procher,  ils  n'avaient  pu  les  entendre  à  cause  dii  bruit  assoun 
sant  que  produisait  la  chute  delà  cataracte.  Il  jeta  les  yeux  1 
autour  de  lui,  mais  sans  découvrir  aucun  être  humain.  Il  t 
versa  Ttle  et  arriva  de  l'autre  côté,  vers  une  petite  baie,  où  i 
trouva  tout  à  coup  en  présence  d'une  jeune  femme.  Dep 
qu' Amyas  parcourait  les  forêts  de  TAmérique,  jamais  apparil 
telle  que  celle-ci  n'avait  frappé  ses  regards.  Le  costume  de  c 
jeune  fille  était  celui  des  Indiennes,  mais  ses  traits  ofl'raien 
type  accompli  de  la  race  européenne  et  de  la  beauté  espagn( 
Son  front,  un  peu  bas,  était  large  et  découvert,  son  nez  dr 
ses  lèvres  minces,  et  ses  longs  cheveux  bruns  tombaient 
boucles  soyeuses  sur  ses  épaules.  Un  collier  de  perles 
tourait  son  cou,  des  bracelets  d'or  brillaient  à  ses  poignets 
sa  vue,  les  singulières  et  sombres  légendes,  relatives  aux 
diens  blancs  et  aux  tribus  indigènes  d'une  race  supérieui 
celle  des  Caraïbes,  des  Arrowaks  et  des  Solemos,  revinren 
l'esprit  d'Amyas.  Il  se  disait  que  cette  jeune  fille  devait  étn 
descendante  de  quelque  illustre  cacique ,  peut-être  des  In 
eux-mêmes,  et,  ébloui  par  cette  merveille,  il  la  contemplait 
silence,  tandis  qu'elle,  calme  et  fière  dans  son  innocence,  c( 
sidérait,  sans  se  troubler,  la  haute  stature,  le  costume  étran 
et  surtout  la  barbe  épaisse  et  les  cheveux  blonds  de  l'Angh 

Amyas  lui  adressa  d'abord  la  parole  dans  quelque  idiome 
dien  et  fit  en  souriant  un  pas  en  avant;  mais,  rapide  com 
l'éclair,  la  jeune  fille  prit  à  terre  un  arc  et  l'arma  d'une  lonf 
flèche  dont  elle  se  servait  pour  percer  les  poissons  sous  Te; 
Amyas,  qui  connaissait  l'intrépidité  et  la  force  de  ces  nympl 
des  forêts,  s'arrêta  et  appela  l'Indien  à  son  aide  pour  lui  sei 
d'interprète.  Celui-ci  employa  successivement,  pour  se  fa 
entendre,  deux  ou  trois  dialectes.  La  jeune  fille  parut  en  co 
prendre  un  et  répondit  sur  un  ton  qui  respirait  le  soupçon 
la  colère. 

«  Que  dit-^Ue?  demanda  Amyas. 

—  Elle  dit  que  vous  êtes  un  Espagnol  et  un  voleur,  parce  q 
vous  portez  une  barbe. 


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LES   ATBNTURES  DE  ÉltL  AMTAS.  2ll 

—  Explique-lui  que  nous  ne  sommes  pas  des  Espagtiols,  que 
nous  les  haïssons,  au  contraire,  et  que  nous  avons  trayersé  les 
grands  fleures  pour  aider  les  Indiens  à  les  tuer.  » 

Llodien  traduisit  ces  paroles,  mais  la  jeune  fille  secoua  la 
télé  d'un  air  de  mépris. 

«  Dis-lui,  reprit  Amyas,  que  si  elle  veut  envoyer  vers  nous 
les  chefs  de  sa  tribu,  nous  ne  leur  ferons  aucun  mal.  Nous  vou- 
lons faire  amitié  avec  eux  et  leur  demander  des  renseignements 
pour  continuer  notre  chemin  et  aller  combattre  les  Espagnols.  « 

Llndien  n'eut  pas  plutôt  fini  de  parler  que,  légère  comme 
ane  biche,  la  jeune  fille  bondit  sur  les  rochers  et  s'élança  vers 
soD  canot.  Mais  en  apercevant  celui  des  Anglais,  elle  s'arrêta 
eo  poussant  un  cri  de  peur  et  de  colère. 

■RendezJui  son  canot  et  laissez-la  passer,  s'écria  Amyas,  qui 
lanit  suivie  de  près.  Eloignez-vous,  livrez-lui  passage.  Enfant, 
dis-lai  qu'elle  peut  s'en  aller  librement  et  que  nos  hommes  ne 
rapprocheront  pas.  » 

La  jeune  fille  hésita  encore,  et,  tenant  toujours  sa  flèche 
à  la  hauteur  de  sa  tâte,  elle  regarda  successivement  Amyas  et 
ses  compagnons.  Puis,  lorsqu'elle  vit  les  Anglais  à  une  assez 
grande  distance,  elle  sauta  dans  sa  pirogue  et  disparut  dans  les 
tourbillons  de  la  cascade.  Amyas  trembla  en  voyant  la  frêle 
embarcation,  entraînée  parle  torrent,  bondir  au  milieu  des  rocs 
et  des  alligators  ;  mais  la  jeune  fille  atteignit  en  quelques  coups 
de  pagaie  la  rive  opposée,  poussa  son  canot  dans  les  herbes, 
saata  sur  la  terre  ferme  et  disparut  comme  un  rêve. 

t  Quelle  belle  amazone  as-tu  dénichée  là?  s'écria  Cary  en 
débarquant  près  d' Amyas. 

—  Malédiction  sur  moi  I  dit  Brimblecombe  ;  nous  sommes 
dans  le  pays  des  nymphes,  et  je  m'attends  à  voir  paraître  bientôt 
Diane  elle-même  avec  un  croissant  sur  le  front. 

—  Prenez  garde  alors,  sir  John,  reprit  Cary,  quand  vous 
vous  promènerez,  de  finir  comme  Actéon,  qui  fut  changé  en  cerf, 
et  d^étre  dévoré  par  un  jaguar. 

-—  Actéon  fut  dévoré  par  ses  propres  chiens,  Monsieur  Cary. 
Yotre  comparaison  n'est  pas  exacte.  Mais  assurément  cette  jeune 
fille  est  une  merveille  de  beauté.  » 

Ces  plaisanteries  înofTensives  déplurent  à  Amyas.  Pourquoi? 


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212  REVUE    BRITANNIQUE. 

C'est  qu'un  sentiment  d'une  nouvelle  espèce  venait  de  naît 
dans  son  cœur.  Il  lui  semblait  que  cette  belle  vision  lui  appa 
tenait  et  que  nul  autre  que  lui  n'avait  le  droit  de  la  voir  et  i 
lui  parler.  Aussi  y  eut-il  une  certaine  aigreur  dans  ses  paroi 
lorsqu'il  répondit  à  ses  amis  : 

«  Laissez  les  femmes  tranquilles,  messieurs.  Bientôt  vo 
aurez  affaire  aux  hommes.  Ainsi,  qu'on  établisse  le  camp  s 
ces  roches  et  qu'on  fasse  bonne  garde.  » 

«  Holà  I  les  amis,  s'écria  un  des  matelots,  voici  du  poiss< 
frais  pour  nous  tous.  C'est  cette  biche  des  montagnes  qui 
oublié  dans  sa  fuite,  sans  doute.  Si  avec  cela  elle  avait  lais 
ses  chaînes  d'or  et  ses  joyaux  I 

—  Eh  bien  !  dit  un  autre,  ce  poisson  sera  pour  nous  paj 
de  notre  peine.  C'est  bien  le  moins,  après  avoir  redescendu 
courant  pour  laisser  passer  cette  jeune  dame. 

—  Ne  touchez  pas  à  ce  poisson,  dit  Amyas  d'un  ton  sé?èi 
Il  ne  vous  appartient  pas. 

—  Comment  cela ,  capitaine?  répondit  tout  de  mauvai 
humeur  le  matelot  qui  avait  fait  la  trouvaille. 

—  Si  vous  voulez  que  nous  nous  fassions  des  amis  de  ces  id 
lâtres,  il  ne  faut  pas  commencer  par  leur  voler  leur  bien.  Il 
manque  pas  de  poisson  dans  cette  rivière.  Pêchez-en  tant  q 
vous  voudrez  et  laissez  aux  Indiens  le  leur.  » 

Les  matelots  obéirent.  Ils  comprirent  ce  langage,  qui  et 
celui  de  la  justice,  mais  ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres  < 
lorsque  Amyas  se  fut  éloigné,  ils  se  communiquèrent  tout  l 
leurs  observations  sur  l'intérêt  si  vif  que  le  capitaine  paraiss 
prendre  à  sa  nouvelle  connaissance. 

Une  heure  s'écoula  sans  qu' Amyas  et  ses  compagnons  visse 
leurs  nouveaux  voisins,  mais  tout  à  coup  un  canot  sortit 
dessous  les  buissons  et  s'avança  vers  les  Anglais. 

Amyas,  qui  s'attendait  à  trouver  des  restes  d'une  noble  rac 
fut  désappointé  en  ne  voyant  dans  ce  canot  qu'une  detn 
douzaine  de  sauvages  sales,  au  front  déprimé  et  le  corps  taloi 
de  rouge.  Un  vieillard  assis  à  la  poupe,  et  portant  des  plumes  s 
la  tète  et  des  ornements  d'or  au  cou,  était  probablement  i 
homme  de  quelque  distinction  dans  cette  petite  société  sauvag 
Le  canot  s'approcha  de  l'île.  Amyas,  voyant  les  Indiens  dé 


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LES  AVENTURES   DE   SIR   AMYAS.  213 

trmés,  posa  par  terre  ses  armes  et  s'avança  le  long  du  rivage  en 
faisant  des  signaux  d'amitié,  que  le  vieillard  lui  rendit.  Amyas 
lit  ensuite  apporter  le  poisson  que  la  jeune  fille  avait  oublié,  et, 
par  l'intermédiaire  de  son  Indien,  il  expliqua  au  cacique  (car 
il  s  obstinait  à  voir  dans  le  vieillard  un  cacique)  qu'il  désirait 
rendre  à  chacun  ce  qui  lui  appartenait.  Il  répéta  aux  Indiens, 
comme  c'était  sa  coutume  avec  tous  les  indigènes  qu'il  ren- 
contrait, que  les  Anglais  étaient  les  ennemis  des  Espagnols, 
qu'ils  leur  faisaient  la  guerre,  et  que  tout  ce  qu'ils  demandaient 
était  le  libre  passage  à  travers  les  domaines  du  potentat  invin- 
cible et  du  guerrier  renommé  qu'il  voyait  devant  lui.  Amyas 
pensait  avec  raison  que  si  le  vieillard  n'était  pas  un  cacique,  il 
06  s'offenserait  pas  qu'on  le  prit  pour  tel. 

Alors  celui-ci  se  leva  dans  le  canot,  montra  le  ciel,  la  terre 
et  l'eau,  et  commença  un  long  sermon,  qui,  d'après  l'inter- 
prétation de  l'Indien,  signifiait  que  la  réputation  de  valeur 
et  de  justice  des  Anglais  était  déjà  arrivée  jusqu'à  ses  oreilles, 
et  qu'il  venait  de  la  part  de  la  fille  du  Soleil  pour  leur  souhaiter 
la  bienvenue. 

«  La  fille  du  Soleil!  s'écria  Amyas.  Alors  nous  avons  retrouvé 
les  traces  des  Incas. 

—  Nous  avons  trouvé  quelque  chose,  dit  Cary,  c'est  évident. 
Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  encore  une  déception  I 

—  Prenez  garde  à  la  trahison,  ajouta  Teo. 

—  Qu'avons-nous  à  craindre  de  semblable?  dit  Amyas  avec  vi- 
vacité. Ne  vous  ai-je  pas  dit  cent  fois  que  s'ils  voient  que  nous 
avons  confiance  en  eux,  ils  auront  confiance  en  nous,  mais  que 
s'ils  s  aperçoivent  que  nous  nous  défions  d'eux,  ils  se  défieront 
de  nous.  Quand  deux  individus  s'observent  à  qui  portera  les 
premiers  coups,  il  est  sûr  que  sous  un  prétexte  ou  sous  un 
autre  ils  en  viendront  aux  mains.  » 

Amyas  disait  vrai.  Presque  toutes  les  atrocités  commises 
contre  les  sauvages  par  les  Européens,  on  les  a  excusées  par  la 
peur  de  la  trahison.  Le  système  d' Amyas,  comme  celui  de  Drake, 
de  Cook  et  de  tous  les  grands  voyageurs  anglais,  était  d'inspirer 
aux  indigènes  à  la  fois  estime  et  confiance  par  une  conduite  fran- 
che, et  il  ne  fut  jamais  trompé.  Il  ordonna  à  ses  hommes  de  re- 
monter dans  leurs  canots  et  de  suivre  le  vieil  Indien,  Les  en* 

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REVUE   BRITANNIQUE. 


fants  des  forêts  s'inclinèrent  avec  respect  devant  les  puissants 
étrangers,  traversèrent  le  torrent  et,  prenant  au  railieu  des  ar- 
bres un  étroit  passage,  ils  atteignirent  une  lagune,  sur  les 
bords  de  laquelle  s'élevait,  non  pas  Manoa,  mais  un  petit  vil- 
Itge  indien. 


CHAPITRE  m. 
Gomment  Amyas  fut  tenté  par  le  démon. 

Ce  village  se  composait  d'un  certain  nombre  de  cases  recou- 
vertes de  feuilles  de  palmiers  sous  lesquels  des  hamacs  étaient 
suspendus  d  arbre  en  arbre.  De  distance  en  distance,  on  aper- 
cevait dans  les  éclaircies  de  la  forât  des  champs  de  manioc  et 
d'indigo,  et  ce  petit  établissement  avait  un  air  de  propreté  et  de 
confortable  qui  n'était  pas  ordinaire.  Lorsque  les  Anglais  en- 
trèrent dans  le  village,  ils  furent  accueillis  par  six  ou  sept  grands 
gaillards  armés  de  petits  tambours  et  de  longues  trompettes, 
dont  le  son  produisait  une  cacophonie  étourdissante. 

«  Ils  évoquent  un  diable  sans  doute,  dit  Yeo. 

—  Oui,  dit  Cary,  nous  allons  le  voir  descendre  dans  un  in- 
stant à  cheval  sur  une  branche. 

—  Tout  cela  ne  m'inspire  guère  de  confiance,  reprit  Yeo. 

—  Fou  que  tu  es,  dit  Amyas,  ne  sommes-nous  pas  en  mesure 
de  les  tuer  tous  en  une  demi-heure?  Crois-moi,  ils  le  savent 
aussi  bien  que  nous.  » 

Mais  une  grande  démonstration  se  préparait.  Les  habitants 
du  village  étaient  rangés  sur  deux  lignes  à  droite  et  à  gauche, 
les  hommes  par  devant,  les  femmes  par  derrière,  et  chacun  s'é- 
tait paré  de  son  mieux,  de  plumes,  d'indigo,  de  roucou,  pour 
recevoir  les  hôtes  envoyés  par  les  manitous.  Tout  à  coup  on 
entendit  comme  un  rugissement,  et  l'on  vit  bondir,  au  milieu 
de  l'allée  par  laquelle  les  Anglais  devaient  faire  leur  entrée,  un 
personnage  qu'on  aurait  pu  prendre  à  bon  droit  pour  le  diable, 
car  il  était  affublé  d'une  peau  de  jaguar,  avec  une  longue  queue, 
et  portait  sur  la  tête  une  paire  de  cornes  et  un  bouquet  de  plu- 
mes noires  et  jaunes.  Il  grinçait  des  dents,  et  tenait  à  la  main 
une  énorme  crécelle, 


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LES  AVENTURES  DE   SIR  AMTAS.  215 

c  Toici  le  piacbe,  dit  Amyas. 

—  Oui,  répondit  Yeo,  il  porte  la  livrée  de  Satan,  et  nous  al- 
lons le  juger  bientât  à  ses  œuvres. 

— AlloDs!  n'aie  pas  peur,  Johq,  dit  Cary  en  poussant  Brim- 
lleooœbâ  sur  le  devant.  C'est  ton  affaire  de  Texorciser.  Marche 
SOT  le  fantAme,  et  il  s'évanouira  à  ton  approche.  » 

Toos  les  Anglais  se  mirent  à  rire,  ce  qui  parut  vexer  le  piache, 
qoi  s  était  flatté  de  produire  sur  eux  une  forte  impression.  Mais, 
habitué  à  exploiter  par  son  impudence  l'attention  de  son  public,  • 
il  se  remit  bientât,  s'avança,  agita  sa  crécelle  pour  obtenir  le 
silence,  et  commença  une  longue  harangue. 

«  Que  dit-il  ?  demanda  à*son  interprète  Amyas,  qui  écoutait 
l'oratear  avec  le  plus  grand  sérieux. 

—  n  désire  savoir  si  vous  avez  vu  Amaiicava,  de  l'autre  côté 
da  grand  fleuve.  « 

Amyas  était  habitué  à  cette  question.  Amaiicava  était,  dans 
la  tradition  religieuse  des  Indiens,  le  fondateur  de  la  civilisation 
américaine.  Le  dieu,  après  avoir  exécuté  toutes  les  sculptures 
quoD  voit  sur  les  collines  et  les  montagnes  du  nouveau  monde, 
était  retourné  dans  son  domaine  de  l'autre  côté  de  l'Océan. 

Amyas  répondit,  comme  il  le  faisait  toujours,  en  célébrant 
les  vertus  et  la  grandeur  de  la  reine  Elisabeth. 

«  Votre  reine,  dit  le  piache,  est  sans  doute  une  des  sept  sœurs 
d'AmaUcava.  Il  en  emmena  trois  avec  lui  et  brisa  les  jambes 
des  autres ,  afin  de  les  empêcher  de  s'enfuir  et  de  les  forcer  à 
peupler  nos  forêts.  » 

Amyas  répliqua  que  les  jambes  de  sa  reine  n'avaient  jamais 
été  brisées,  qu'elle  était  au  contraire  un  modèle  de  grftce  et  d'ac- 
tiîité,  et  passait  pour  la  meilleure  danseuse  de  son  royaume. 
II  ajouta  qu'il  était  venu  jusque  dans  ce  village  pour  savoir  si  la 
tribu  était  disposée  à  lui  fournir  du  pain  de  manioc  et  à  lui  per- 
mettre de  s'établir  paisiblement  dans  l'île  avec  ses  compagnons, 
pour  s'y  reposer  avant  d'aller  combattre  les  Espagnols  de  l'autre 
eôté  des  montagnes. 

Le  piache,  après  avoir  exécuté  deux  ou  trois  cabrioles  en 
hurlant,  dit  à  Amyas  et  à  ses  amis  de  le  suivre,  puis  il  se  diri- 
gea vers  la  porte  d'une  hutte  soigneusement  fermée,  fit  aux 
quatre  coins  toute  sorte  de  contorsions,  et  adressa  la  parole  à 

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REVUE  BRITANNIQUE. 


quelque  personnage  mystérieux  qui  habitait  l'intérieuT  de  l 
case. 

«  Que  fait-il  là?  »  demanda  Âmyas  à  son  Indien. 

Celui-ci  questionna  le  vieux  cacique  qui  les  avait  accompo 
gnés,  et  le  cacique  répondit  que  le  piacbe  consultait  la  fille  d 
soleil. 

«  Enfin,  nous  avons  trouvé  la  pie  au  nid,  dit  Cary  en  voyar 
le  piacbe  continuer  à  gesticuler,  en  proie  à  des  convulsions  vie 
ientes,  Técume  à  la  boucbe,  rouler  les  yeux  comme  un  forcer 
et  tomber  épuisé  sur  le  sol  où  il  resta  comme  mort.  C'est  un  bo 
comédien. 

—  Le  diable  a  joué  son  rôle,  dit  Brimblecombe.  Maintenani 
d'après  les  règles  du  théâtre,  nous  allons  voir  paraître  le  Vie 
en  personne. 

—  Le  Vice  ne  doit  pas  manquer  de  séduction,  mon  cher,  d 
Cary,  si  j'en  crois  la  voix  qui  sort  de  cette  hutte.  Ecoute.  »  . 

En  effet,  de  Tintérieur  de  la  cabane  s'éleva  un  chant  d'un 
suavité  admirable  qui  fit  tomber  à  genoux  les  simples  Indiens 
et  étonna  les  Anglais  eux-mêmes.  Cette  voix  n'avait  rien  de  se 
ni  de  guttural,  comme  celle  des  sauvages  ;  elle  était  au  contrair 
mélodieuse,  claire,  riche,  comme  celle  des  Européens,  et  plu 
elle  s'élevait,  plus  elle  dénotait  de  puissance  et  d'art.  Elle  moE 
tait  et  descendait  tour  à  tour  avec  une  agilité  et  une  soupless 
merveilleuses  ;  on  aurait  dit  la  voix  d'un  oiseau  sur  une  bran 
che.  Nos  aventuriers  ne  revenaient  pas  de  leur  surprise.  Le 
Indiens  étaient  plongés  dans  le  ravissement  et  considéraier 
ces  chants  comme  des  messagers  qui  descendaient  du  ciel. 

Lorsque  la  voix  eut  cessé,  le  piacbe  se  releva  soudain  et  re 
commença  à  prêcher  Amyas. 

«  Dis-lui  donc  de  se  taire,  dit  Amyas  à  son  interprète.  S 
voix  n'a  plus  de  charmes,  après  celle  que  nous  venons  d'en 
tendre.  » 

Mais  l'Indien  lui  apprit  que,  d'après  le  discours  du  piache,  1 
fille  du  Soleil  acceptait  l'amitié  de  ses  hôtes  et  voulait  qu'ils  fus 
sent  traités  avec  égards. 

Les  Indiens  applaudirent  avec  enthousiasme  à  cette  nouvelle 

«  Qu'on  nous  donne  alors  du  pain  de  manioc,  dit  Amyas 
Nous  en  avons  grandement  besoin.  » 


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LES  AVENTURES  DE   SIR   AMYAS.  217 

A  ces  mots,  la  porte  de  la  hutte  s'ouvrit  ;  une  femme  en  sortit, 
et  Amjas  reconnut  la  jeune  fille  qu'il  avait  rencontrée  dans  Ftle. 
EUe  s'avança  d'un  pas  lent  et  majestueux,  comme  une  personne 
qui  est  habituée  au  commandement,  elle  jeta  un  regard  fier  sur 
les  humbles  adorateurs  prosternés  à  ses  pieds  et ,  montrant 
gracieusement  à  Àmyas  les  arbres,  les  champs  et  les  cabanes, 
elle  lui  fit  comprendre  par  signes  que  tout  cela  lui  appartenait, 
puis,  prenant  la  main  du  jeune  homme,  elle  la  porta  à  son  front. 
Cette  marque  de  soumission  excita  dans  la  foule  des  trans- 
ports d'allégresse,  et  lorsque  la  vierge  mystérieuse  fut  rentrée 
dans  sa  demeure,  les  Indiens  se  pressèrent  autour  des  Anglais  en 
leur  prodiguant  mille  témoignages  de  sympathie.  Les  hommes 
admiraient  leurs  épées,  leurs  arcs,  les  peaux  de  bêtes  sauvages 
dont  ils  étaient  couverts.  Les  femmes  leur  apportaient  des  fruits, 
des  fleurs,  du  manioc,  des  liqueurs  enivrantes.  Les  Anglais  s'as- 
sirent sous  les  arbres  et  burent  joyeusement,  tandis  qu'au  son 
barbare  des  tamboursjet  des  trompettes  des  jeunes  garçons  et  des 
jeunes  filles  exécutaient  des  danses  grotesques  qui  scandalisè- 
rent Brimblecombe  et  Teo,  à  tel  point  qu'ils  supplièrent  Àmyas 
de  donner  promptement  le  signal  du  départ.  En  se  quittant,  on 
se  fit  de  part  et  d'autre  mille  promesses  de  se  revoir  le  lende- 
main. De  retour  dans  leur  camp,  les  Anglais  s'assemblèrent  pour 
le  service  du  soir,  puis,  la  prière  terminée,  ils  se  mirent  à  chanter 
des  psaumes.  Leurs  voix  dominaient  le  bruit  de  la  cataracte  ;  plu- 
sieurs fois,  ils  crurent  entendre  l'écho  répéter  leurs  chanls  ;  mais 
ils  n'y  firent  point  attention.  Plus  curieux  toutefoisque  ses  compa- 
gnons, et  plus  frappé  de  cette  circonstance.  Cary  s'éloigna  quel- 
ques instants,  puis  il  revint  vers  Amyas  et  lui  dit  tout  bas  : 

«  C'est  la  fille  du  Soleil,  la  descendante  des  Incas,  qui  joue 
le  rôle  d'Echo  ;  viens  voir.  » 

Ils  se  dirigèrent  alors  vers  le  bord  de  la  rivière,  et  ils  enten- 
dirent parfaitement  la  même  voix  qu'ils  avaient  tant  admirée 
quelques  heures  auparavant  reproduire  avec  une  exactitude  et 
un  goût  remarquables  les  airs  que  chantaient  les  Anglais,  et  ces 
voix  d'hommes,  auxquelles  répondait  dans  le  lointain  une  mélo- 
dieuse voix  de  femme,  formaient  un  concert  étrange  et  solennel. 
Les  deux  jeunes  gens  écoutèrent  longtemps  ces  accents  divins, 
mais  ils  ne  purent  distinguer  d'où  venait  la  voix  qui  les  tenait 

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REVUE   BRITANNIQUE. 


ainsi  sous  le  charme.  Le  lendemain,  et  chaque  jour  pendant 
plusieurs  semaines,  les  aventuriers  firent  une  nouvelle  visite  au 
village  ;  mais  la  jeune  fille  ne  faisait  que  de  rares  apparitions, 
et,  lorsqu'elle  se  montrait,  elle  tenait  les  visiteurs  à  distance, 
avec  autant  de  hauteur  qu'une  reine.  Amyas,  dès  qu'il  put  con- 
verser librement  avec  ses  hôtes,  s'empressa  de  questionner  le 
cacique  au  sujet  de  la  fille  du  Soleil.  Celui-ci  se  fit  longtemps 
prier,  mais  enfin,  un  jour,  il  emmena  Amyas  et  Cary  dans  son 
canot.  Là,  il  leur  raconta  qu'autrefois  la  tribu  à  laquelle  il  appar- 
tenait avait  été  une  nation  puissante  ;  que,  chassée  par  les  Es- 
pagnols du  territoire  qu'elle  habitait,  elle  avait  dû  émigrer  vers 
le  nord,  du  côté  de  Cotopaxi,  et  que,  dans  ce  long  et  douloureux 
voyage,  elle  ayait  trouvé  cette  belle  créature  errant  dans  les 
forêts  et  âgée  tout  au  plus  de  sept  ans.  Etonnés  de  la  blancheur 
de  sa  peau  et  de  la  délicatesse  de  ses  traits,  les  Indiens  lui  attri- 
buèrent d'abord  une  origine  divine  et  l'emmenèrent  avec  eux. 
Lorsque  epfin  ils  découvrirent  qu  elle  était  comme  eux  de  la  race 
des  mortels,  cette  découverte  ne  diminua  pas  leur  admiration. 
Comment  une  créature  si  jeune  avait-elle  pu  vivre  dans  les  foréls 
et  échapper  au  jaguar  et  au  serpent?  C'est  qu'assurément  elle  était 
sous  la  protection  d'un  dieu  ;  c'est  qu'elle  était  la  fille  du  Soleil 
et  qu  elle  sortait  de  la  puissante  race  des  Incas,  dont  la  chute 
terrible  avait  frappé  d'épouvante  tous  les  peuples  de  l'Amérique. 
Aussi,  à  mesure  que  la  jeune  fille  grandit  dans  la  tribu  qui  l'a- 
vait adoptée,  elle  fut  entourée  des  honneurs  royaux  par  les  or- 
dres des  sorciers  de  cette  tribu,  afin  que  le  Soleil  se  montrAt 
propice  aux  pauvres  Amaguas  dépossédés  par  les  Espagnols,  et 
que  les  Incas  leur  réservassent  leur  faveur  pour  le  temps  où  ils 
seraient  rétablis  dans  leur  splendeur.  Bientôt  la  jeune  fille  de- 
vint pour  les  Amaguas  comme  une  prophétesse  et  Tobjet  d'un 
culte  divin,  car  elle  se  montrait  plus  prudente  dans  le  conseil, 
plus  vaillante  à  la  guerre,  plus  adroite  à  la  chasse  que  les  an- 
ciens de  la  tribu,  et  les  chansons,  qui  avaient  causé  la  surprise 
et  l'admiration  des  étrangers,  étaient  pleines  d'une  mystérieuse 
sagesse  que  le  Grand  Esprit  lui  avait  inspirée  d'en  haut.  C'est 
ainsi  qu'elle  avait  vécu  parmi  eux  sans  prendre  d'époux,  non- 
seulement  parce  qu'elle  dédaignait  les  hommages  des  jeunes 
Indiens,  mais  encore  parce  que  le  sorcier  avait  déclaré  que  ce 


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LES  AVBNTUHES  DE   SIR  AMTÀS.  219 

serait  de  lear  part  une  profanation  que  de  s'allier  à  la  race  du 
Soleil.  Le  sorcier  lui  avait  de  plus  assigné  une  cabine  près  de  la 
sienne  ;  elle  j  était  servie  en  grande  pompe,  et  c'est  de  là  qu'elle 
rendait  ses  oracles  et  qu'elle  répondait,  ainsi  que  nous  Tavons 
vu  laat  à  Theure,  aux  questions  que  le  sorcier  lui  adressait. 

Tel  fut  le  récit  du  cacique,  et  il  jetii  Amyas  dans  de  profondes 
réflexions.  Qu'étaient  devenus  les  restes  malheureux  de  la  race 
des  Incas?  Ne  serait-il  pas  possible  de  retrouver  leurs  traces  vers 
les  sources  de  l'Amazone  T  Alors  il  avait  dû  passer  bien  près 
d'eux,  et  cette  idée  le  tourmentait.  Cependant  ils  n'avaient  pas 
formé  de  grand  empire  de  ce  côté  ;  sans  cela,  il  en  aurait  en- 
tendu parler  depuis  longtemps.  Peut-être  n'avaient-ils  dirigé 
leurs  pas  de  ce  côté  que  tout  récemment,  afin  d'échapper  à  quel* 
que  nouvelle  agression  des  Espagnols,  et  c'est  alors  peut-être 
qu* ils  avaient  abandonné  ou  perdu  cette  jeune  fille  dans  les 
forêts.  Mais  Amyas  se  disait  en  soupirant  que  de  nouvelles 
recherches  avec  sa  troupe  ainsi  réduite  en  nombre  avaient 
peu  de  chances  de  succès.  Enfin  il  espérait  apprendre  la  vérité 
de  jtL  bouche  de  la  jeune  fille  elle-même,  et  il  ne  doutait  pas 
qu  une  fois  de  retour  en  Angleterre  il  ne  troi|vAt  quelques  tfmis 
disposés  à  entreprendre  avec  lui  de  nouveaux  voyages  sur  les 
rifesderOrénoque. 

En  attendant,  son  intention  n'était  pas  de  rester  dans  .ce  lieu 
plus  longtemps  qu'il  n'était  rigoureusement  nécessaire  pour 
nunener  les  malades  qu'il  avait  laissés  sur  l'Orénoque,  mais 
cela,  il  ne  l'ignorait  pas,  exigerait  probablement  un  voyage  de 
quelques  mois  et  présenterait  de  grands  dangers.  Cary  s'offrit 
pour  tenter  l'aventure  en  compagnie  d'une  vingtaine  d'hommes, 
si  les  Indiens  consentaient  à  lui  laisser  emmener  quelques 
jeunes  gens  pour  lui  servir  de  guides  et  manœuvrer  les  canots. 
Mais  cette  autorisation  n'était  pas  facile  à  obtenir,  car  la  tribu 
chez  laquelle  les  Anglais  étaient  en  ce  moment  redoutait  les 
féroces  Guahibas,  sur  le  territoire  desquels  il  fallait  passer,  et 
ne  Toulait  point  s'engager  dans  des  hostilités  avec  eux.  Soit 
orgueil,  soit  timidité,  Ayacanora  (c'était  le  nom  de  la  jeune  fille) 
s  était  tenue  longtemps  à  l'écart  des  Anglais,  mais  enfin  la  cu- 
riosité l'emporta  chez  elle,  et  insensiblement  elle  rechercha  la 
société  d' Amyas.  ^le  chassait  souvent  avec  lui  dans  les  forêts 

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230  REVUE    BRITANNIQUE. 

voisines,  avec  un  cortège  de  jeunes  Indiennes  auxquelles  elle 
avait  persuadé  de  suivre  son  exemple  et  de  repousser  les  hom- 
mages des  hommes.  Cette  coutume,  qui  n'était  pas  rare  parmi 
les  tribus  indiennes,  où  les  femmes  se  sauvent  dans  les  forêts 
pour  se  soustraire  à  la  brutalité  et  à  la  tyrannie  des  hommes, 
et  où  elles  forment  des  sociétés  séparées,  fut  pour  les  Anglais 
une  preuve  évidente  qu'ils  étaient  près  du  pays  de  ces  fameuses 
amazones  dont  ils  avaient  tant  entendu  parler.  Quanta  Amyas, 
il  ne  douta  pas  qu'en  sa  qualité  de  descendante  des  Incas, 
Ayacanora  n'eût  conservé  la  tradition  des  vierges  du  Soleil  et 
des  règles  monastiques  en  vigueur  dans  les  institutions  reli- 
gieuses du  Pérou.  Des  voyageurs  allemands,  Georges  de  Spire 
et  Jérôme  Ortal,  n'avaient-ils  pas  récemment  trouvé  des  cou- 
vents du  Soleil  dans  l'intérieur  de  l'Amérique? 

Une  amitié  innocente  s'établit  donc  entre  Amyas  et  Ayaca- 
nora, et  les  aventuriers  s'en  trouvèrent  bien,  car  Ayacanora  n'eut 
pas  plutôt  appris  qu'ils  avaient  besoin  de  guides  et  de  rameurs 
indiens,  qu'elle  assembla  le  conseil  de  la  tribu  et  lui  ordonna, 
au  nom  du  Grand  Esprit,  de  fournir  le  nombre  d'hommes  né- 
eessiïdres  pour  l'expédition  de  Cary. 

John  Brimblecombe  aurait  cru  manquer  à  ses  devoirs  de  mi- 
nistre du  Seigneur,  s'il  n'avait  pas  cherché  à  convertir  les  sauva- 
ges. Tous  les  matins  et  tous  les  soirs,  il  prêchait  et  chantait  des 
cantiques,  et  les  malheureux  idolâtres,  attirés  par  la  nouveauté 
du  spectacle,  se  pressaient  autour  de  lui  pour  l'écouter.  Mais  le 
piache  comprit  que  si  cette  ferveur  continuait,  il  ne  lui  reste- 
rait bientôt  plus  rien  à  faire,  et,  dans  sa  jalousie,  il  jura  de 
mettre  fin  à  l'apostolat  de  John,  en  lui  envoyant  en  secret  une 
flèche  empoisonnée.  Aveuglé  par  sa  passion,  il  poussa  l'audace 
jusqu'à  s'ouvrir  de  son  dessein  à  Ayacanora,  avec  laquelle  il 
partageait  ses  dtmes  et  ses  offrandes,  mais  la  jeune  fille  repoussa 
son  projet  avec  indignation,  et  conseilla  à  Amyas  de  jeter  le 
traître  en  p&ture  aux  alligators  et  d'installer  John  à  sa  place. 
.Tohn  pardonna  généreusement  à  son  ennemi  et  continua  avec 
ardeur  ses  prédications,  mais  son  zèle,  hélas!  fut  inutile.  Le 
piache  trouva  moyen  de  neutraliser  ses  vertueux  efforts,  en 
menaçant  les  Indiens  de  se  retirer  auprès^de  la  tribu  voisine, 
en  emportant  la  trompette  sacrée,  et  de  jps  abandonner  au 


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LES  ÀYKNTUILES  DE   SIR   AMTÀS.  221 

courroux  du  mauvais  Esprit  qui  détruirait  leurs  moissons. 

A  cette  menace,  grande  fut  la  terreur  des  pauvres  Indiens. 
Ltô  sermons  de  John  étaient  beaux  et  pathétiques,  mais  qu'é- 
tait pour  ces  pauvres  sauvages  la  sublimité  de  FEvangile  en 
comparaison  de  la  trompette  sacrée  ?  Le  sorcier  vit  et  exploita 
ses  avantages,  et  il  se  livra  contre  les  étrangers  à  une  propa- 
gande furieuse.  A  mesure  qu'il  s'échauffait,  l'esprit  de  ses  au- 
diteurs s'exaltait;  la  nature  des  Indiens,  capricieuse  et  crédule 
comme  celle  des  enfants,  se  laissa  entraîner  aux  soupçons  les 
plus  absurdes.  Les  femmes  poussèrent  des  hurlements,  les 
hommes  éclatèrent  en  imprécations  contre  les  Anglais  et  tous 
coururent  aux  armes  pour  immoler  les  ennemis  de  la  religion. 
Le  moment  devenait  critique.  Assiégé  dans  son  camp,  Amyas 
se  voyait  sur  le  point  d'être  écrasé  par  le  nombre,  lorsque  Aya- 
canora  parut  tout  à  coup  au  milieu  de  la  foule  irritée,  son  arc 
tendu  à  la  main.  A  sa  vue,  les  Indiens,  frappés  de  stupeur, 
reculèrent,  car,  émue  par  la  colère,  elle  éclata  en  reproches 
amers  contre  le  piache,  elle  accabla  de  son  mépris  les  mal- 
heureux qu'il  avait  séduits,  et,  secouant  la  poussière  de  ses 
pieds,  elle  s'élança  à  côté  d' Amyas  et  se  plaça  sur  le  front  de 
la  ligne  de  bataille  des  Anglais.  Puis  levant  son  arc,  elle  en 
décocha  une  flèche  qui  alla  siffler  à  l'oreille  du  piache,  et  s'en- 
fonça en  frémissant  dans  l'arbre  voisin.  Le  piache,  résolu 
de  lutter  jusqu'au  bout  contre  la  prophétesse,  allait  entamer 
une  nouvelle  harangue  pour  soutenir  le  zèle  de  ses  partisans, 
mais  Amyas,  se  précipitant  sur  lui,  le  prit  par  les  épaules  et  l'en- 
voya rouler,  le  nez  contre  terre,  à  dix  pas  de  lui.  Ce  dénoûment 
d'une  scène  qui  menaçait  de  tourner  à  la  tragédie  fit  rire  les 
Anglais.  Les  Indiens  les  imitèrent,  tendirent  la  main  à  leurs 
hôies  et  la  querelle  s'apaisa.  Le  piache,  en  homme  prudent, 
comprit  qu'il  fallait  ajourner  sa  vengeance  pour  la  faire  réussir  • 
Ayacanora  retourna  dans  sa  hutte  et  Amyas  se  fortifia  dans  son 
camp  en  attendant  le  retour  de  Cary,  car  il  se  sentait  mainte- 
nant sur  un  terrain  brûlant. 

William  revint  enfin  sain  et  sauf,  sans  avoir  perdu  un  seul 
homme,  bien  qu'il  eût  eu  un  vif  engagement  avec  les  Guahi- 
bas.  Il  ramena  trois  des  blessés  parfaitement  guéris;  quant  aux 
antres,  ils  avaient  refusé  de  suivre  Cary.  Ils  avaient  pris  des 


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m  REVUE    BRITANNIQUE* 

femmes  parmi  les  Indiens,  ils  faisaient  bonne  chàre,  le  tabac 
ne  leur  manquait  pas,  et,  sans  les  moustiques,  ils  auraient  été, 
disaient-ils,  les  plus  heureux  des  hommes.  Amyas  n'eut  pas  le 
oourage  de  blâmer  ces  pauvres  gens,  mais  il  craignit  la  contagion 
de  l'exemple,  et  ses  pressentiments  à  cet  égard  ne  tardèrent  pas 
à  se  vérifier.  Un  matin,  on  vint  lui  dire  que  deux  de  ses  matelots 
manquaient,  et  le  vieux  cacique  lui  annonça  qu'ils  s'étaient 
sauvés  dans  la  forêt,  emmenant  chacun  une  femme  indienne. 
Cette  nouvelle  affecta  douloureusement  Amyas.  D'abord,  jamais 
pareille  chose  n'était  encore  arrivée  depuis  le  commencement 
de  l'expédition  ;  ensuite  il  redoutait  le  courroux  des  Indiens. 
Sur  ce  point,  le  cacique  le  rassura  en  lui  disant  que  les  deui 
femmes  avaient  suivi  ses  hommes  de  leur  plein  gré.  Amyas,  tou- 
tefois, ne  pouvait  se  résigner  ni  à  la  perte  de  ses  deux  matelots, 
i)i  à  rinfraction  qu'ils  avaient  commise  à  la  discipline,  et  il  prit 
la  résolution  d'aller  à  leur  recherche.  Mais  de  quel  côté  étaient- 
ils?  Les  sauvages  ne  pouvaient  ou  ne  voulaient  le  dire.  Instruite 
de  son  désir,  Ayacanora  disparut  dans  la  forêt  et  revint,  au  bout 
de  deux  jours,  en  lui  disant  qu'elle  avait  retrouvé  les  fugitifs, 
mais  elle  ne  consentit  à  lui  indiquer  leur  retraite  que  s'il  lui 
promettait  de  ne  pas  les  tuer.  Amyas  n'avait  nulle  envie  de  se 
porter  à  une  pareille  extrémité;  il  avait  besoin  de  ses  hommes 
et  il  n'était  animé  contre  eux  d'aucun  sentiment  mauvais,  car 
tous  deux  étaient  de  bons  et  loyaux  marins. 

Amyas  partit  avec  Ayacanora  pour  guide.  Ils  parcoururent 
ilans  la  forêt  environ  cinq  milles  ;  tout  à  coup  la  jeune  fille  s'ar- 
rêta et  dit  :  «  Ils  sont  là.  »  Amyas  se  glissa  sans  bruit  dans  un 
fourré  et  il  fut  témoin  d'une  scène  étrange.  Sur  une  pelouse 
adossée  à  une  montagne  et  baignée  par  une  rivière  dont  les 
(3aux  limpides  reflétaient  les  nuances  éclatantes  des  fleurs  delà 
[)rairie,  étaient  couchés  mollement  les  deux  hommes  que  cher- 
chait Amyas.  Dépouillés  de  leurs  vêtements  et  le  corps  peint  à 
la  manière  des  Indiens,  ils  oubliaient  la  vie  civilisée.  L'un  ra- 
massait nonchalamment  les  fruits  tombés  à  ses  côtés,  l'autre 
aspirait  avec  délices  le  jus  du  cocotier.  Un  peu  plus  loin,  leurs 
femmes,  la  tête  couronnée  de  fleurs  odoriférantes,  s'occupaient 
à  tresser  des  corbeilles  avec  des  fibres  de  palmier.  Ce  spectacle 
lit  une  vive  impression  sur  Amyas.  D'une  part,  il  rougissait  de 


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LES  ArENttmES  DG  SÎR  AMTAS.  223 

voir  des  chrétiens  s'abandonner  ainsi  à  Tétat  sauvage,  et,  de 
Fantre,  il  hésitait  à  troubler  le  calme  solennel  qui  régnait  dans 
ces  beaui  lieux.  «C'est  ainsi,  se  disait-il,  que  devait  être  le  para- 
dis de  DOS  premiers  parents  I  Ah  I  si  Thomme  n'était  pas  déchu, 
il  aurait  pu  habiter  à  jamais  un  semblable  séjour  I  »  Il  secoua 
le  charme  cependant  et  s'avança  Tépée  à  la  main.  Leâ  deux 
femmes  l'aperçurent  les  premières  et  bondirent  au-devant  de 
leurs  époux  pour  les  protéger,  comme  des  tigresses  qui  défeu- 
dont  leurs  petits.  Âmyas  s'arrêta,  mais  Ayacanora  se  montrant 
tout  à  coup  leur  adressa  la  parole  et  leur  reprocha  vivement 
leur  fuite.  La  vue  de  la  prophétesse  fit  hésiter  les  deux  femmes 
qu'Amyas  se  hâta  de  rassurer  en  leur  faisant  une  figure  riante 
et  en  leur  déclarant  qu'il  ne  voulait  de  mal,  ni  à  elles,  ni  à 
leurs  époux. 

«Eh  bien  l  Ebsworthy  !  Parracombe  I  êtes- vous  déjà  devenus 
sauTages  au  point  d'avoir  oublié  votre  capitaine?  Levez-vous  et 
saluez.» 

Ebsworthy  se  dressa  sur  ses  pieds,  obéit  machinalement,  et 
puis  se  glissa  derrière  sa  femme  comme  pour  cacher  sa  honte. 
Quant  à  Parracombe,  en  proie  à  une  ivresse  rêveuse,  il  tourna 
la  tête  d'un  air  languissant,  leva  la  main  à  son  front  et.retomba 
dans  sa  contemplation . 

«  Je  suis  venu  chercher  des  chrétiens,  reprit  Amyas,  mais  je 
ne  trouve  que  des  païens.  Au  lieu  d'hommes,  je  ne  vois  que  des 
animaux  immondes.  Eh  bien,  je  laisserai  les  païens  à  leur  dé- 
sert et  les  animaux  immondes  à  leur  auge.  Parracombe  I 

—  Il  est  trop  heureux ,  capitaine,  pour  vous  répondre ,'  dit 
Ebsworthy.  Et  d'ailleurs,  qu'avez-vous  besoin  de  nous?  Notre 
temps  d'engagement  est  expiré,  et  nous  sommes  libres  main- 
tenant ! 

—  Quoi  1  vous  êtes  libres  de  devenir  semblables  aux  bêtes? 
XoD,  TOUS  êtes  encore  les  sujets  de  la  Reine,  et,  en  son  nom, 
je  vous  somme  de  revenir  au  camp. 

—  ^ous  sommes  libres,  capitaine,  de  nous  rendre  heureux 
à  Dotre  façon.  Or,  qu'est-ce  qui  nous  manque  ici?  Rien.  Nous 
avoQs  des  femmes  charmantes,  une  nourriture  excellente,  un 
lit  plus  chaud  que  celui  d'un  lord,  un  jardin  plus  beau  que 
celui  dun  empereur;  quant  aux  vêtements,  à  quoi  bon  s'em- 


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224 


REVUE    BRITANNIQUE. 


barrasser  de  ce  dont  on  n'a  pas  besoin.  Et  Tor,  à  quoi  nous  sei 
yirail-il  ici  où  nous  avons  tout  en  abondance.  Ecoutez,  capitain 
Lcigh,  vous  avez  été  pour  moi  un  capitaine  excellent,  et  j 
vous  donnerai  en  échange  un  bon  conseil.  Renoncez  à  voti 
chasse  à  Tor,  renoncez  à  courir,  au  prix  de  mille  fatigues  et  c 
mille  dangers,  après  Thonneur  et  la  gloire.  Prenez  pour  femii 
cette  belle  jeune  fille  qui  vous  suit.  Fixez-vous  ici  avec  nous, 
vous  verrez  si  vous  n'êtes  pas  plus  heureux  en  un  jour  qi 
vous  ne  Tavez  été  dans  toute  votre  vie. 

—  Tu  es  ivre,  drôle!  William  Parracombe  I  veux-tu  parler  c 
veux-tu  que  je  te  jette  dans  la  rivière  pour  cuver  ton  vin  ? 

—  Qui  appelle  William  Parracombe  ?  répondit  une  voix  ei 
dormie. 

—  Moi,  imbécile  1  ton  capitaine. 

—  Je  ne  suis  plus  William  Parracombe.  Il  est  mort  depu 
longtemps  de  faim,  de  fatigue  et  de  chagrin,  et  ne  reverra  pi 
Bideford.  C'est  un  Indien,  maintenant,  et  il  va  dormir  penda 
une  centaine  d'années,  jusqu'à  ce  qu'il  retrouve  sa  force, 
pauvre  garçon. 

—  Réveille-toi,  dormeur!  Lève-toi  du  milieu  des  morts, 
le  Christ  te  donnera  sa  lumière.  Un  Anglais  qui  a  reçu  le  ba 
tême,  mçner  la  vie  des  bêtes  !  Honte  à  toi  ! 

—  Le  Christ  me  donnera  la  lumière  1  Oui,  c'est  ce  que  diseï 
les  prêtres.  Mais  sa  lumière  n*est-elle  pas  aussi  près  de  nous  i 
qu'ailleurs?  N'est-elle  même  pas  plus  près?  Regardez,  ajou 
Parracombe,  en  étendant  la  main,  et  admirez  les  œuvres  de  Die 
voyez  ce  paradis  où  les  pauvres  âmes  fatiguées  se  reposen 
quand  leurs  maîtres  ici-bas  les  ont  épuisées  de  travail.  Je  si 
las  de  courir  après  l'or,  de  me  tourmenter  le  corps  et  l'esprit, 
je  veux  laisser  mes  os  dans  ce  désert.  Quant  à  vous,  capitain 
vous  pouvez  partir.  Devenez  riche,  devenez  baronnet,  vivez  da 
les  palais,  buvez  du  bon  vin,  allez  à  la  cour,  étouffez  votre  âc 
dans  les  plaisirs  et  les  occupations  mondaines,  exténuez-vo 
pour  écraser  vos  voisins  de  votre  luxe,  comme  l'ont  fait  sir  F 
chajrd,  sir  Raleigh,  sir  Chichester,  et  ce  pauvre  vieux  sir  Warhai 
Ils  n'étaient  pas  plus  heureux  que  je  ne  l'étais  alors,  et  je  vo 
garantis  qu'ils  ne  le  sont  pas  autant  que  moi  maintenant.  Suiv 
votre  voie,  capitaine,  et  laissez-nous  ici  en  paix,  seuls  av 


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LES  ATENTURES  DE  SIR  AMYAS.  225 

Dieu,  dans  les  forêts  de  Dieu,  avec  les  bonnes  femmes  que  Dieu 
Û0U5  a  données.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  eu  un  moment  de 
repos;  maintenant  je  veux  jouir,  comme  un  enfant,  des  fleurs 
qui  émaillent  ces  prairies ,  des  oiseaux  qui  gazouillent  sur  ces 
ari)res,  des  poissons  qui  s*ébattent  au  milieu  de  ces  eaux,  qui 
meot  dans  Tinnocençe,  qui  ne  pensent  pas  à  mal,  qui  n'ont 
besoin  ni  de  vêtements,  ni  d'argent,  ni  d'honneurs,  et  qui  pren- 
nent avec  reconnaissance  ce  que  Dieu  leur  envoie.  Combien  le 
Père  céleste  ne  nous  donnera-t-il  pas  davantage  à  nous,  qui  va- 
lons plus  à  ses  yeux  que  de  simples  moineaux  ? 

—Quoi!  tu  veux  vivre  ici  comme  un  idolâtre? 

—  Non,  capitaine  l  je  n'ai  pas  oublié  les  préceptes  et  les  lois  du 
christianisme.  Envoyez-nous  sir  John  Brimblecombe  pour  qu'il 
nous  marie  selon  l'Eglise,  et  pour  qu'il  prononce  ensuite  sur  nous 
les  prières  des  morts,  car  vous  pouvez  nous  considérer  comme 
morts  à  ce  monde  pervers  que  nous  avons  quitté  il  y  a  trois 
ans.  Et  quand  il  plaira  à  Dieu  de  nous  rappeler  à  lui,  les  oi- 
seaux nous  couvriront  de  feuilles,  comme  ils  font  pour  leurs 
petits,  et  de  plus  belles  fleurs  s'épanouiront  sur  nos  tombes  qu'il 
Q  en  croîtra  sur  la  vôtre  dans  le  froid  cimetière  de  Northam,  au 
delà  de  cet  orageux  Océan  que  nous  ne  voulons  plus  traverser.  » 

Ici  la  voix  de  Parracombe  s'éteignit  comme  un  murmure,  et 
sa  tête  se  pencha  sur  sa  poitrine. 

Amyas  resta  stupéfait  de  cette  ivresse  raisonneuse.  Il  eût 
voulu  répondre  et  faire  entendre  à  Parracombe  le  langage  du 
devoir,  mais  les  mots  ne  venaient  pas  à  ses  lèvres.  Pendant  qu'il 
cherchait  ses  arguments,  ses  yeux  tombèrent  sur  Àyacanora.  Les 
deui  Indiennes  lui  parlaient  en  souriant.  Il  vit  l'une  d'elles  le 
regarder,  puis  prononcer  quelques  mots  qui  amenèrent  une 
rougeur  charmante  sur  le  visage  de  la  jeune  fille.  Amyas  com- 
prit instinctivement  qu'elle  donnait  à  Ayacanora  le  même  con- 
seil qu'Ebsworthy  lui  avait  donné  à  lui-même. Qu'elle  était  belle 
&Q  ce  moment  !  Peut-être  les  deux  fugitifs  avaient-ils  raison  I 
Anjjas  frémit  à  cette  pensée  sans  pouvoir  en  détourner  son  es- 
prit, et  il  tomba  alors  dans  une  profonde  rêverie.  Retournerait- 
il  jamais  en  Angleterre?  S'il  revoyait  sa  patrie,  il  y  rentrerait 
peut-être  en  mendiant  ;  mais,  riche  ou  pauvre,  il  aurait  à  af- 
fronter les  regards  de  sa  mère,  qui  lui  demanderait  compte, 

8»  SÉRIE.  —  TOME   l.  ^S 


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286 


REVUE  BRITANNIQUE. 


comme  Dieu  à  Caïn,  de  son  frère.  Pourquoi  ne  pas  se  fixer, 
aussi,  dans  ces  forêts?  Pourquoi  ne  pas  chercher  à  civiliser 
Indiens  de  cette  partie  de  TAmérique,  à  leur  enseigner  Tégal 
la  justice,  la  pitié  dans  la  guerre,  à  fonder  une  société  qui 
opposer  aux  empiétements  des  Espagnols  une  forte  barriè 
La  richesse  de  ces  forets  était  inépuisable.  Si  elles  ne  recelai 
point  d'or,  elles  possédaient  des  trésors  inestimables  en  vé 
taux.  Quelle  faciUté  ces  fleuves  donnaient  à  l'exportation  I 
avait  là  peut-être  le  noyau  d'un  grand  établissement  comm 
cial. 

Quel  profond  silence  règne  dans  ces  solitudes  I  Les  oisei 
ontcessédegazouiller,  les  perroquets  se  cachentdanslesfeuil 
les  singes  se  groupent  sur  les  plus  hautes  branches.  On  enU 
au  loin  le  sonneur^-de-cloches  jeter  son  cri  comme  un  glas 
nèbre  qui  descend  du  haut  des  cathédrales.  Est-ce  un  présaj 
Amyas  cherche  aussitôt  des  yeux  Ayacanora.  Elle  l'observait  a 
intérêt.  Attend-elle  de  lui  une  décision?  Tous  deux  baissent 
yeux  et  gardent  le  silence. 

Tout  à  coup  on  entend  un  rugissement,  puis  un  cri  de  d 
leur.  Amyas  lève  la  tête  et  voit  un  jaguar  bondir  vers  les  pau^ 
femmes  du  haut  d'un  rocher  suspendu  dans  la  montagne 
dessus  de  la  tête  de  Parracombe.  Le  groupe  s'enfuit;  maii 
terrible  animal  a  déjà  saisi  une  victime  et  lui  a  brisé  le  cou  s^ 
ses  puissantes  mâchoires.  Tiré  de  sa  langueur  par  l'imminei 
du  danger,  Parracombe  se  lève  précipitamment  et  cherche 
armes  pour  voler  au  secours  de  sa  malheureuse  femme  qui 
sanglante  sur  le  sol  ;  mais  plus  prompt  que  lui,  Amyas  fc 
sur  le  monstre  et  l'abat  d'un  coup  de  son  épée. 

Cette  scène  cruelle  désenchanta  instantanément  de  la 
sauvage  Ebsworthy  et  Parracombe,  et  détourna  Amyas  de  to 
idée  de  s'établir  dans  ces  solitudes.  Ils  portèrent  dans  la  foré 
dépouille  mortelle  de  la  jeune  femme,  l'ensevelirent  sous  un 
de  mousse  et  de  fleurs,  puis  ils  reprirent  le  chemin  de  leur  can 
Là,  Amyas  confia  à  John  Brimblecombe  les  pensées  qui  avai( 
dérangé  son  cerveau  et  lui  demanda  conseil. 

«  C'est  une  tentation  du  démon,  dit  le  pieux  clergyman  ;  s 
vrai  nom  est  celui  de  Séparateur,  car  c'est  lui  qui  met  l'homi 
en  lutte  avec  l'homme,  et  qui  nous  solUcite  à  ne  nous  occu] 


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LES  AVENTURES  DE  SIR  AMYAS.  227 

que  de  nous-même,  et  à  oublier  parents,  patrie,  devoir,  amis, 
lais  TOUS  avez  résisté  à  ses  séductions,  capitaine  Leighl  et  il 
s'est  avoué  vaincu.  Croyez-moi,  toutefois,  fuyons  d'ici  au  plus 
vite,  afin  que  la  tentation  ne  revienne  pas  nous  livrer  de  nou- 
veaux combats. 

Le  lendemain,  en  effet,  Amyas  annonça  Tin teqtion  de  partir, 
et  cette  nouvelle  fut  accueillie  avec  joie  par  tous  ses  compagnons. 
Quelques  jours  après  on  se  remit  en  route,  après  avoir  fait  aux 
Indiens  desympathiques  adieux.  Amyas  évita  de  voir  Ayacanora. 
De  son  côté,  la  fille  du  Soleil,  lorsque  le  départ  du  jeune  chef  fut 
décidé,  s'enferma  dans  sa  hutte  et  ne  se  montra  plus.  Les  In- 
diens donnèrent  des  marques  de  vif  regret  en  voyant  s'éloigner 
leurs  hôtes,  mais  Ayacanora  ne  prit  aucune  part  à  cette  mani- 
festation. Amyas  la  quitta,  non  sans  tristesse,  mais  joyeux,  au 
fond,  d'échapper  aux  séductions  des  sirènes  et  de  se  lancer  de 
nouveau  dans  les  périls. 


CHAPITRE  IV. 
Le  convoi  d'or. 

Les  aventuriers  marchent  pendant  quinze  jours  et  plus.  Ils 
ont  dit  adieu  pour  jamais  aux  vertes  savanes  de  Test  et  traversé 
h  Cordillère  des  Andes.  En  passant,  ils  ont  jeté  un  regard  d'en- 
vie sur  la  ville  deSanta-Fé  et  sur  les  splendides  jardins  qui  l'en- 
tourent, et  ils  se  sont  convaincus  que  c'eût  été  de  leur  part  une 
folie  de  Fattaquer.  Mais  ils  n'ont  pas  complètement  perdu  leur 
temps.  Le  jeune  Indien  a  découvert  qu'un  convoi  d  or  se  dirige 
de  Santa-Fé  vers  Magdalena,  et  ils  ont  dressé,  au  milieu  d  une 
immense  forêt  de  chênes,  une  embuscade  pour  s'en  emparer. 

Ils  ont  assis  leur  camp  sur  le  flanc  d'une  colline  escarpée  et 
couverte  de  bois,  àubàs  de  laquelle  est  une  route  que  le  convoi 
doit  suivre  pour  se  rendre  à  sa  destination.  Cachés  au  milieu 
des  broussailles,  ils  attendent.  Un  cri  s'élève  dans  la  profondeur 
des  solitudes.  Ils  prêtent  l'oreille.  Quel  est  ce  cri?  Ce  n'est  ni  le 
nigissement  du  jaguar,  nile  sifflement  d'un  reptile,  ni  le  craque- 
ment d'une  branche  d'arbre.  Qu'est-ce  donc  ?  Chacun  s'interroge 
et  écoute  plus -attentivement. 


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228 


REVUE  BRITANNIQUE. 


Ilsi 


«  On  dirait  le  gémissement  d'une  femme,  dit  Yeo. 
prochent  sans  doute.  Attention,  mes  amis  I 

-^ Le  gémissement  d'une  femme!  dit  Âmyas.  Eh  quoil  i 
nent-ils  des  femmes  en  laisse  ? 

—  Pourquoi  non,  les  misérables?  Les  voici,  capitaii 
Avez-vous  vu  reluire  leurs  armes  au  soleil? 

—  Mes  amis!  dit  Amyas  à  voix  basse,  ne  tirez  pas  avant  m 
Quand  je  donnerai  le  signal,  envoyez-leur  une  volée  de  flèch 
puis  dégainez  et  chargez  hardiment.  » 

Le  mot  d'ordre  passe  dans  les  rangs.  Tous  les  cœurs  batt 
en  apercevant  la  tête  du  convoi. 

D'abord  paraissent  une  vingtaine  de  soldats  espagnols  ; 
moitié  est  à  pied,  les  autres  se  font  porter  sur  une  chaise  al 
chée  au  dos  d'un  Indien.  A  côté  d'eux,  des  esclaves  porti 
le  plus  pesant  de  leur  armure  et  leurs  arquebuses. 

«  Les  fousl  dit  Amyas;  ils  confient  leurs  armes  aux  mains 
leurs  ennemis. 

—  Oh  !  capitaine,  dit  Yeo,  l'Indien  a  peur  d'une  arquebui 
aussi  ces  chiens  d'Espagnols  n'ont  rien  à  craindre. 

—  Voyez  ces  misérables,  dit  un  autre;  ils  réduisent  des  cr 
tures  humaines  à  l'état  de  bêtes  brutes.  » 

La  marche  de  ce  détachement  était  fermée  par  un  offic 
subalterne  porté  également  sur  le  dos  d'un  Indien,  et  qui  fum 
nonchalamment,  tout  en  surveillant  le  cortège  qui  le  sixm 

La  vue  de  ce  cortège  glaça  d'horreur  Amyas  et  ses  comj 
gnons.  — Indignation  généreuse,  digne  de  ce  temps  héroïq 
où  Raleigh,  au  nom  de  l'humanité  outragée,  faisait  entendre 
si  chaleureux  appels  en  faveur  des  pauvres  païens  du  neuve 
monde ,  où  les  Anglais  croyaient  encore  qu'un  homme  est 
homme,  et  que  Tinslinct  de  la  liberté  est  la  voix  même  de  Die 
où  ils  ne  s'étaient  pas  souillés  eux-mêmes  du  crime  honte 
de  la  traite  des  nègres,  comme  le  firent  au  dix-septième  siè( 
toutes  les  nations  européennes  ! 

Des  centaines  d'Indiens,  de  nègres,  de  Zambos  nus,  d'u 
maigreur  effrayante,  portant  les  traces  des  coups  de  fouet  et  d 
fers,  enchaînés  deux  à  deux  par  le  poignet,  gravissaient  av 
peine  la  colline,  haletant  sous  le  poids  d'un  panier,  mainlei 
sur  leur  dos  par  une  courroie  qui  leur  passait  autour  du  co 


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LES  AVENTURES  DE  SIR  AMTAS.  229 

Teo  n'arait  que  trop  raison  I  II  y  avait  avec  eux  non-seulement 
des  TÎeillards  et  des  jeunes  gens,  mais  encore  des  femmes»  des 
jeaoes  filles  délicates,  et  des  mères  avec  leurs  enfants  qu'elles 
tenaient  par  la  main.  Le  panier  des  quarante  premiers  esclaves 
contenait  un  paquet  carré,  soigneusement  enveloppé  de  peaux, 
et  dont  la  forme  était  bien  connu  d^Amyas. 

«  Qu'y  a-t-il  là  dedans,  capitaine? 

-  De  For.  - 

Et  à  ce  mot  magique,  tous  les  yeux  s'ouvrirent;  et  il  se  fit 
parmi  les  aventuriers  un  tel  mouvement,  qu'Amyas  dut  leur 
imposer  silence,  de  peur  d'attirer  l'attention  des  Espagnols. 

«  Calmez-vous,  leur  dit-il,  et  prenez  patience,  ou  vous  gAterez 
tout.  » 

Le  reste  des  Indiens  portaient  des  paniers  plus  grands,  mais 
plus  légers  et  contenant  du  riz,  du  manioc  et  des  vivres  de  toute 
espèce.  Après  eux  venait  un  second  détachement  de  soldats, 
suifi  de  l'officier  qui  commandait  l'expédition. 

Les  Espagnols  tombaient  sans  défiance  dans  l'embuscade. 

Au  moment  d'attaquer,  Amyas  hésita  un  instant,  à  l'idée  de 
verser  le  sang  d'hommes  sans  défense;  mais  un  incident  vint 
lever  ses  scrupules. 

Parmi  les  Indiens  enchatnés  se  trouvait  un  vieillard  qu'ac- 
compagnait une  jeune  fille  d'environ  dix-huit  ans.  Accablé  par 
la  fatigue,  le  pauvre  homme  s'affaissa  mourant  sur  le  sol.  Sa 
chute  retardant  la  marche  du  convoi,  un  soldat  s'avança  vers 
lai  et  lui  donna  des  coups  de  fouet  pour  le  forcer  à  se  relever  ; 
mais  rien  n'y  fit,  le  vieillard  ne  bougea  pas. 

«  Qa  on  le  détache,  dit  l'officier  qui  commandait  le  convoi, 
et  qu'on  l'abandonne  sur  la  route  avec  sa  fille.  » 

On  se  mit  en  devoir  d'exécuter  l'ordre,  mais  le  poignet  du 
vieillard  était  tellement  gonflé  que,  pour  le  débarrasser  de  la 
chaîne,  il  eût  fallu  limer  l'anneau  qui  l'étreignait.  Alors  l'offi- 
cier, bouillant  d'impatience  et  de  colère,  saisit  son  épée  et  d'un 
coup  trancha  le  poignet,  qui  tomba  sanglant  sur  le  sol. 

Outré  de  cette  barbarie,  Amyas  allait  percer  d'une  flèche  le 
cœur  de  l'officier,  lorsque  la  fille  du  vieillard,  voyant  son  père 
mort,  bondit  comme  une  panthère  furieuse  sur  l'Espagnol,  l'en- 


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230  REVUE    BRITANNIQUE. 

lace  dans  ses  bras  et  l'entraîne  dans  l'abîme  béant  au-dessous 
de  U  route,  où  tous  deux  roulent  et  disparaissent. 

Une  effroyable  confusion  se  met  alors  dans  le  convoi.  Amyas 
juge  le  moment  propice,  donne  le  signal,  et  les  Anglais  se  pré- 
cipitent sur  les  soldats  de  l'escorte.  Une  volée  de  flèches  étend 
morts  cinq  Espagnols  et  en  blesse  une  douzaine  d'autres  ;  puis 
vingt  hommes,  Teo  à  leur  tête,  s'élancent  Tépée  à  la  main  et 
achèvent  l'œuvre  de  carnage.  Les  Espagnols  se  battirent  comme 
des  lions  ;  mais,  surpris  par  cette  attaque  inattendue,  ils  n'eu- 
rent pas  le  temps  de  fixer  leurs  arquebuses  sur  leurs  piquets,  ni 
assez  de  place  dans  cet  étroit  sentier  pour  faire  usage  de  leurs 
piquer.  Au  bout  de  cinq  tnlnutes,  il  ne  restait  plus  un  seul  Es- 
pagnol debout  sur  le  champ  de  bataille  ;  deux  ou  trois  cherchè- 
rent à  se  dérober  à  la  mort  en  se  cachant  dans  les  broussailles, 
tfiaii  Yeo  les  poursuivit  avec  acharnemeùt  : 

*  Que  pas  un  d'eux  n'échappe  à  vos  coups  I  criait-il  h  ses 
compagnons.  Tuez-les  comme  Israël  a  tué  les  Amalécitest  > 

Et  les  flèches  allaient  atteindre  les  pauvreê  diables,  dont  les 
cadavres  roulaient  dans  les  précipices. 

«  Et  maintenant,  dit  Amyas^  délivrons  les  Indiens*  «> 

Ce  qui  fut  fait  en  un  clin  d'œil. 

^  Nous  sommes  vos  amis,  dit  Amyas  en  s  adressant  aux 
Indiens.  Tout  ce  que  nous  vous  demandons ,  c'est  de  nous 
aider  à  porter  cet  or  jusqu'à  la  Magdalena,  et  puis  vous  serez 
libres.  • 

Quelques-uns  des  plus  jeunes  se  jetèrent  à  ses  genoux  et  lui 
baisèrent  les  pieds,  en  le  saluant  comme  le  fils  du  Soleil;  mais 
le  plus  grand  nombre  accueillirent  ses  paroles  avec  une  indiffé- 
rence stupide,  et,  débarrassés  de  leurs  fers,  s*assirent  tranquille- 
ment par  terre  en  regardant  leurs  libérateurs  avec  des  yeux 
hébétés.  La  servitude  les  avait  abrutis  1 

Amyas  fit  ensuite  ramasser  les  armes,  les  munitions  et  les 
habits  des  soldats  espagnols,  les  distribua  entre  ses  compagnoos, 
chargea  For  sur  les  épaules  des  Indiens  qui  voulurent  le  suivre, 
et  continua  sa  route  vers  la  Magdalena.  Comme  la  troupe  se 
mettait  en  mouvement,  un  nouveau  personnage  se  montra  sur 
la  route.  Tous  les  yeux  se  tournèrent  de  ce  côté,  et  les  Anglais 
récoiinufent  Ayaçanora  qui,  en  apercevant  Amyas,  poussa  un 

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LES  AVENTURES   DE   SIR   ÀMTAS.  231 

cri  de  joie,  courut  vers  lui  et  tomba  épuisée  de  fatigue  à  ses 
pieds. 

«  Enfin,  lui  dit-elle,  je  vous  ai  retrouvé  1  Vous  m'aviez  fuie, 
mais  TOUS  n'avez  pu  m'échapper.  » 

Et  elle  le  couvrit  de  caresses,  comme  un  chien  qui  a  retrouvé 
son  maître  après  Tavoir  perdu  ;  puis,  se  relevant,  elle  s'assit  sur 
OD  tertre  et  éclata  en  sanglots. 

€  Bon  Dieu  !  dit  Amyas,  quelque  peu  contrarié  de  cette  visite 
inattendue;  il  ne  me  manquait  plus  que  cet  embarras.  Que 
Tais-je  faire  d'elle  maintenant?  » 

Lorsque  Ayacanora  fut  un  peu  reposée,  on  se  remit  en 
marche,  et,  chemin  faisant,  Amyas  eut  tout  le  temps  de  deman- 
der à  la  jeune  fille  le  motif  de  son  étrange  apparition.  Il  aurait 
roula  la  voir  bien  loin  ;  mais,  puisqu'elle  était  là,  près  de  lui, 
il  lui  aurait  fallu  un  cœur  de  roche  pour  ne  pas  lui  témoigner 
quelque  pitié;  et,  en  effet,  il  la  questionna  avec  un  intérêt  qui 
oe  lui  était  pas  habituel.  Ayacanora  lui  raconta  alors  qu'après  le 
départ  des  Anglais  elle  avait  eu  une  violente  querelle  arec  le 
piache ,  parce  que  celui-ci  s^était  ouvertement  réjoui  de  voir 
s  éloigner  les  ennemis  de  son  pouvoir.  La  tribu  avait  pris  fait 
et  cause  pour  la  fille  du  Soleil,  mais  le  piache  s'était  sauvé 
dans  les  bois ,  emportant  la  trompette  sacrée  pour  en  confier 
le  dépôt  à  la  tribu  voisine.  Ayacanora  s'était  alors  élancée  sur 
ses  traces ,  l'avait  découvert  et  lui  avait  enlevé  cet  objet  pré- 
cieux ,  signe  et  instrument  de  sa  puissance  sur  les  Indiens  ; 
mais,  sachant  le  mépris  que  les  hommes  blancs  avaient  affi- 
ché pour  les  superstitions  des  Omaguas,  elle  avait  brisé  la  trom- 
pette et  n'osait  plus  retourner  dans  sa  tribu  ;  elle  s'était  vue 
forcée  de  s'en  aller  à  la  recherche  d'Amyas  et  de  ses  compa- 
gnons, et,  après  avoir  suivi  leurs  traces  jour  et  nuit,  elle  avait 
été  enfin  assez  heureuse  pour  les  rejoindre. 

«  Est-ce  là,  lui  dit  Amyas,  la  seule  raison  qui  vous  a  déter- 
minée à  venir  après  nous?  » 

Hais,  sans  doute,  il  touchait  là  quelque  corde  secrète,  caria 
jeune  fille  rougit  en  le  regardant  et  ne  répondit  pas.  Puis  elle 
se  mit  à  l'arrière  du  convoi  et  ne  parla  plus  à  personne. 

{La  suite  en  fètrier,) 


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NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  UTTÉRATURE, 
DES  BEAUX-ARTS,  DU  COMMERCE,  DE  L'INDUSTRIE,  DE  L'AGRICULTLR! 


CORRESPONDANCE  DE  LONDRES. 

LORD  PALMERSTON  AVATTr  LA  SESSION.  —  LE  PATRIARCHE  DE  LA  STl 
NOGRAPHIE.  —  LES  ADMINISTRATEURS  DES  PAUVRES.  —  DÉFICl 
DES  SOCIÉTÉS  CHARITARLES.  —  LA  QUESTION  ROMAINE.—  L'INVASIC 
CULINAIRE  REPOUSSÉE.  — LES  DONNEURS  D'ÉtRENNES.  — ESPÉRANCI 
DRAMATIQUES.  —  ESPÉRANCES  ÉCONOMIQUES.  —  NAPOLÉON  III  COÎ 
PARÉ  A  SIR  R.  PEEL.  —  M.  DE  PERSIGNY.  —  LORD  MACAULAT.  • 
LA  CHINE  BT  LE  JAPON.  —  LES  SUICIDES  JAPONAIS.  —  LE  PAR  AD 
DES  CHIENS.  —  LA  REVUF  D'EDIMBOURG  ET  LA  QUARTERLY.  —  U? 
PENSÉE  DE  DEUIL.  —  OUVERTURE  DE  LA  SESSION,  ETC.,  ETC. 

Londres,  janvier  1860. 

Si  j'avais  l'honneur  d'être  lord  Palmerston,  je  ne  croirais  pi 
avoir  terminé  très-heureusement  l'année  1859.  Il  a  voulu  fai 
un  compliment  à  la  presse,  et,  après  avoir  très-bien  fait  ressort 
rimmense  importance  de  ce  quatrième  pouvoir,  il  a  essa] 
d'égayer  ses  conclusions  par  une  de  ces  anecdotes  comme 
aime  à  en  introduire  de  temps  en  temps  à  la  Chambre  des  cou 
munes,  pour  entretenir  sa  double  renommée  de  politique  s( 
rieux  et  spirituel  :  c'était  à  un  meeting  agricole  où  Ton  disti 
buait  des  prix  aux  meilleurs  laboureurs  du  canton  de  Ramse 
La  charrue  a  été  justement  exaltée  au-dessus  du  canon,  le  s< 
au-dessus  du  sabre  :  Triptolème  n'eût  pas  mieux  péroré  ;  ma 
c'est  en  réponse  à  un  toast  à  lady  Palmerston  que  le  ministre,  qi 
aurait  pu  rappeler  plus  à  propos  les  services  rendus  à  TEglii 
par  sa  pieuse  moitié,  a  proposé  un  toast  au  journalisme,  cornu 
une  des  merveilles  du  progrès  moderne,  du  progrès  civilisateu 


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NOUVELLES  DES   SCIENCES.  233 

Qu'est-ce,  en  effet,  jusqu'à  présent  que  la  charrue  à  la  vapeur  à 
cdté  de  la  presse  à  la  vapeur?  Combien  de  temps  faudra-t-il 
pour  qu'on  laboure  en  une  heure  autant  de  mètres  carrés  de 
champs  labourables  que  la  presse  du  Times  fait  passer  de  feuilles 
de  papier  sous  son  rouleau  ?  Cette  comparaison  n'est  peut-être 
déjà  plus  très-neuve:  aussi  lord  Palmerston  a-t-il  préféré  com- 
parer la  rapidité  de  Yimpression  à  la  rapidité  des  communications 
télégraphiques,  et,  reconnaissant  envers  les  sténographes,  il  a, 
dit-ODy  raconté  qu'avant  la  fin  du  siècle  dernier  il  y  avait  un 
homme,  appelé  Woodfall,  qui  reproduisait  habituellement  les  dé- 
bats parlementaires,  —  «  et  comment  faisait-il?  il  allait  à  la  galerie 
delà  Chambre  des  communes,  écoutait  attentivement,  la  tête  dans 
ses  mains,  puis  rentrait  chez  lui,  buvait  deux  pots  de  porter,  se 
mettait  au  Ut,  se  levait  le  lendemain  matin,  et  moitié  de  ses  sou- 
Tcnirs,  moitié  de  ses  rêves,  composait  ce  qu'il  appelait  le  rapport 
d'an  débat.  [Rires  approbateurs.)  Aujourd'hui,  telle  est  l'habileté, 
lelle  est  la  rapidité  merveilleuse  avec  lesquelles  les  rapporteurs  ou 
sténographes  transcrivent  ce  que  dit  un  orateur,  que  si  celui-ci 
n'y  prend  garde,  il  retrouve  dans  le  journal  ce  qu'il  eût  mieux 
fait  de  ne  pas  dire.  (Rires),  Je  me  souviens  d'un  très-digne  M.  P.  S 
M.  Richard  Keene,  qui  se  plaignit  une  fois  que  les  journalistes 
de  la  galerie  n'avaient  pas  bien  rendu  le  discours  prononcé  par 
lai  la  veille.  La  réponse  qui  lui  fut  faite  était  peut-être  plus 
piquante  que  polie,  car  on  lui  dit  :  «  Monsieur  Keene,  nous 

•  avons  fait  pour  vous  le  meilleur  discours  que  nous  pouvions 
«  faire,  mais  si  vous  n'êtes  pas  content  de  nous,  la  prochaine  fois 

•  nous  transcrirons  scrupuleusement  ce  que  vous  dites  (  Gros 

•  rires),  et,  quoi  que  vous  en  pensiez  vous-même,  nous  avons 
«  peur  que  vos  amis  ne  fassent  la  grimace.  »  (Rires.) —  Pour  com- 
pléter le  compliment  aux  reporters  qui,  par  parenthèse,  sont  gé- 
néralement des  Irlandais  comme  le  pauvre  mipi  livré  aux  rires  de 
la  Société  agricole,  lord  Palmerston  a  déclaré  qu'il  avait  lui- 
même  autrefois  essayé  de  faire  le  reporter,  et  y  avait  renoncé  à 
caosede  la  double  difficulté  d'^mre  d'abord  en  abréviation,  et 

*  H.  P.  Ces  initiales  (Membre  du  Parlement)  sont  une  des  nombreuses 
ibréfiatioDS  de  la  langue  écrite  et  de  la  langue  parlée,  qui  ont  presque  rois 
de  eôléles  mots  eux-mêmes.  On  dit  familièrement  un  mipi,  pour  un  membre 
4a  Pkriemeot. 


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234 


REVUE   BRITANNIQUE. 


puis  de  pouvoir  se  lire  soi-même.  —  M.  Keene  n'a  pas  réclan 
encore,  que  je  sache,  ni  cet  estimableM.  Woodfall,  car  il  est  moi 
mais  le  patriarche  de  la  sténographie  parlementaire  se  trou 
avoir  un  petit-fils  qui  a  fait  insérer  dans  le  Times  la  déclaratic 
suivante  : 

«  M.  William  Woodfall  était  le  rédacteur  principal  d'i 
journal,  un  homme  honorable  et  bien  élevé,  que  Dieu  av 
doué  d'une  mémoire  extraordinaire.  A  une  époque  où  Fart 
rapporter  les  débats  parlementaires  était  encore  dans  l'enfanc 
lorsqu'on  ne  connaissait  pas  encore  ces  relais  de  sténograpl 
et  ces  presses  à  vapeur  du  Times  qui  chaque  matin  procure 
aux  lecteurs  du  journal  le  compte  rendu  textuel  de  la  séance 
la  nuit;  lorsque  les  discours  parlementaires,  adressés  moins 
public  qu'à  la  Chambre  seulement,  différaient  en  étendue  ( 
interminables  harangues  d'aujourd'hui,  M.  W.  Woodfall  assisi 
aux  séances  et  traduisait  de  mémoire,  avec  toute  la  célér 
possible,  l'essence  du  débat,  toujours  avec  honnêteté  et  laie 
Ses  comptes  rendus  sont  donc  véridiques  autant  qu'ils  pc 
valent  l'être,  et  nullement  la  composition  d'un  imposteur  i 
qui  les  aurait  fait  moitié  avec  ses  rêves  et  ses  souvenirs,  com 
le  prétend  lord  Palmerston.  Si  le  nom  de  M.  Woodfall  s' 
conservé  ainsi,  c'est  parce  qu'il  a  réellement  mérité  la  rec( 
naissance  du  public  en  contribuant,  dans  l'origine,  à  cette  éd 
cation  politique  du  peuple,  perfectionnée  successivement 
grands  frais  jusqu'au  point  oii  elle  est  arrivée  aujourd'hui. 

«  Hernon  Woodfall.  » 

Ce  petit^fils  ajoute  quelques  renseignements  sur  la  famille 
son  grand-père,  qui  laissa  à  ses  enfants  une  existence  et 
nom  également  respectables.  Un  de  ses  fils  mourut  chief-jusi 
au  cap  Breton.  —Cette  rectification  méritait  d'être  recueil! 
puisque  lord  Palmerston  lui-même  avait  l'intention  d'hono 
le  corps  des  sténographes,  pour  qui  M.  Woodfall  fut  un  aneé 
aussi  bien  que  pour  M.  Hernon  T.  Woodfall.  Ajoutons  que 
grand  docteur  Samuel  Johnson  avait  aussi  été  reporter  à 
Chambre  des  communes  pour  la  Monthly  Revieu)  *. 

*  Voir  ce  détail  sur  la  jeunesse  de  S.  Johnson  dans  sa  biographie 
lord  Macaulay,  publiée  par  la  Revue  Britannique. 


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^   A^.   .  ^J 


NOUVELLES  DES  SCIENCES.  2à5 

Les  derniers  jours  de  l'année  1859  ont  légué  un  nouveau 
scandale  à  la  libre  discussion  de  la  presse.  Une  des  plus  impor- 
tantes sociétés  de  charité,  administrée  depuis  longtemps  par 
an  respectable  gentleman,  a  été  forcée  de  proclamer  que  ce 
chrétien  vertueux  plongeait  de  temps  en  temps  la  main  dans  la 
caisse  des  pauvres  pour  ses  besoins  personnels,  si  bien  qu'à  la 
fin  il  a  dû  s*éclipser  en  laissant  cette  caisse  à  peu  près  vide. 
Cne  autre  société,  réveillée  par  un  soupçon  assez  facile  à  com- 
prendre, s'est  aperçue  d'un  déficit  analogue  dans  son  budget. 
Tout  à  coup  Talarme  a  gagné  toutes  les  sociétés  de  bienfaisance, 
qui  ont  demandé  des  comptes  à  léUrs  comités  de  surveillance, 
et  chaque  jour  une  révélation  nouvelle  vient  démontrer  que 
presque  toutes  les  bonnes  œuvres  passent,  les  unes  par  des  mains 
infidèles,  les  autres  par  des  mains  négligentes,  et  que  les  fonc- 
tionnaires de  la  charité  publique  auraient  besoin  d'un  contrôle 
tout  aussi  sévère  que  celui  qui  met  les  deniers  de  l'Etat  à  l'abri 
delà  tentation.  On  admire  souvent  le  grand  nombre  des  insti- 
tations  charitables  de  la  Grande-Bretagne  et  la  continuelle 
création  d'une  société  nouvelle,  tantôt  pour  préserver  de  la 
misère  les  veuves  et  les  orphelins,  tantôt  pour  donner  une  édu- 
cation religieuse  auï  enfants  déguenillés  ou  former  des  mis- 
sionnaires, tantôt  pour  imprimer  et  distribuer  des  Bibles,  chaque 
secte,  outre  la  grande  Société  biblique,  voulant  avoir  ses  col- 
porteurs des  livres  saints.  Hélas!  sur  dix  créations  de  ce  genre, 
il  en  est  peut-être  neuf  qui  sont  dues  à  un  petit  calcul.  La  bonne 
œuvre  aura  une  caisse,  se  dit  quelque  commis  en  retraite  et  je 
serai  choisi  pour  la  tenir.  Je  serai  le  président,  l'homme  in- 
Doeni  du  comité,  se  dit  un  ex-fonctionnaire,  etc.  Si  la  souscrip- 
tion prend,  si  la  société  s'organise,  voilà  cinq  ou  six  individus 
qui  ont  une  position,  une  place,  un  titre,  etc.,  qui  sont  quelque 
cho$e  ou  quelqu'un,  les  uns  salariés,  les  autres  administrateurs 
soi-disant  gratuits,  et  ce  sont  ceux-ci  qui  coûtent  parfois  le 
plus  cher.  Voici,  par  exemple,  le  budget  présenté  aux  membres 
souscripteurs  de  la  Société  biblique  de  la  secte  trînitaire  î 

liv.  si.      sb.       d. 

Recettes  des  souscriptions,  donations  et  quêtes      505     11     9 
Dépenses  comprenant  les  salaires,  les  loyers,  le 

chauffage,  Téclairage,  etc 506       16 

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236 


REVUE   BRITANNIQUE. 


Le  déficit  n*est  pas  considérable,  mais  c'est  là  une  société  me 
doste,  et  la  Société  des  amis  du  clergé,  ayant  une  recette  pli 
considérable,  destinée  à  faire  des  pensions  de  30  à  40  livn 
sterling  aux  veuves  des  ecclésiastiques,  a  aussi  un  budget  ph 
important  :  or,  la  dernière  balance  a  constaté  un  déficit  de  4,55 
livres  sterling.  Le  banquet  annuel  de  cette  société  coûte  de  2C 
à  300  livres  sterling.  On  a  voulu  en  faire  l'économie  en  185' 
sous  prétexte  que  le  jour  fixé  tombait  un  jour  de  jeûne;  ma 
sous  prétexte  aussi  que  les  principaux  frais  de  ce  banquet  c 
festival  étaient  invariablement  payés  d'avance,  la  suppressic 
est  cotée  130  livres  sterling.  Les  souscripteurs  de  toutes  c( 
sociétés  boursillaient  les  yeux  fermés  ;  ils  ouvrent  maintenai 
de  grands  yeux  sur  les  chiffres  de  leur  budget  et  réclament  u 
contrôle  financier  par  des  lettres,  que  les  journaux  insèrent  ay< 
ou  sans  commentaires. 

Encore  un  autre  legs  fait  par  1859  à  1860  :  c'est  la  transfoi 
malion  des  salles  de  théâtre  en  églises.  Le  spectacle  étai 
légalement  interdit  le  jour  du  dimanche,  les  salles  sont  disp 
nibles  depuis  le  samedi  soir  minuit  jusqu'au  lundi  matin.  L 
prédicateurs  libres,  qui  ne  desservent  aucune  paroisse,  ont  e 
ridée  de  convoquer  leurs  ouailles  sous  le  lustre  du  temple  r 
Satan,  et  quelques  directeurs  n'ont  pas  été  fftchés  de  faire  ain 
une  septième  recette  par  semaine.  Le  révérend  M.  Spurgec 
(qui  aura  bientôt  son  tabernacle  à  lui)  a  longtemps  loué 
Vaste  salle  des  concerts  de  Surrey-Gardens.  Une  salle  de  concei 
profanes  convertie  en  église  avait  paru  une  énormité  à  quelque 
anglicans  trop  scrupuleux  ;  mais  M.  Spurgeon  n'y  réunissa 
guère  moins  de  quinze  mille  auditeurs  édifiés.  Son  exemple 
autorisé  d'autres  ecclésiastiques  à  traiter  avec  les  directeurs  ( 
quatre  salles,  celles  du  théâtre  Victoria,  du  théâtre  Garrick,  d 
théâtre  Britannia  et  du  théâtre  de  Saddlers- Wells.  Le  Times,  qi 
enregistre  tout  dans  ses  colonnes,  nous  décrivait,  le  lundi  11 
le  spectacle  religieux  offert,  le  dimanche  15,  par  le  théâtre  Vi 
toria  :  «  Il  y  a  eu  deux  services  hier,  disait-il,  dans  cette  sal 
populaire  :  le  premier  à  trois  heures,  le  second  à  six  heures  d 
soir.  Ce  second  service  a  exigé  un  éclairage  complet.  Les  log( 
étaient  louées  la  plupart  par  des  spectateurs  en  gants  blancs  < 
en  mise  décente,  comme  s'ils  étaient  venus  pour  une  représeï 


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NOUVELLES  DES  SCIENCES.  237 

tatioD  théâtrale.  Le  parterre  était  plein  d'un  public  mêlé  et  pa- 
raissant peu  accoutumé  à  voir  aucune  espèce  de  cérémonie 
religieuse,  ce  qui  doit  rassurer  les  ecclésiastiques  qui  crain- 
draient que  ces  services  irréguliers  ne  fissent  tort  aux  églises 
duToisinage.  A  trois  heures,  le  révérend  C.-J.  Goodhart  (un 
membre  de  l'Eglise  établie)  monta  sur  le  théâtre  avec  d'autres 
ecclésiastiques,  un  desquels  entonna  une  hymne.  Après  avoir  lu 
un  chapitre  de  l'Ecriture  et  improvisé  une  prière,  M.  Goodhart 
s'avança  vers  la  rampe  et  prêcha  sur  ce  texte  de  saint  Paul  : 
«  Jésus  est  venu  en  ce  monde  pour  sauver  les  pécheurs,  dont 
je  suis  le  premier.  »  Le  sermon  fut  simple,  pratique  et  approprié 
i  la  congrégation  qui  Técoutait.  C'est  le  révérend  H.  Alexandre 
Rashlei^,  de  la  chapelle  Harcourt,  qui  a  dirigé  le  service  du 
soir,  la  salle  étant  remplie  jusqu'aux  combles  !  » 

Le  lundi  16,  Arlequin  retrouve  son  domaine  et  recommence 
ses  gambades  jusqu'au  dimanche  22. 

Qui  aurait  pu  deviner,  il  y  a  quelques  années,  ce  partage 
paisible  du  théâtre  entre  Arlequin  et  Luther? 

Faites-moi  le  plaisir  de  me  dire  si  l'archevêque  de  Parb,  à 
Teiemple  de  l'évêque  de  Londres,  approuverait  qu'un  membre 
de  son  clergé  célébrât  le  service  divin,  dît  la  messe  ou  entonnât 
Tèpres,  prononçât  un  prône  ou  un  sermon  dans  la  salle  de  la 
Galté  ou  des  Bouffes-Parisiens? 

N'allez  pas  croire  que  je  cherche  une  transition  pour  reprendre 
et  continuer  mes  réflexions  du  mois  passé  sur  les  espérances 
inspirées  par  certaine  brochure  aux  zélés  anglicans  qui  croient 
que  l'empereur  Napoléon  III,  jaloux  de  la  gloire  de  Henri  VIII, 
met  adroitement  le  pape  dans  son  tort  pour  se  substituer  à  lui, 
sinon  à  Rome,  du  moins  à  la  tête  d'une  Eglise  gallicane.  Je 
serai  ramené  tôt  ou  tard  à  cette  thèse  épineuse ,  mais  aujourd'hui 
je  laisse  même  de  côté  la  bénévole  tolérance  de  M.  Salomons, 
le  représentant  israéiite  de  Greenwich,  disant  à  ses  électeurs 
qu'il  votera  avec  ses  collègues  pour  affranchir  l'Italie  de  la  do- 
mination papale  ;  car  au  moment  où  je  vous  écris  la  question 
commerciale  l'emporte  sur  la  question  religieuse. 

On  admire  surtout  dans  Napoléon  III  un  sir  Robert  Peel 
couronné,  le  Messie  du  libre  échange,  et  s'il  revenait  à  Londres, 
il  serait  porté  en  triomphe  comme  un  autre  Bacehus  mytholo- 


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RPVUE   BRITANNIQUE. 


gique,  à  qui  l'Angleterre  va  devoir  de  boire  du  bordeaux  et  i 
vin  de  Champagne  au  prix  de  Y  aie  et  de  la  petite  bière.  A  i 
point  de  vue  plus  large  on  considère  ici  le  nouveau  systèi 
économique  proclamé  par  Napoléon  III  comme  la  révolution 
plus  magnifique  de  ce  siècle,  qui  compte  déjà  tant  de  révol 
tions  dans  son  histoire.  M.  Bright  lui-même,  l'orateur  radi& 
a  déclaré  qu'après  la  république  des  Etats-Unis  il  ne  voyait  ri 
au-dessus  de  l'empire  français,  car,  après  tout,  selon  M.  Brigl 
la  libre  Angleterre  n'est  qu'une  oligarchie,  et  le  suffrage  ui 
v^irsel  peut  seul  donner  à  un  peuple  la  forme  de  gouvernemc 
ta  plus  conforme  à  ses  vœux.  Je  doute  que  Richard  Cobde 
quoique  écrivant  de  Paris  sous  l'influence  du  bon  accueil  (j 
lui  a  été  fait  aux  Tuileries  et  au  Palaiç-Hoyal,  approuve  tout 
que  l'enthousiasme  commercial  vient  de  dicter  à  son  coUèg 
et  ami,  le  quaker  Brighl  ;  mais  il  est  certain  que  ce  qu'éc 
M.  R.  Cobden  depuis  un  mois  a  très-bien  préparé  les  esprit 
considérer  Napoléon  III  comme  le  sincère  ami  de  l'Angleteri 
Quant  au  traité  de  commerce  basé  sur  le  libre  échange,  R.Cobd 
lui-même  convient  modestement  qu'il  n'a  eu  aucune  peine 
convertir  ni  l'empereur,  ni  son  impérial  cousin,  tout  à  fait  ce 
vorlisdepuis  longtemps,  l'empereur  n'attendant  qu'une  occasi 
pour  appliquer  ses  doctrines  avec  toutes  leurs  conséquence 
Si  quelqu'un  avait  exercé  quelque  influence  sur  Napoléon  1 
en  cette  matière,  ce  serait  M.  (Je  Persigpy,  car  je  puis  assui 
que,  dès  le  mois  de  juillet  dernier,  notre  ambassadeur  n'a  ce^ 
d'indiquer  à  l'empereur  l'unique  moyen  de  faire  tomber  toul 
lus  préventions  soulevées  contre  lui  dans  la  presse  britanniqu 
J'irai  plus  loin,  parce  que  le  hasard  m'a  mis  à  même  de  vérii) 
le  fait.  La  lettre  par  laquelle  l'empereur  expose  son  grand  pi 
gramme  de  mesures  agricoles,  commerciales  et  industriel^ 
ressemble  beaucoup  à  celles  que  son  ambassadeur  lui  adressi 
à  lui-même  après  la  paix  de  Villafranca. 

Ce  que  je  vous  avance  là,  on  peut  l'avoir  su  sans  indiscrétio 
Vous  admettrez  sans  peine  que  M.  de  Persigny,  obligé  de  prouv 
au  ministère  anglais  que  son  souverain  était  préoccupé  de  to 
autre  chose  que  d'une  invasion  de  l'Angleterre,  ait  été  amei 
à  laisser  transpirer  une  partie  de  sa  correspondance  diplooii 
tique.  Aussi,  pendant  que  le  peuple  anglais  s'agitaitdans  sa  pj 


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NOUVELLES  DES  SCIENCES.  339 

nique  depuis  six  mois,  le  cabinet  anglais,  rassuré  par  M.  de 
Persigny,  laissait  faire  et  dire,  bien  convaincu  qu'il  arriverait 
devant  le  Parlement  avec  les  garanties  officielles  de  la  bonne 
entente  des  deux  gouvernements.  Reste  à  savoir  comment  lord 
PaloQerston  et  lord  John  Russell  vont  profiter  de  cette  nouvelle 
cbaDce,  qui,  dans  leur  majorité  très-peu  considérable,  vient 
l<»iit  à  coup  remplacer  par  l'appoint  des  radicaux  et  des  libre- 
échangistes  l'appoint  manquant  des  membres  catholiques  ir- 
landais. 

La  question  de  la  réforme  électorale  est  là  toujours  comme 
uD  embarras;  mais  déjà,  nouveau  symptôme  de  cette  tiédeur 
libérale  que  je  vous  signale  mensuellement  et  que  le  Times  a 
proclamée  enfin  lui-même,  il  faut  lire  pe  que  les  représentants 
de  la  ville  démocratique  de  Glasgow  déclaraient  l'autre  jour  à 
leurs  constituants.  «  Messieurs,  leur  a  dit  M.  Dalglish,je  n'espère 
pas  que  le  nouveau  bill  de  réforme  soit  de  nature  à  satisfaire 
tout  le  monde,  parce  que  les  whigs  gardent  toujours  une  mesure 
libérale  en  poche  pour  s'en  faire  un"  cheval  de  bataille  quand, 
ayant  perdu  leur  portefeuille,  ils  cherchent  à  le  rattraper  dans 
lopposition.  Mais  j'espère  qu'ils  nous  en  donneront  assez  pour 
que  nous  n'ayons  pas  de  longtemps  à  nous  occuper  de  cette 
question  qui,  en  vérité,  nous  détourne  un  peu  trop  souvent  de 
DOS  affaires.  »  C  est  ce  qu'a  répété  Tautre  représentant,  M.  Bu- 
chanan,  qui  a  dit  avec  plus  de  franchise  encore  qu'il  valait 
mieux  obtenir  le  moins  tout  de  suite  que  d'attendre  toujours  le 
plus,  se  contenter  du  possible  que  de  courir  après  l'impossible. 
Ce  n^est  pas  le  langage  de  la  raison  qu'on  tient  à  des  électeurs 
démocratiques,  quand  on  les  sait  passionnés  et  impatients. 

Au  reste,  le  jour  même  où  je  vous  écris,  la  session  n'est  pas 
ouverte,  et  les  membres  ne  m'ayant  pas  communiqué  leur  pro- 
gramme, je  ne  puis  le  commenter  d'avance. 

Par  le  motif  contraire,  comme  les  pantomimes  tirent  à  leur  fin, 
je  ne  vous  en  parlerai  pas  longuement.  Je  vous  signalerai  seu- 
lement celle  du  théâtre  de  Drury-Lane,  oii,  comme  dans  presque 
toutes  les  autres,  un  bataillon  de  volontaires,  armés  de  carabi- 
nes, manœuvre  aux  applaudissements  des  galeries.  Ce  bataillon, 
recruté  parmi  les  figurantes,  a  pour  uniforme  le  costume  des 
femmes  de  chambre  anglaises,  et  il  s'oppose  au  débarquement 


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REVUE    BRITANNIQUE. 


d'un  bataillon  de  cuisiniers  français  qui  est  repoussé  avec  perte 
malgré  ses  broches  et  ses  couteaux  de  cuisine.  C'est  là  du  patrie 
tisme,  j'espère.  La  sobre  Lacédémone  n  eût  pas  repoussé  pli 
fièrement  les  marmitons  des  Perses.  Persicos  odi,  puer  appan 
luSy  s'écriait  l'épicurien  Horace,  dans  ses  heures  de  sobrié 
philosophique. 

Je  mentionnerai  une  petite  pièce  nouvelle,  parce  qu'elle  e 
toute  de  circonstance,  et  qu'elle  prouve  que  tous  les  Angk 
ne  subissent  pas  sans  murmurer  l'impôt  annuel  des  étrenn 
de  Noël  et  du  jour  de  l'an,  qui  ne  rappelle  que  trop  parfois 
backish  des  Turcs.  C'est  le  théâtre  du  Strand  qui,  sous  le  tit 
de  Christmas-Boxes^  met  en  scène  deux  honnêtes  bourgec 
de  Londres,  MM.  Jackly  et  Holly,  conspirant  ensemble  po 
priver  réciproquement  leurs  femmes  du  présent  annuel  qu  ell 
sont  habituées  à  recevoir  de  la  munificence  conjugale.  Ma 
heureusement  pour  ces  messieurs,  leurs  fines  moitiés  surpre 
nent  le  secret  du  complot  et  conspirent  de  leur  côté  po 
le  déjouer.  Les  époux  n'ont  rien  imaginé  de  mieux  que  de 
faire  chercher  querelle;  les  dames  ont  une  antipathie  pr 
noncée  pour  certains  instruments;  ces  messieurs  s'en  erap 
rent  et  exécutent  une  musique  infernale.  Les  dames  font 
sourde  oreille  ou  trouvent  le  concert  charmant,  au  risque  < 
subir  le  sort  que  les  Chinois  infligèrent  à  un  commissaire  m 
glais  qui  mourut  littéralement  du  bruit  de  cinq  cents  tam-ta 
dont  il  était  escorté  et  assourdi  partout  où  il  portait  ses  pa 
Les  maris  mélomanes  sont  plus  tôt  lassés  que  leurs  auditric 
complaisantes  ;  mais  ils  passent  à  une  seconde  épreuve,  q 
est  de  faire  chacun  une  déclaration  à  la  femme  de  l'autre,  et  < 
se  faire  surprendre  dans  cette  prétendue  conversation  crimineli 
a  en  partie  double,  »  comme  dirait  M.  Alphonse  Karr.  Les  dam 
reçoivent  cet  assaut  livré  à  leur  vertu  avec  une  coquetterie 
fine  que  les  Jocondes  britanniques  se  laissent  séduire  et  mêo 
extorquer  le  présent  qu'ils  ne  voulaient  pas  faire.  Le  présent  fai 
les  deux  dames  l'échangent,  et  la  mystification  est  complet 
Mous  avons  là  une  idée  à  la  Boccace,  mais  traduite  par  la  pn 
derie  anglaise  moderne.  L'auteur,  M.  Mayhew,  a,  je  vous  assur 
le  génie  de  la  farce.  Le  dernier  roman  de  Charles  Dickens  i 
passer  au  théâtre  avec  sa  collaboration  ;  mais  ce  qui  promet  pli 


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NOUVELLES  DES  SCIENCES.  241 

encore,  le  romancier  prépare  lui-même  une  pièce  originale  sans 
eoUaborateur. 

Sa?iez-Yous  que  Tillustre  lord  Macaulay  s'était  exercé  dans  sa 
jeimesse  à  faire  du  roman  et  du  théAtre?  Je  croyais,  moi,  ce 
grand  esprit  trop  sérieux  pour  cela  ;  il  est  vrai  qu'il  avait  cher- 
ché les  héros  de  son  roman  et  de  ses  scènes  dans  Thistoire  grec- 
que et  dans  rhistoire  romaine.  Comme,  lorsque  nous  venons  de 
moQiir,  on  met  en  relief  tous  nos  talents  et  toutes  nos  vertus, 
on  a  rappelé  aussi  que  le  grave  lord  Macaulay  avait  un  ta- 
leot  particulier  pour  l'épigramme,  et  que  les  jeux  de  mots  jail- 
lissaient tout  aussi  facilement  de  ses  lèvres  éloquentes  que 
ces  nobles  images  et  ces  paraphrases  cicéroniennes,  ornement 
de  sa  causerie  comme  de  ses  écrits.  La  mort  de  cette  haute 
illostration  de  la  littérature  contemporaine  a  attristé  les  pre- 
miers jours  de  la  nouvelle  année.  Je  pense  que  vous,  qui  l'avez 
connu  plus  familièrement  que  votre  correspondant,  vous  allez 
en  parler  dans  la  Revue  de  ce  mois,  sans  attendre  les  articles 
biographiques  qui  vont  remplir  les  Revues  et  les  Magazines  du 
mois  prochain.  Je  glanerai  seulement,  quant  à  moi,  quelques 
lignes  dans  les  courts  paragraphes  que  la  presse  quotidienne 
et  hebdomadaire  a  déjà  consacrés  à  cette  grande  mémoire.  — 
Lord  Macaulay  avait  quitté  depuis  quelque  temps  son  ancien 
appartement  du  passage  Albany  dans  Piccadilly,  et  il  habi- 
tait Holly-Lodge,  Campden-Hill,  partie  du  faubourg  de  Ken- 
singlon,  qui  est  à  Londres  ce  qu'est  Passy  à  Paris.  Sa  santé 
était  fort  affaiblie,  mais  rien  n'annonçait  qu'il  fût  gravement 
malade,  et  sa  mort,  causée  par  une  affection  du  cœur,  a  surpris 
sa  propre  sœur,  qui  l'avait  vu  le  soir  même  (le  mercredi  28  dé- 
cembre), deux  heures  tout  au  plus  avant  l'heure  fatale.  Cette 
mort  ne  fut  guère  connue  que  le  vendredi  matin  et  elle  fut  révé- 
lée aux  journaux  de  Londres  par  un  journal  de  province.  M.  Ëllis, 
son  ami  et  son  exécuteur  testamentaire,  étant  recorder  de  Leeds, 
avait  été  seul  avisé  par  une  dépêche  télégraphique  communiquée 
à  la  presse  de  cette  ville.  Sa  famille  se  rappela  que  le  25,  au  repas 
de  Noël,  il  avait  été  presque  silencieux,  ce  qui  était  réellement 
ttn  symptôme  extraordinaire.  Ses  funérailles  n'ont  eu  lieu  que  le 
lundi  9  ;  funérailles  tout  à  fait  privées,  mais  qui  n'ont  pas  man- 
qué de  solennité,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  notable  dans  l'aris- 

8»  SÉRIE.— TOME  1.  16 

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242  REVUE   BRITANNIQUE. 

tocratie  de  naissance  et  de  talent  ayant  tenu  à  y  figurer, 
poêle  était  porté  par  le  lord  grand  chancelier,  le  comte  de  Ci 
lisle,  le  coipte  de  Shelbumo,  le  comte  de  Stanljope,  sir'Her 
Holland,  lord  Jphn  Russell,  le  duc  d'Argyle,  le  président  de 
Chambre  des  communes,  le  doyen  de  Saint-Paul  (le  révère 
M.  Milmap,  poète  et  historien  comme  le  défunt).  Tous  les 
gnitaires  ecclésiastiques  de  Tabbaye  de  Westminster  conc< 
raient  au  service  mortuaire.  L'enregistrement  du  testament 
lord  Macaulay  à  la  Cour  spéciale  où  se  déposent  ces  sortes  d'ac 
(Probate-Court)  a  révélé  le  chiffre  de  la  fortune  acquise  si  ho 
rablement,  moitié  par  les  cinq  années  de  ses  fonctions  pul 
ques  à  Calcutta,  ^t  moitié  par  sa  plume  d'historien.  Elle  s'^ 
vait  ii  80,000  livres  sterling,  dont  sa  sioeur,  lady  Tr^vyJian,  es 
principale  héritière,  prélèvement  fait  de  divers  legs  en  faveui 
ses  frères,  neveux  et  nièces.  Ce  qui  intéresse  surtout  dans 
héritage,  c'est  la  partie  des  manuscrits.il  paraît  qu'il  y  ai^i 
plusieurs  chapitres  du  cinquième  volume  de  VBistoire  d^Ati 
terre  déjà  mis  au  net,  et  le  reste  du  volume  assez  avancé  p 
compléter  le  règne  de  Guillaume  III;  mais  jusqu'ici  lady  T 
vylian,  la  sœur  de  lord  Macaulay,  sepible  s'opposer  à  un  inv 
taire  exact  de  ces  manuscrits.  Son  mari,  sir  Charles  Trevyli 
est  gouverneur  de  Madras,  où  elle  se  dispose  à  aller  le  joinc 
avec  rintention  de  ne  revenir  en  Angleterre  que  dans  deux  a 
Jusque-là,  elle  déposerait  les  manuscrits  chez  son  banqu 
pour  ne  s'en  occuper  qu'à  son  retour.  On  espère  toutefois  i 
difier  cette  résolution. 

Une  courte  biographie  anonyme  de  lord  Macaulay  a  déjà 
publiée  ;  mais  vous  ne  trouverez  guère  des  faits  nouveaux  d 
ces  cent  et  quelques  pages  rédigées  et  imprimées  à  la  hi 
Parmi  les  documents  qu'on  nous  promet  de  plus  d'un  côté 
remarque  que  le  Macmillan  Magazine  annonce  pour  fév 
deux  lettres  inédites  de  miss  Hannah  More,  qui  nous  fer 
connaître  le  jeune  Macaulay  à  l'âge  de  douze  aps.  Miss  Hani 
More  étudiait  en  lui,  avec  l'intérêt  d'une  maîtresse  d'éc( 
l'enfant  précoce  qui  ne  démentit  pas  l'avenir  qu'elle  n'é 
pas  la  seule  à  lui  prédire.  Vous  pouvez  compter  que  d'i( 
quelques  mois  on  aura  publié  sur  lord  Macanlay  4U  moins 
valeur  de  deux  volumes.  Il  règne  toujours  duns  la  littéral 


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N0UVELf.9S   DES  SCIENCES.  ^43 

anglaise  ce  que  j'appellerai  une  véritable  épidémie  biographi- 
que, dont,  au  reste,  je  ne  voudrais  guérir  ni  les  auteurs  ni  les 
libraire^,  car  les  biographies,  qui  ne  le  cèdent  qu'à  l'histoire, 
rûcoeillent  des  anecdotes  et  des  détails  de  mœurs  qui  ont  leur 
prix  dans  l'histoire  elle-même.  Lord  Macaulay  ne  les  a  pas  dé- 
daignés dans  son  ouvrage.  Laissez-moi  vous  dire  à  ce  propos 
qae,  si  vous  réimprimez  ses  Essais  biographiques  et  lUlémires, 
où  figurera  naturellement  lord  Bacon,  vous  devez  emprunter 
quelques  notes  à  une  suite  d'articles  sur  le  chancelle^  de  Jac- 
ques P^  qui  sont  en  cours  de  publication  dans  YAihenœum  de 
ce  mois.  Le  journaliste  réhabilite  ce  beau  génie  que  Pope  avait 
proclamé  le  plus  grand  et  le  plus  vil  des  hommes.  Si  le  dernier 
article  est  de  la  force  des  premiers,  il  ne  resterait  plus  qu'une 
de  ces  deux  épithètes  attachées  au  nom  de  Bacop. 

Je  laisse  de  côté  une  nouvelle  Vie  de  lord  Wellington^  pp  des 
dieax  de  la  biographie  britannique,  pour  vous  recomm^pder 
plutôt  la  lecture  de  la  relation  de  la  mission  de  lord  Elgip  en 
Chine  et  au  Japon,  par  M.  Laurence  Oliphant,  son  secrétaire. 
VoilA  an  livre  !  et  cependant  je  vous  permets  de  sauter  par  des- 
sus one  bonne  moitié  du  premier  volume;  mais,  une  fois  que 
I.  Oliphapt  est  sorti  des  récits  préliminaires  et  raconte  ses  im- 
pressions, vous  ne  le  quitterez  plus  et  lui  pardonnerez  quelques 
réclamations  contre  le  pavillon  français.  H.  Oliphant  n'est  peut- 
être  pas  non  plus  tout  à  fait  impartial  à  l'égard  des  Chinois  ; 
mais  il  leur  accorde  encore  le  mérite  de  certains  bons  procédés, 
n  est  plus  juste  envers  les  Japonais,  quoiqu'il^  aient,  à  ce  qu'il 
parait,  à  peu  près  les  mêmes  préventions  contre  les  barbares, 
en  y  mêlant  quelques  préventions  contre  les  habitants  du  Cé- 
leste Empire  eux-mêmes.  Aussi  se  ôgure-t-on  aisément  le  sen- 
timent que  durent  éprouver  les  Anglais  en  arrivap^  ^  Ie(}do  : 
«  Lorsque  nous  parcourûmes  les  rues  de  la  ville,  les  gamins 
(c'est  le  terme  dont  se  sert  M.  Oliphant),  les  gamips  accouraient 
et  nous  saluaient  de  cette  acclamation  :  «  Voilà  les  Chinpjs  1  9 
Etre  traité  de  Chinois  quand  on  vient  d'être  traité  de  diable 
jaune  en  Chine  1  C'est  mortifiant  ;  bien  plus,  l'instinct  cppiquer? 
cial  des  Anglais  fut  tout  d'abord  deviné,  et  la  phrase  de  saluta- 
tion qu'on  leur  adressait  le  plus  communément  était  :  <c  Çt^ippii;, 
«Chinois  !  qu'|ivez-vous  à  vendre?  »  Vous  rappelez-vous  |e  tep)p§ 


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REVUE  BRITANNIQUE. 


OÙ  Ton  prétendait  que  le  suicide  était  endémique  en  Angleter 
Ce  temps-là  n'est  plus;  sans  cela,  les  Anglais  auraient  pu  i 
porter  du  Japon,  où  le  suicide  est  toujours  à  la  mode,  un  gra 
perfectionnementdans  la  manière  de  partir  pour  l'autre  mon 
Les  Japonais  ne  s'arrachent  plus  les  entrailles  comme  Ca 
désespérant  de  la  république.  Le  petit  couteau  avec  lequel 
s'ouvraient  l'abdomen  ne  sert  plus  qu'à  faire  une  légère  incis 
significative.  «  Le  suicidé  a  assemblé  sa  femme  et  ses  enfa 
pour  les  rendre  témoins  de  son  trépas  héroïque.  Son  meilli 
ami,  celui  qui,  dans  notre  pays,  eût  été  prié  d'être  son  témi 
à  son  mariage,  est  là  debout  près  de  lui,  avec  un  sabre  nu  i 
main,  et  à  peine  la  légère  incision  est  faite  que  le  sabre  descei 
et  la  tête  roule  aux  pieds  de  la  famille  désolée.  »  C'est  de  l'ai 
que  tout  pur,  il  me  semble. 

D'après  la /^t'n/erf'J?d/m6oury,  les  Anglais,  traités  de  Chic 
au  Japon,  n'en  auraient  pas  moins  reconnu  dans  la  Consti 
tion  de  cette  contrée  une  singulière  analogie  avec  la  leur, 
l'opposant  surtout  à  la  Chine ,  «  choisie  depuis  longtemps 
M.  de  Tocqueville  comme  le  plus  remarquable  exemple  de 
dégradation  où  descendrait  une  nation  qui,  égalisant  toutes 
conditions  sociales,  subirait  la  domination  d'un  souverain 
solu.  »  Au  lieu  d'être  une  démocratie  à  la  chinoise,  le  Ja[ 
serait  donc  un  pays  aristocratique  comme  l'Angleterre,  avec 
mélange  d'institutions  municipales.  Les  nobles  héréditai 
du  Japon  sont-ils  réellement  des  nobles  à  l'anglaise,  formi 
cette  classe  gouvernante  qui  offusque  M.  Bright,  et  au-dessus 
laquelle  l'empereur  qjirUucl  et  l'empereur  temporel^  n'ont  q 
l'autorité  apparente,  personnifiée  par  la  reine  d'Angleterre,  ï 
jesté  double,  mais  qui  règne  et  ne  gouverne  pas,  qui  est  le  pa 
de  l'anglicanisme,  mais  qui  n*officie  ni  à  Westminster-Abb< 
ni  à  Saint-Paul? 

La  grande  aristocratie  japonaise  rappellerait  beaucoup  pi 
exactement  l'aristocratie  vénitienne  que  l'aristocratie  anglaii 
à  cause  du  système  d'espionnage  qui  met  chaque  noble  sous 
surveillance  de  son  voisin,  et  réciproquement.  En  Angleter 
les  whigs  et  les  tories  se  surveillent  bien  aussi ,  mais  sans  ( 
pionnage  et  uniquement  par  la  jalousie  naturelle  de  deux  par 
alternativement  au  pouvoir.  M.  Oliphant  ne  laisse  d'ailiei 


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NOUVELLES  DES  SCIENCES.  245 

échapper  aucune  des  analogies  qui  peuvent  remettre  sous  ses 
yeai  quelques-uns  des  traits  de  la  patrie  absente  ;  il  admire  en 
léritable  Anglais  la  propreté  des  femmes  et  leurs  fréquentes 
ablations  :  mais,  pensant  que  la  Revue  puisera  au  moins  quel- 
ques extraits  dans  cette  relation,  je  me  contenterai  de  citer  en- 
core un  paragraphe  sur  les  chiens  japonais,  et  la  comparaison 
de  leur  condition  sociale  avec  celle  des  grandes  cités  d'Orient  : 
«  Les  rues  de  leddo  sont  infestées  de  chiens,  non  de  ces  mi- 
sérables chiens  affamés  de  Constantinople  ou  de  ces  chiens 
parias  de  Tlnde,  mais  de  chiens  bien  nourris,  au  poil  lustré, 
aodacieux,  qui  ne  reconnaissent  aucun  maître,  semblent  vivre 
aox  frais  de  la  ville,  et  posent  fièrement  leur  indépendance  en 
releTant  la  queue  et  dressant  les  oreilles.  Ces  animaux  sont  vé- 
nérés autant  qu'ils  l'étaient  jadis  en  Egypte.  Les  plus  antiques 
traditions  les  protègent,  et  c'est  un  crime  puni  comme  assassi- 
nat que  d'en  mettre  un  à  mort.  Bien  mieux  encore,  ils  ont  des 
gardiens  officiels  pour  veiller  sur  eux  et  des  hospices  pour  les 
recueillir  lorsqu'ils  tombent  malades.  Certes,  ils  ont  su  profiter 
de  CCS  immunités  protectrices,  et,  comme  race,  ce  sont  les  plus 
beaux  chiens  de  rue  que  j'aie  vus.  »  Liberté,  indépendance,  sé- 
cante, protection  politique  et  alimentation  gratuite  1 1 1  C'est  l'u- 
îopie  des  vrais  amis  du  peuple,  moins  le  droit  au  travail,  par- 
Taitement  inutile  avec  le  droit  au  ne  rien  faire.  0  Diogène  1  grand 
philosophe,  ton  cynisme  tant  calomnié  avait  deviné  le  bonheur 
des  chiens  japonais!  L'idéal  de  Platon  n'est  encore  qu'un  vain 
rêTcl 

La  Revue  d^ Edimbourg  vous  épargnerait  de  choisir  des  extraits 
delà  relation  de  M.  Oliphant;  mais  vous  avez  des  articles  plus 
ou  moins  curieux  dans  sa  dernière  livraison  :  soit  celui  qui  est 
consacré  à  la  mortalité  des  diverses  professions  industrielles , 
article  mélancolique,  qui  suffirait  pour  justifier  mon  regret 
d'être  un  des  fils  d'Adam,  condamnés  à  gagner  leur  pain  à  la 
sueur  de  leur  front,  plutôt  qu'un  chien  du  Japon  ;  soit  l'article 
^n  apparence  paradoxal  qui  prouve  par  la  statistique  qu'un  sujet 
anglais  paye  déjà  moins  d'impôt  qu'un  sujet  français,  et  que  les 
taxes  tendent  à  décroître  en  Angleterre,  tandis  qu'elles  vont 
creicendo  dans  notre  belle  et  heureuse  France,  sans  parler  de 
la  cherté  de  la  vie  dans  les  deux  pays,  comparaison  tout  à  l'a- 


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246  REVUE   BRITANNIQUE. 

vatïiH^e  ertcore  des  sujets  de  S.  M.  la  reîiie  Victoria.  Mais  je 
voué  l'ecomtoatide  surtout  de  faire  traduire  par  tiotte  jeune  col- 
laborateur naturaliste  Tarticle  sur  VAcclimaialion  des  animaux. 
tlotittaii*emént  à  ses  habitudes  de  collaboration  secrète  ou  ano- 
nytoè,  la  Revue  (VEdimbourcj  nous  apprend  que  6et  article  est 
pre^Ue  entièrement  l'œuvre  de  M.  Mitchell,  Tinfortuné  ei-se- 
èrétaii*e  du  Jardin  zoologique  de  Londres,  qui  avait  accepté  de 
venir  diriger  le  Jardin  zoologique  de  Paris.  Le  manuscrit  de 
Fàrticle  était  à  peine  remis  à  Fimprimeur  de  la  Rtvue,  que 
M.  Hitchell  terminait  son  utile  et  honorable  carrière  pat  un  sui- 
cide eticore  inexpliqué. 

La  Hetue  analyse  aussi  les  Souvenirs  et  Correspondances  de 
M"^  Hécatnier,  et  je  crois  savoir  que  cet  article  est  de  M"*®  Auslin. 
Jô  pensé  que  vous  vous  en  emparere:^  si  vous  n'en  avez  fait  un 
voué-même  sur  cette  femme  célèbre,  que  le  ciel  consola  de  ne 
pâà  être  mère  en  lui  donnant  une  fille  adoptive  si  bien  faite 
pour  hôtiorer  cette  chère  mémoire,  par  les  délicatesses  de  son 
propre  cœur  comme  par  celles  de  sa  plume.  Hélas  !  elle  paye 
cher  en  ce  moment  le  bonheur  d'avoir  été  unie  pendant  nombre 
d'années  à  un  des  hommes  les  plus  éraideîlts  de  l'érudition  et 
de  la  littérature  françaises. 

Je  ne  crois  pas  que  la  Quarierly  Retieto  de  ce  trimestre  offre 
k  la  Revue  Britannique  un  aussi  riche  butin  que  la  Revue  d'E- 
dimhôUtg.  Elle  s'occupe  aussi  de  la  Chine  et  du  Japon;  mais 
Soh  article  eut  Cowper  me  semble  un  peu  trop  rétrospectif.  Vous 
ne  dédaignerez  pas  d'ailleurs  de  faire  votre  profit  de  l'article  sur 
les  lieligious  rmtdls  qui  précède  très-convenablement  la  vie 
dévote  du  poète  de  la  Tâche,  ûi  de  l'article  sur  les  colonies 
australiennes,  ni  enfin  de  l'article  sur  les  divers  inventeurs  des 
machines  à  tisser  le  coton,  ces  héros  du  génie  manufacturier 
de  la  Grande-Bretagne,  ces  civilisateurs  qui  ont  fait  de  la  pro- 
vince de  Lancaslre,  encore  à  demi-sauvage  il  y  a  cent  ans,  la 
plus  grande  ruche  industrielle  du  monde.  Ils  figurent  la  plupart 
dans  tih  charmant  volume  que  je  vous  envoie  :  Self-Help,  ou 
Aîde-lùi,  le  Ciel  Caldera,  tableau  anecdotique  de  tous  les  ou- 
vriers qui  se  sont  élevés  eux-mêmes.  M.  Smiles,  qui  en  est 
l'auteùt,  a  réservé  quelques-uns  de  ses  chapitres  aux  ouvriers 
de  la  pèflèéè,  qu'il  a  le  bon  goût  de  ne  pas  trop  sacrifier  aux 


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NOUTELLES  DES  SCIENCES.  247 

mécaniciens.  M.  Smiles  a  été  le  biographe  de  Robert  StephensoD, 
dont  il  défend  encore  ici  les  titres  toujours  disputés. 

Je  ne  dois  pas  passer  sous  silence  les  deux  volumes  de 
M.  Russell  sur  sa  campagne  dans  Flnde  ;  car  le  correspondant 
du  Times  a  fait  réellement  campagne  sous  lord  Clyde,  comme  en 
Crimée  sous  lord  Raglan.  Son  ouvrage  n'est  nullement  la  re- 
production de  ses  fameuses  lettres  écrites  sous  la  tente  ou  à  la 
lueur  d'un  feu  de  garde.  Nous  n'avions  dans  le  journal  que  ses 
premières  impressions.  Nous  avons  ici  des  études  réfléchies  sur 
rinde  anglaise,  où  les  vainqueurs  et  les  vaincus  sont  jugés  avec 
une  impartialité  qui  étonnerait  de  la  part  d'un  Anglais  pur- 
sang;  mais  M.  Russell  est  Irlandais.  Aussi  commence-t-on  à 
l'accuser  d'avoir  au  fond  du  cœur  une  tendresse  tout  irlandaise 
pour  les  rebelles.  Le  fait  est  qu'il  réduit  à  néant  certaines 
assertions  qui  semblaient  irréfutables.  La  rébellion  n'est  pas 
précisément  justifiée  par  M.  Russell,  mais  expliquée  très-souvent 
au  désavantage  du  gouvernement  britannique.  Nana-Sahib  lui- 
même  n'est  plus  un  monstre  si  odieux.  Il  a  quelques  traits  de 
ces  lords  Desmond  qui  firent  une  si  rude  guerre  aux  généraux 
de  la  reine  Elisabeth. 

P,'S.  Je  viens  de  lire  le  discours  de  la  reine  :  il  ne  satisfait 
qu'à  demi  l'attente  générale  ;  mais  les  ministres  se  sont  réservé 
l'honneur  de  le  commenter  largement  et  d'y  rattacher  ainsi 
reiposé  plus  explicite  de  leur  politique.  Je  suis  forcé  de  fermer 
ma  lettre  avant  de  connaître  les  premières  séances  de  la  session. 


Le  Times  du  20  courant  rend  compte  de  Tinstance  introduite 
devant  les  tribunaux  de  Londres  par  M""  Simonin,  qui  demande 
à  être  divorcée  de  son  époux,  le  sieur  Mallac.  M"*  Simonin  n'est 
autre  que  M"*  Valérie,  du  Théâtre-Français,  et  elle  ne  réclame 
le  divorce  que  pour  le  bon  motif,  c'est-à-dire  pour  prendre  un 
autre  mari  avec  qui  elle  est  venue  en  Angleterre,  oubliant  qu'elle 
y  était  justement  déjà  en  puissance  de  mari.  C'est  un  procès 
qui  fait  du  bruit  à  Londres,  parce  qu'on  sait  que  le  remplaçant 
de  H.  Mallac  serait  le  fils  d'un  ministre  français. 


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CeRONIQUE 


ET 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Paris,  janvier  1860. 

G.  —  In  spile  of  Pope  or  dignities  of  church. 

\\.  —  Thouit  answer  this  before  tbe  Pope. 

G.  —  En  dépit  du  Pape  ou  des  dignitaires  de  l'Église. 

W.  —  Tu  répondras  de  ceci  devant  le  Pape. 

(Shaisp.,  Henri  VI,  acte  I,  se.  m.) 

An  enemy  and  give  over  my  trade  ! 

Un  ennemi  et  abandonner  mon  industrie  î 

(Shaesp.,  Timon  d'Athènes,  acte  IV,  se.  m.) 

Que  nos  lecteurs  se  rassurent  :  le  chroniqueur,  quoique  escorté  de 
Shakspeare,  n'a  nulle  envie  de  se  jeter  dans  la  mêl^e  des  brochuriers 
pour  ou  contre  lé  pape.  Il  plaint  ceux  de  ses  amis  (il  en  a  dans  les 
deux  camps,  à  Rome  et  à  Paris)  qui  ont  osé,  les  uns  croiser  leur  simple 
plume  d'homme  de  lettres  avec  une  plume  politique  soutenue  par 
cinq  cent  mille  baïonnettes,  les  autres  avec  une  plume  religieuse  sou- 
tenue par  les  foudres  du  Vatican  : 

Non  licet  inter  nos  tantas  coroponere  lites. 

Nous  déplorons  aussi  la  lutte  en  elle-même  et  la  confusion  qu'elle 
jett«  dans  les  esprits  à  Paris  et  à  Rome,  d'où  nous  arrive  une  épigrammo 
bien  italienne  qu'on  attribue,  selon  l'usage,  à  Pasquin  ou  à  Marforio, 
et  qui  évoque  le  fameux  cardinal  Mezzofante,  si  merveilleusement  doté 
du  don  des  langues  : 

Cardinal  polyglotte,  illustre  Mezzofante. 
Parlant  tous  les  jargons  qu'on  parle  sous  le  ciel, 

Viens  rétablir  la  bonne  entente 
De  tous  nos  champions  du  trône  ou  de  Tautel 

Dont  la  faconde  assourdissante 
Fait  de  Rome  papale  une  tour  de  Babel. 


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CHRONIQUE  ET  BULLETIN   BIBLIOGRAPHIQUE.  249 

d  est  des  gens  qui  ont  le  singulier  bonheur  d*être  de  Tavis  de  tout 
)e  monde  ;  sur  cette  question  romaine  nous  aurions  plut<)t  le  malheur 
df  D'être  de  l'avis  de  personne.  L'occasion  serait  belle  pour  nous  créer 
1&  réputation  d'avoir  un  mauvais  caractère,  —  réputation  qui  a  fait  la 
fortane  littéraire  de  plus  d'un  critique^  car,  hélas  !  nous  réussissons 
pins  souvent  en  ce  monde  par  nos  défauts  que  par  nos  qualités,  —  ce 
qu'on  dénoncera  tout  haut  comme  un  paradoxe,  mais  ce  dont  on  con- 
Tiendra  tout  bas  :  aussi  ne  craignons-nous  pas  là-dessus  des  contra- 
dictions très-tenaces.  En  nous  abstenant  sur  la  question  romaine,  il 
nous  resterait  la  question  du  libre  échange  ;  mais  c'est  une  question  qui 
a  toujours  été  réservée  aux  graves  rédacteurs  de  notre  Revue,  laquelle 
est  traditionnellement  engagée  à  toutes  les  libertés,  mais  en  faisant 
ses  réserves  pour  réclamer  les  transitions.  Le  chroniqueur  aurait  bien 
ses  réserves  personnelles  à  émettre,  étant  affligé  de  quelques  petits 
intérêts  métallurgiques;  mais  il  s'est  laissé  loyalement  séduire  par 
le  programme  qui  ouvre  un  si  magnifique  horizon  à  la  prospérité  de  la 
France.  Voyez  ce  que  c^est  que  l'imagination  :  le  chroniqueur,  impri- 
mant en  ce  moment  un  recueil  de  vers  et  de  légendes,  s'est  laissé  en- 
trainer  par  la  muse  au  delà  même  de  Tépoque  où  les  montagnes  auront 
en  le  temps  de  se  reboiser,  et  il  a  eu  comme  une  vision  dans  le  style 
de  cette  églogue  épique  où  Virgile  nous  montre  Àstrée  ramenant  l'âge 
d  or  sous  le  règne  des  héritiers  d'Auguste.  Dans  ces  nova  régna,  c'est  le 
prince  impérial  qui.  César  à  son  tour,  reprend  et  continue  l'œuvre  pa- 
ternelle. Le  programme  de  1 860  est  largement  exécuté  ;  tous  les  inté- 
rêts matériels  sont  satisfaits  :  la  corne  d'abondance  verse  ses  trésors  sur 
le  peuple  ;  nos  enfants  ont  le  sucre  à  25  centimes  la  livre  et  la  viande  au 
même  prix;  les  manufacturiers  du  Nord  tendent  une  main  fraternelle 
aux  vignerons  du  Midi  ;  Amiens  et  Rouen  illuminent  le  même  jour 
qne  Marseille  et  Bordeaux,  etc.  ;  bref,  tout  le  monde  est  content,  et  le 
nouveau  César  écrit  dans  le  Moniteur  à  son  premier  ministre  que  les 
contemporains  de  son  père  ayant  eu  le  bon  sens  de  savoir  attendre,  et 
de  reconnaître  que,  sans  la  sécurité,  toute  liberté  trop  étendue  n'est 
<ia'une  porte  ouverte  au  déserdre,  à  l'anarchie,  aux  révolutions,  il  est 
temps  de  les  récompenser  dans  la  personne  de  leurs  petits-neveux,  et 
de  proclamer  cette  liberté  anglaise  qui  a  dû  céder  le  pas  au  fer  de  Cor- 
nooailles/aux  cotonnades  de  Manchester,  aux  houilles  de  Newcastle... 
les  poètes  vont  quelquefois  un  peu  trop  vite,  siurtout  quand  ils  s'affran- 
chissent de  la  rime  ;  heureusement,  au  moment  où  Pégase  allait  nous 
emporter  peut-être,  on  est  venu  nous  raconter  l'anecdote  récente  du  pa- 
laisdesToileries.  Imaginez-vous  qu'un  industriel  anglais,  ayant  inventé 
un  nouveau  modèle  de  ces  vélocipèdes  qui  marchent  tout  seuls  quand  on 
^tlesmanoeuvrer,  en  a  offert  un  au  prince  impérial,  pour  qui  l'empe- 


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m 


AEttJE    BRITAJ^NIQÙfe. 


TGur  et  l'impératrice  l'ont  gracieusement  accepté.  Le  jeune  prince,  a^ 
une  vivacité  de  bon  augure,  s'est  (otit  d'abord  mis  en  selle  avant  c 
le  messager  du  donataire  eût  le  temps  de  lui  montrer  la  manière  d' 
rôter  cette  monture  qui  rappelle  le  destrier  Chevillard  des  romans 
chevalerie.  Voilà  le  prince  parti  et  lie  pouvant  plus  s'arrêter.  V 
vous  figurez  sans  peine  l'alarme  des  serviteurs  du  palais,  qui  pouvai 
craindre  d'être  forcés  de  courir  après  l'auguste  cavalier  jùsqu^à  D' 
vres,  d'où  est  arrivé  le  nouveau  vélocipède.  Mais  les  portes  de  Tapj 
tnment  n'étaient  pas  toutes  ouvertes.  Quoique  le  fait  nous  ait  été 
conté  dans  son  exactitude  prosaïque,  nous  nous  en  sommes  fait 
apologue,  et  nous  rentrons  dans  les  limites  du  temps  présent,  tout 
mêlant  nos  espérances  de  8&  àut  acclamations  p^r  lesquelles  l'empei 
a  été  justement  salué  eti  retour  du  pfogramme  de  l'ère  nouve 
Nous  y  ajouterons  aussi  nos  félicitations  au  ministre  qui  vient  d' 
chargé  de  diriger  nos  relations  extérieures.  M.  Thouvenel  a  si  1 
représenté  la  France  en  Orient  que,  satis  vouloir  déprécier  son  | 
décesseur  (ce  qui  serait  de  mauvais  goût),  nous  pouvons  dire  que 
preuves  soiit  faites.  La  diplomatie  européenne  Ta  connu  d'ailh 
lorsqu'il  n'occupait  que  la  .secoûde  place  dans  soti  ministère . 

Très-désireux  de  ne  pas  laisser  notre  Chronique  s'engager  dans 
luttes  passionnées  cpii,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  renouvellera 
les  querelles  théologiques  du  Bas-Empire,  c'est  à  regret  que  je  t 
jtarole,  ep  proclamant  de  nouveau  ici  l'Histoire  de  la  liberté  religiem 
Fraîice,^TM,  S.-M.  Dargaud^,  une  des  lectures  les  plus  entraîna 
qu'on  puisse  rencontrer.  Vous  avez  là  toute  la  vie,  tout  le  mouvem 
toute  la  couleur  que  M.  Michelet  met  dans  ses  récits,  sans  aucun 
liage  de  ces  mauvaises  pensées,  de  ces  récriminations  haineuses 
ces  insinuations  perfides  qui  portent  rétrospectivement,  dansl'hist 
de  l'ancienne  France,  toutes  les  violences  des  dénonciations  r<ni 
tionnaires.  Si  par  hasard  M.  Dargaud  était  un  peu  l'élève  de  M. 
chelet,  il  serait  bien  supérieur  à  son  maître  par  cette  bonne  foi,  san: 
quelle  le  philosophe  n'est  qu'un  sophiste,  le  politique  un  homme 
fmrti,  le  poète  un  artiste  en  phrases.  J  msist«  sur  la  bonne  foi 
AJ.  Dargaud;  je  dis  même  qu'il  reste  quelque  chose  de  naïf  dans 
admirations  et  ses  enthousiasmes  les  mieux  motivés,  parce  que  ( 
déjà  répondre  à  ces  catholiques  timorés  qui  ont  pu  craindre  que 
'oppresseurs  y  fassent  trop  sacrifiés  aux  opprimés,  les  persécuteurs 
martyrs.  La  vérité  est  que  M.  Dargaud  s'identifie  si  bien  à  tous  c 
qai  ont  soufTort  pour  la  liberté  de  conscience,  que,  sous  son  st 

*  HisUÀre  de  la  liberté  r$Ugieuse,  etc.;  4  vol.  chez  Charpentier,  édii. 


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CHRONIQUE  ET  BULLEtIN  BIBLIOGRAPHIQUE.  ^51 

d'ailleurs  correct,  on  sent  irémitencore  la  chair  torturée,  on  enteiid 
encore  un  écho  du  cri  de  la  victime.  Quand  vous  poussez  Témotlon  à 
ce  point  pat  un  récit,  vous  êtes  moins  historien  qu'orateur;  mai^ 
M.  Dargaud  n'abdique  pas  sa  raison  de  penseur,  et,  en  tout  cas,  il  k 
retrouve  toujours  quand  il  prend  une  coticlusioù,  quand  d'avocat  il 
se  fait  juge.  L'animation  de  cette  manière  s'explique  encore  par  l'é- 
tude curieuse  que  M.  Dargaud  a  faite  de  ses  personnages,  en  consul- 
tent non-seulement  les  imprimés  et  les  manuscrits  des  bibliothèques, 
nais  encore  les  estampes.  Les  portraits  et  les  gravures  ont  réellement 
^iné  M.  Dargaud,  un  Michel-Ange  inconnu  ressuscitant  pour  lui, 
sur  une  toile  enfumée  ou  un  papier  jaimi,  les  héros  de  son  épopée. 
Il  nous  dit  lui-même  :  «  Les  estampes  communiquent  jusque  dofis  la 
fw^elU  des  os  la  terreur  des  règnes  les  plus  pathétiques  !  »  Voilà  com- 
ment le  lecteur  éprouve  quelquefois  dans  son  livre  cette  horripilatioti 
qui  me  saisit  le  jour  où  j'entrai,  à  Rome,  dans  Saint-Etienne-le-Rond, 
cette  église  dont  chaque  pan  de  muraille  représente  un  supplice.  Je 
nVientrai  jamais,  et  je  me  hâte  dédire  que  je  relirai  l'histoire  de 
M.  Dargaud ,  parce  qu'il  y  a  un  peu  plus  de  variété  que  dans  Santo- 
S(ephano-Rotondo,  ne  serait-ce  que  lorsqu'une  sympathie  chevaleres- 
que force  l'historien  à  ne  pas  jtiger  trop  sévèrement  les  Guises,  lui 
(fui  ne  croit  pas  aux  larmes  du  duc  d'Albe  ni  aux  larmes  d'aucun  ty- 
ran, ou  plutôt  qui  y  Croit,  mais  pour  s'écrier  dans  un  de  ces  paragra- 
phes ft  la  Mi(!helet  :  m  II  a  pleuré,  je  vous  l'accorde  ;  mais,  à  votre  tour, 
accordez-moi  qu'il  a  tué.  ïl  a  plenré;  Louis  XI  aussi,  et  Catherine  de 
MMicis  et  Torquemada  pleuraient.  Philippe  II  pleura  lorsqu'il  apprit 
àui  membres  de  son  Conseil  l'arrestation  de  don  Carlos.  Tous  les  ty- 
rans sont  faciles  aux  larmes  ;  les  larmes  chez  les  despotes  endurcis  sont 
(pelquefois  une  hypocrisie,  quelquefois  une. détente  lîerveuse.  Regar- 
der leurs  mains,  elles  sont  rouges;  leurs  mains  répandaient  le  sang, 
tandis  que  leurs  yeux  versaient  quelques  larmes,  —  des  larmes  dia- 
boliques î  V 

Ce  n'est  pas  M.  Dargaud  «qui  se  laisserait  prendre  aux  théories  de 
fette  raison  d'Etal  dont  M.  Ferrari  publie  l'histoire,  où  nous  voyons  le 
monde  livré  fatalement  depuis  son  origine  à  une  politique  satanique  ; 
désespérante  histoire ,  très-dramatique  aussi  et  très-originale ,  dont 
voici  la  première  phrase  :  Rien  ne  répugne  à  la  nature  comme  de  faire 
'<>  Imnmes  libres  et  égaux.  Et  voici  une  des  dernières  :  «  Soyez  hardi, 
utopiste,  rédempteur;  prêchez  un  paradis  facile,  des  récompenses 
universelles,  des  amnisties  illimitées,  etc.  \  plus  courageux,  plus  vrai> 
plus  simple  que  vous,  le  dernier  des  prêtres  vous  confondra  en  vous 
niunlrant  le  nml  partout  et  la  nécessité  de  Vimposcr  à  la  délivrance  elle^ 


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252  REVUE    BRITANNIQUE. 

même  pour  la  rendre  possible  *  !  »  Opposons  bien  vite  à  cet  arrêt,  qu*on 
dirait  dicté  par  Taveugle  fatum  des  anciens,  les  douces  illusions  qui 
consolent  M.  Dargaud,  lorsque,  essuyant  son  front  après  le  spectacle  à  la 
fois  béroïque  et  navrant  auquel  il  vient  d'assister,  il  entrevoit  la  finale 
fraternité  des  bomroes,  la  tolérance  partout,  la  persécution  nulle  part. 
«  En  attendant,  confessons,  chacun  selon  la  vérité,  ce  que  nous  croyons. 
Même  dans  le  combat,  qui  est  un  devoir,  honorons  la  foi  chez  tous  : 
la  foi  selon  les  traditions  et  la  foi  selon  la  raison.   N'insultons  pas 
non  plus  le  scepticisme,  mais  plaignons-le  ;  car,  bien  qu'il  soit  la  fan- 
taisie de  quelques  grandes  intelligences,  il  est  moins  une  étendue  de 
génie  qu'une  borne  de  cœur.  »  Ne  sont-ce  pas  là  de  touchantes  exhorta- 
tions à  l'adresse  des  philosophes  aussi  bien  qu'à  l'adresse  des  simples? 
paroles  comme  nous  en  retrouverons  dans  les  deux  volumes  de  M.Jules 
Simon  sur  la  Liberté,  ouvrage  qui,  passant  en  revue  toutes  les  libertés, 
la  liberté  du  travail  et  celle  du  capital,  la  liberté  civile  et  la  liberté  pu- 
blique, la  liberté  des  cultes  et  la  liberté  de  penser,  nous  démontre 
que, sous  l'autocratie  de  la  morale,  «les  lois  humaines  ne  sont  légitimes 
qu'à  la  condition  d'être  nécessaires  et  dans  la  mesure  de  leur  néces- 
sité. »  Mais  nous  voulons,  avant  d'analyser  ce  livre  d'un  grand  pen- 
seur, avoir  lu  celui  que  le  philosophe  économiste  anglais,   M.  John 
Mill^  publie  simultanément  sous  le  même  titre  *.  Nous  devons  aussi 
nous  borner  à  annoncer  seulement  aujourd'hui  la  seconde  édition  du 
volume  de  M.  H.  Taine  sur  les  Philosophes  français  au  dix-neuvième  siècle  ^ 
M.  Taine  n'est  pas  de  ces  critiques  obséquieux  toujours  prêts  à  jurer 
par  la  parole  du  maître,  jurare  m  verha  magistri.  L'indépendance  des 
opinions  s'allie  chez  lui  à  la  souple  et  riche  variété  d'un  style  dont  le 
pittoresque  n^est  pas  la  seule  qualité  éminente.  S'il  était  astronome,  il 
aurait  découvert. quelques  taches  au  soleil.  Il  en  a  donc  découvert  chez 
M.  Cousin,  —  sans  le  croire  un  aussi  grand  pécheur  que  ceux  qui 
accusent  le  Platon  de  l'éclectisme  de  ne  vouloir  introduire  des  moi- 
nes à  l'Institut  que  pour  tâcher  de  se  glisser  au  paradis  sans  confes- 
sion ,  sous  la  robe  d'un  de  ses  collègues  tonsurés.  Quelle  modeste 
défiance  de  soi-même  quand  vous  êtes  doué  d'une  langue  si  éloquente, 
que  l'avare  nautonier  vous  ferait  crédit  du  denier  de  péage,  si  vous 
vouliez  aller  rejoindre  l'autre  Platon  aux  champs  Elysées  ! 
Les  chroniqueurs  sont  la  franchise  même  et  peu  partisans  des  capi- 

^  Histoire  d$  la  raison  d*État,  par  M.  Ferrari,  1  vol.  Librairie  de  Michel  Lévy. 

*  Le  fait  est  que,  quoique  Ui  Liberté  de  M.  Jules  Simon  soit  déjà  à  sa  seconde 
édition,  le  volume  ne  nous  est  parvenu  que  depuis  quelques  jours. 

'1  vol..  chez  MM.  Hachette  et  G*,  éditeurs  des  œuvres  philosophiques  de 
M.  Jules  Simon. 


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CH&OmQUE  ET  BULLETIN  BIBUOGRAPHIQUE.  253 

tulatioDs  de  conscience.  C'est  une  de  mes  raisons  pour  admirer  les 
Etudes  morales  et  politiques  de  M.  Oscar  de  Vallée  sur  le  duc  d'Orléans 
et  le  chancelier  d'Aguesseau  *.  Dans  ce  beau  travail,  M.  Oscar  de  Vallée, 
également  fidèle  k  la  dignité  de  la  magistrature  et  à  la  dignité  des 
lettres,  accepte  pleinement  l'objet  principal  que  Tacite  assigne  à  l'his- 
toire, objet  qiii  est  de  préserver  les  vertus  de  Toubli  et  de  contenir 
p&r  la  crainte  de  Tinfamie  et  de  la  postérité  les  mauvais  discours  et 
les  mauvaises  actions. 

M.  de  Vallée,  grâce  à  l'intention  de  ses  sympathies  et  de  ses  antipa- 
thies, comme  moraliste,  va  plus  loin  en  flétrissant  aussi  les  mauvaises 
pensées,  quand  il  pénètre  dans  les  réticences  de  la  politique.  Son 
d'Aguesseau,  Thomme  moral,  le  digne  interprète  de  la  justice,  brille 
surtout  par  le  contraste  des  caractères  qui  font  ombre  au  sien  ;  mais 
sans  être  ce  qu'on  appelle  un  homme  héroïque,  il  eut,  il  nous  semble, 
le  mérite  difficile  de  conserver  l'élévation  naturelle  de  son  âme,  tout 
en  vivant  dans  un  temps  qui,  comme  le  remarque  très-bien  M.  de 
Vallée,  ne  provoquait  guère  les  âmes  â  la  grandeur.  Son  historien  a 
tenu  surtout  à  l'étudier  dans  ses  disgrâces,  ces  épreuves  où  le  dépit 
rapetisse  encore  les  petites  âmes,  et  c'est  là  qu'en  effet  d'Aguesseau 
est  grand  par  la  protestation  résignée  de  son  silence.  Là  aussi,  s'il  avait 
besoin  de  consolations,  elles  lui  furent  toutes  ménagées  dans  les  joies 
de  la  famille  et  de  l'amitié,  dans  les  distractions  de  Técrivain,  du  sa- 
vant et  du  sage.  M.  de  Vallée  a  peint  avec  un  charme  infini  la  retraite 
du  chancelier ,  sous  les  ombrages  de  son  château  de  Fresnes,  et  je  lui 
en  sais  un  gré  infini,  car  cet  épisode  de  son  livre  a  ravivé  quelques 
précieux  souvenirs  de  ma  vie  de  rhétoricien,  lorsque  nos  grandes  pro- 
menades du  collège  de  Juilly  nous  cpnduisaient  jusqu'à  ces  frais  om- 
brages de  Fresnes,  où  nous  ne  pénétrions  qu'avec  le  respect  religieux 
dû  aux  abords  d'un  temple  y  respect  inspiré  par  les  traditions  des 
lieux  autant  que  par  nos  leçons  d'histoire,  et  qui  nous  préparait  merveil- 
leusement à  recevoir  l'affable  hospitalité  des  descendants  du  chance- 
lier. Les  tableaux  et  les  meubles  du  château,  ces  muets  contemporains 
de  l'illustre  disgracié,  complétaient  bientôt  Tillusion  pour  nos  jeunes 
imaginations,  et  quand  nous  rentrions  dans  notre  classique  domaine, 
nous  en  comprenions  mieux  le  culte  dos  héros  de  Plutarque. 

M.  de  Vallée  termine  ainsi  son  volume  :  «  Je  serais  heureux  si,  en 
fermant  ce  livre,  ceux  qui  l'auront  lu  trouvaient  que  j'ai  contribué  à 
faire  aimer  le  bien  et  à  le  rendre  même  préférable  au  succès  !  »  Certes, 
je  plains  ceux  sur  qui  ce  livre  n'aura  pas  produit  une  moitié  au  moins 


1  vol.  iD-8',  eb«z  Michel  Lévy. 


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254 


REVUI^  BRIT^r^NIQUE. 


de  cette  morale  ;  mais  ceux  qui,  après  l'avoir  lu,  feraient  encore  quelqu 
rferve  en  faveur  du  succks,  le  dieu  du  temps  où  nous  vivons,  ceuj 
là  remeniieront  encore  M.  de  Vallée  de  les  avoir  intéressés,  amus^ 
flième,  comme  on  est  amusé  par  une  biographie  historique,  car,  sous  1 
furnic  dVitïides  morales  et  politiques,  M.  de  Vallée  n'a  négligé  aucu 
4»  cei>  détaili  qui  gravent  dans  la  mémoire  les  physionomies  de  l'hi^ 
Ujire  eî  sm  événements  importants.  Pour  savoir  ce  qu'il  y  a  d'int^n 
grave  ai  sérieux  dans  ce  volume,  il  faut  le  lire  ;  m^is  si  ce  genre  d'il 
térèt  De  vous  tentait  qu'à  demi,  parcourez  les  sopamaires  :  ils  vous  e 
diront  luule  la  grâce  piquante  et  tout  Tagrément,  Il  est  telle  anecdote 
r*}suni(?e  là  en  deux  mots,  qui  vous  promet  une  scène  de  comédie,  ( 
plie  y  r^sl,  —  scène  répétée  sous  plus  d'une  forme  et  dont  naturelle 
meut  Dubois  est  le  valet,  —  quoique  le  chapeau  rouge  soit  par-dessi 
sa  calotte  de  Frontjn. 

M  de  Vallée  excelle  aus^i  à  peindre  les  caractères  avec  1b  style  ép 
gran^inatique  de  L?i  Bruyère,  et  j'eu  appelle  à  son  chapitre  XIÏ  auqu( 
je  Taisais  tout  à  l'heure  allusion,  car  il  y  peint  les  visiteurs  de  Fresnes  < 
^nlre  autres  tous  ceux  que  l'Oratoire  fournissait  au  chancelier,  quelqn 
peu  jansï'uiste,  et  parmi  eux  quelques-uns  de  ceux  dont  les  portraitsoi 
nept  encorti  les  murs  de  notre  collège,  ce  qui  explique  nos  propres  visit< 
si>us  la  conduite  d'un  professeur  qui  eût  bien  été  un  peu  jansénisi 
tiusa^i,  comme  ses  prédécesseurs  du  temps  de  d'Aguesseau.  Mais  il  n 
avait  déjà  plus  guère  alors  de  jansénistes,  même  parmi  les  oratorien! 
■je  le  deiQ^mde  à  mon  ancien  condisciple  l'illustre  Berryer,  ou,  poii 
remonter  dix  ans  plus  haut,  à  M.  le  chancelier  Pasquier,  autre  élè\ 
de  Juilly  qui  a  porté  la  simarre. 

J 'espère  que  M.  Cousin  avait' oublié  ces  deux  collègues-là  lorsque 
dans  nu  paragraphe  cité  en  note  par  M.  Oscar  de  Vallée,  il  dit  que  depu 
Massilion  renseignement  des  oratoriens  n'a  plus  guère  produit  que  df 
râpa  cirés  moyennes. 

Nous  allions  terminer  notre  Chronique  sans  payer  toutes  nos  detlcj 
CommcQl  laisser  passor  tout  un  mois  encore  cependant  sans  signaler 
l'atlentiiiu  drs  docteurs  à  diplôme  tel  auteur  qui  se  permet  d'avoir  df 
idées  trtri-îjeuves  sur  la  vie,  considérée  dans  son  principe  d'ori^in»^ 
uu  tel  autre  qui  se  permet  de  chercher,  et  avec  succès,  le  problème  d 
prolonger  cette  vie  au  delà  des  limites  de  la  longévité  habituelle 
M.  Jouteur. cl,  auteur  du  petit  volume  intitulé  laconiquement  :  h  V« 
est  uîi  bardi  physiologiste  qui  semble  croire,  non  seulement  à  la  ^é 
nération  spontanée,  mais  encore  à  l'improvisation  de  toute  la  créatioi 
animale  et  végétale,  par  suite  d'un  accident  de  fermentation  chimique 
Dieu  et  F  Ame  sontrils  réellement  exclus  par  M.  Jouveneel  de  ce  grarn 


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CHRONIQUE  ET  BU(<LETIN  BIBLIOGRAPHIQUE.  255 

lîurre? IJ  ne  daigne  pas  les  nommer  dans  son  livre;  il  ne  voit  partout 
i|\  ■  dos  phénomènes,  et  quoique,  reconnaissant  les  lois  qui  les  règlent,  il 
n»»  nie  pasqu'il  existe  peut-être  un  législateur,  il  lui  fait  sa  part  bien  pe- 
tite et  se  garde  de  le  remercier  de  sa  bonté  proviçientielle,  de  peyr  sans 
li.'Ute  (iVoir  à  lui  demander  aussi  rajson  (}e  la  tuile  qui  va  pei^t-ôtre 
lui  tomber  sur  la  tête  quand  il  sortira  dans  la  pue  ;  c'est  son  exprès- 
^.  -a.  Ne  voulant  pas  rester  sur  ce  terrain  glissant,  noi^s  prioijs  tf .  Joij.- 
V  îicel  de  se  contenter  de  notre  déclaration  trèj?-sincère  qije  nous  fiyons 
îr  'iivé  son  livre  plein  de  détails  scientifiques,  exprimés  avec  beaucoup 
'!•  précision  et  de  clarté.  A  de  plus  savants  que  nous  il  appartient  d'at- 
t.»  lier  ses  conclusions  ;  si  elles  ne  sont  pas  réfutées,  iJ  faudra,  bien 
Viniblc  chroniqueur  que  nous   sommes ,    renoncer   à  notre  ancêtre 
A'iam  pour  ne  descendre  que  d'un  certain  composé  quartenaire  azoté. 
Xuus  ne  pourrions  aujourd'hui  nous  occuper  avec  assez  d'étendue  d'un 
ritre  auteur  qui  s'est  révélé  à  nous  sous  le  nom  de  vicomte  de  La  Passe, 
et  que,  à  l'entendre  professer  l'art  de  prolonger  la  vie,  on  prendrait  pour 
^nEpiménide  médical,  réveillé  avec  toute  la  science  de  Paracelse  et  de 
Van  Helmont.  Nous  avons  pris  l'engagement  de  parler  de  son  livre,  et 
uiius  le  ferons,  heureux  de  dire  d'avance  que  M.  de  La  Passe,  quoique 
ayant  réellement  fait  des  miracles  à  rendre  jaloux  les  plus  grands  mé- 
dwias,  n'a  nulle  envie  de  se  brouiller  avec  la  science  orthodoxe.  Pour 
lui,  l'homme  réduit  à  sa  plus  simple  expression,  l'homme  pathologi- 
que comme  l'homme  physiologique,  reste  toujours  composé  de  deux 
atomes,  l'un  matériel,  l'autre  intelligent.  Nous  analyserons  donc  son 
livre  S  et  puis  nous  ferons  une  excursion  dans  un  monde  tout  à  fait 
meneilleux  avec  l'auteur  de  VUnitéidCy  poëme  en  douze  chants  et 
^•jLiaDte  actes,  poème  plus  extraordinaire  que  le  Dernier  Hoimne  de 
Gnnville.  L'auteur  de  rUnitéide,  M.  Paulin  Gage,  est  mieux  qu'un 
poêle  humain,  c'est  un  révélateur  messianique  qui,  depuis  la  compo- 
sition de  son  ouvrage,  a  reçu  une  inspiration  divine  pour  dénoncer  à 
l'Eglise  et  à  l'empire  les  grands  périls  dont  les  démons  les  menacent 
fu  ce  moment. 

Le  poème  de  VUnitéide  met  déjà  en  scène  Satan  et  ses  acolytes  in- 
fernaux, ce  qui  nous  rappelle  que  nous  avons  reçu  aussi  ce  mois-ci  le 
Paradis  du  Dante,  si  bien  rendu  ei;  vers  français  par  M.  Louis  Ratis- 
btJDDe.  C'est  donc  avec  un  multiple  regret  que  nous  sommes  forcé  de 

dore  ici  notre  Chronique  mensuelle. 

AMÉDÉE  PICHOT. 

»  Ex$ai  sur  la  conservation  de  la  w>,  par  M.  le  vicomte  de  La  Passe;  1  vol., 

UbnirieV.  llasson. 


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256  REVUE    BRITANNIQUE. 

Nous  D  avons  pas  négligé  les  théâtres  ;  ce  sont  eux  qui  nous  ont  né- 
gligé, en  ne  donnant  ce  mois-ci  que  les  pièces  du  mois  dernier,  ou 
des  pièces  un  peu  trop  compromettantes  pour  notre  chaste  Chronique. 
0  duc  Job  !  vertueux  duc  Job  î  qui  enrichissez  la  Comédie-Française, 
vous  méritez  décidément  le  prix  Montyon. 

La  tragédie  est-elle  ressuscitée?  Allez  voir  dans  la  galerie  de  MM.  Gou- 
pil le  beau  portrait  de  M"«  Rachel  par  M.  Gérôme.  Les  comédiens  or- 
dinaires de  Sa  Majesté  devraient  aller  en  corps  déposer  une  couronne 
sur  un  coin  de  la  bordure. 


La  Fille  de  trente  ans,  comédie  de  MM.  Eug.  Scribe  et  Em.  de  Najac, 
paraît  chez  BiM.  Michel  Lévy,  et  obtient  à  la  lecture  le  même  succès 
qu'à  la  représentation. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 

Parmi  les  ouvrages  dont  nous  devons  accuser  réception  aux  éditeurs 
sont  :!**/«  France  aux  colonies,  études  sur  le  développement  de  la  rare 
française  hors  de  l'Europe,  par  M.  E.  Rameau  (Paris,  A.  Jouby,  libraire- 
éditeur);  2**  les  Croisades  de  saint  LouiSy  par  Ernest  Gervay  (Michel 
Lévy)  ;  3°  la  seconde  édition  de  Naples  et  les  Napolitains,  par  Tliéod. 
Vernes  ;  4"  Promenade  de  Marseille  à  Toulon  sur  le  cliemin  de  ftr,  par 
Ad.  Meyer,  et  publié  à  Marseille  par  M.  Alex.  Gueidon,  l'éditeur  du 
Plutarque  provençal  et  de  VAlmanach  de  Provence  ;  o"  la  Cloche,  poème 
de  Schiller,  traduction  singulièrement  heureuse  de  M.  H.  Fréd.  Amiel 
^Genève)  ;  6"  enlin  Rénovation  religieuse  (1  volume),  et  Examen  critique 
des  doctrines  de  la  religion  chrétienne  (2  volumesj,  par  M.  P.  Laroqae, 
ouvrages  de  la  plus  haul€  portée,  dont  la  discussion  n'osait  encore 
s'emparer,  parce  qu'ils  étaient  sous  la  prévention  d'une  saisie. 


M.  Perrotin  poursuit  la  publication  des  dernières  chansons  de  Bé- 
ranger,  édition  illustrée. 


Il  paraît  à  la  Librairie  Nouvelle,  boulevard  des  Italiens,  un  volume 
piquant  :  les  Pirates  chinois.  L'auteur  est  une  dame  qui  a  vécu  quelqne 
temps  en  captivité  parmi  ces  pirates. 


Le  Direcieur,  Uédacleur  en  chef  :  AMÊDBB  PICHOT. 


PARIS.  TYP.   UENNUYER,  RUE  DU  BOULEVARD  DES  BATIGNOLLBS,  7. 


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FÉVRIER  1860. 


REYTJE 


BRITANNIQUE 


HIPPIATRIQUE-  -  ÉQUITATIOM.  -  MŒURS  O'ORIEIIT. 


UN  ACHAT  DE  CHEVAUX   EN  SYRIE.   ' 


Chargé  par  le  gouvernement  anglais  d'aller  acheter  des  che- 
Taui  en  Syrie,  quelques  mois  avant  l'invasion  de  la  Crimée, 
je  m'embarquai,  le  7  mai  1854,  à  Constantinople,  sur  un  bâti- 
ment marchand  de  Hull,  VEmperor.  J'avais  pour  compagnons 
de  Toyage  deux  de  mes  compatriotes  qui  se  connaissaient  par- 
faitement en  chevaux,  et  un  Italien  qui  devait  nous  servir  à  la 
fois  d'interprète,  de  jwdefrenier  et  de  domestique.  Le  8  au  soir, 
ooas  franchîmes  les  Dardanelles  et,  après  cinq  jours  d'une 
beureuse  traversée,  nous  arrivâmes  à  Beyrouth.  Le  10,  nous 
ations  fait  relâche  à  Alexandrette,  où  j'avais  un  pli  de  l'ambas- 
sade anglaise  à  remettre  au  consul  de  Sa  Majesté  Britannique  ; 
je  profitai  de  ma  courte  visite  dans  cette  ville  pour  voir  un 
certain  endroit  de  la  baie  où,  si  l'on  en  croit  la  tradition,  Jonas 
fat  rejeté  vivant  sur  le  rivage  par  la  baleine. 

»•  SSRIE.  —  TOMB  I.  17 

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258  REVUE    BRltAKNlOÛE. 

Beyrout  possède  deux  forts  en  ruine,  ces  forts  fameux  qui 
furent  bombardés,  en  1840,  par  la  flotte  anglaise;  un  quai  en 
pierres  de  petites  dimensions,  deux  ou  trois  bazars  malpropres, 
des  Turcs,  des  Francs,  des  cafég,  des  odeurs  infectes  dans  les 
rues,  en  un  mot,  tout  ce  qu'on  trouve  dans  les  villes  d'Orient. 
Beyrout  me  plut,  parce  qu'il  m'offrit  tout  cela  sous  une  forme 
mitigée.  Je  crois  que  c'est  peut-être  la  ville  la  moins  orientale, 
et  par  conséquent  la  «loin»  intolérable  que  je  connaisse  de  tout 
l'empire  turc. 

Le  14  mai  dans  la  matinée,  mes  compagnons  et  moi  nous 
montâmes  à  cheval  avec  deux  guides,  et  nous  prîmes  la  route 
de  Damas.  Nous  traversâmes  plusieurs  villages  maronites  cachés 
dans  le  fond  des  vallées  du  Liban,  ou  suspendus  aux  flancs  des 
coteaux.  Les  maisons  dont  ils  se  composent  sont  construites 
d'une  manière  très^lmple.  On  pos«  de  grandes  poutres  sur 
quatre  murs  et  Ton  recouvre  ces  poutres  d'une  épaisse  couche 
de  terre  qui  forme  une  terrasse,  à  laquelle  on  arrive  par  un 
escalier  en  pierre  placé  à  l'extérieur  ;  nous  entrâmes  dans  une 
de  ces  maisons  pour  déjeuner  ;  elle  était  d'une  propreté  extrême 
et  avait  une  apparence  de  confortable  qui  contrastait  singuliè- 
rement avec  les  misérables  huttes  habitées  par  les  paysans  va- 
laques  ou  bulgares.  La  population  de  ces  villages  était  égale- 
ment bien  différente  de  celles  que  j'avais  vues  jusqu'alors  en 
Turquie.  Les  Maronites,  dont  les  querelles  interminables  avec 
les  Druseï  remplissent  périodiquement  les  colonnes  de  nos 
journaux  d'Europe,  forment  une  grande  tribu  qui  occupe  une 
partie  du  Liban*  Ib  perlent  l'arabe  et  professent  la  religion 
oatholîquei  Ils  ont  un  earactère  belliqueux  et  jouissent  d'un 
degré  dindépendance  qui  permet  de  les  ranger  dans  la  classe 
des  peuples  libres.  Dans  leure  allâtes  extérieures,  il  n'y  a  rien 
qui  les  distingue  des  autres  tribus  qui  habitent  le  Liban,  mais 
on  remarque  qu'ils  sont  généralement  plus  polis  envers  les 
Francs  que  les  musulmans  ;  il  est  rare,  en  effet,  qu'ils  passent 
près  de  vous  sans  vous  saluer  en  portant  la  main  d'abord  à  la 
poitrine,  puis  au  front.  !ls  ont  la  réputation  d'être  les  plus 
grands  coquins  de  la  Syrie,  mais  «eux  qui  leur  ont  fait  cette 
réputation  ne  connaissaient  évidemment  pas  les  Bédouins.  Le 
soir  du  14,  nous  couchâmes  è  Zachleh,  jolie  petite  ville  qui  est 


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UN  ACHAT  DB  ORITAUX  EN  SYRIE.         959 

entourée  de  TÎgnes  de  tous  côtés  et  qui  domine  une  ohartnante 
rifière  bordée  de  peupliers.  Près  de  là  se  trouve  la  tombe  de 
Noé/qui  est  en  grande  rénératîon  chee  les  musulmans,  et  où  les 
fidèles  tiennent  de  tous  côtés  en  pèlerinage.  On  voit,  dans  une 
maison  de  chétive  apparence,  un  petit  monticule  de  mortier  ou 
de  stuc  qui  traverse  d'un  bout  à  Fautre  une  chambre  longue^ 
étroite  et  basse.  Cest  là^dessoua  que  gtt  le  père  de  Sem,  de 
Cham  et  de  Japhet.  Le  ténérable  musulman  qui  garde  la  tombe 
nous  dit  que  la  taille  du  patriarche  était  de  quarante  arshoon  ou 
attnes.  A  ce  corapte-ià^  si  Ton  admet  que  le  monticule  indique 
sa  largeur  aussi  bien  que  sa  hauteur,  le  eorps  de  Noé  avait  exac- 
tement la  forme  d'un  tuyau  de  gaz. 

Si  Damas  est  une  belle  ville,  la  route  qui  j  conduit  est  fort 
laide.  Le  16,  de  bon  matin,  nous  quittâmes  Zachleh.  Au  delà 
delaplainedeBaalbec^  nous  nous  engageâmes,  par  un  étroit 
sentier,  dans  un  affreux  passage  dominé  de  totis  côtés  par  d'é- 
normes rochers  à  pici  puisvifirent  des  collines  couvertes  de 
broussailles  et  des  plaines  qui  n'offraient  à  l'œil  que  des  herbes 
desséchées.  Le  ciel  était  chargé  de  nuages  d'un  gris  sombre  ;  des 
vautours  au  plumage  blanc  et  noir  traversaient  de  temps  à  au- 
tre l'espace.  Il  faisait  une  chaleur  accablante  et  le  vent  soulevait 
des  tourbillons  de  poussière.  Du  haut  d'une  étninence  que  noua 
venions  de  gravir  avec  peine,  nous  jetâmes  un  regard  sur  le 
panorama  qui  a'étendait  autour  de  nous,  et  nous  ne  vtmes  que 
des  montaglies  arides  qui  semblaient  monter  les  unes  sur  les 
autres.  Nous  n'avions  pas  plutôt  franchi  une  colline  poùssié*- 
reuse  que  nous  en  rencontrions  une  autre  plua  poussiéreuse 
encore,  et  nous  ne  quittions  une  plaine  nue  et  stérile  que  pour 
en  traverser  une  autre  encore  plus  triste  et  plus  mimoXone. 
Enfin,  entre  deux  chaînes  de  montagnes,  au  milieu  d'une  plaine 
verdoyante,  nous  apparut  au  loin  une  masse  de  maisons  blan- 
ches, de  dômes  et  de  minarets.  C'était  Damas. 

Damas  était  fameux  autrefois  par  son  fanatisme  religieux  el 
son  farouche  esprit  d'intolérance.  Les  mœurs  de  ses  habitants 
se  sont  un  peu  adoucies  sous  ce  rapport,  mais  non  pais^  celles 
des  chiens  qui  vivent  dans  âes  murs.  Quand  nous  entrâmes  dans 
h  ville,  nous  avions  avec  noua  tfn  grand  lévrier  noir  de  Syrie, 
et  son  apparition  fui  le  signât  d'un  soulèvement  général  de 

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260  RBYUE    BRITANNIQUE. 

toute  la  population  canine.  Damas,  comme  Constantinople , 
foisonne  de  chiens.  En  un  instant  le  nôtre  fut  entouré  avec  des 
aboiements  et  des  hurlements  épouvantables.  Hais  les  chiens 
font  comme  les  hommes  lorsqu'ils  s'ameutent  contre  quelque 
victime.  Bien  que  les  assaillants  fussent  trois  fois  plus  nom- 
breux qu'il  ne  fallait  pour  mettre  en  pièces  et  dévorer  jusqu'aux 
os  notre  pauvre  lévrier,  aucun  d'eux  n'osa  l'attaquer  le  premier; 
ils  se  bornaient  à  le  harceler,  à  lui  montrer  les  dents,  et  ils  lui 
mordirent  tout  au  plus  une  ou  deux  fois  le  bout  de  la  queue. 
Je  ne  sais  pourtant  ce  que  l'infortuné  serait  devenu  s'il  eût  été 
seul,  mais  à  chaque  instant  nous  exécutions  des  charges  contre 
ses  persécuteurs,  et  nous  réussîmes  à  Iq  protéger  contre  leur 
fureur.  Il  est  difficile^  sans  l'avoir  entendu,  de  se  faire  une  idée 
du  tapage  infernal  qui  se  faisait  autour  de  nous.  Nous  étions 
littéralement  assourdis,  le  tumulte  augmentait  à  chaque  pas  que 
nous  faisions,  et  se  propageait  comme  un  incendie  dans  les 
autres  quartiers  de  la  ville  :  les  aboiements  répondaient  de  tous 
côtés  aux  aboiements.  C'est  au  milieu  de  ce  vacarme  que  nous 
traversâmes  Damas  et  que  nous  arrivâmes  dans  la  Sirada 
diriitay  où  nous  descendîmes  à  l'hôtel  de  Palmyre. 

Toutes  les  villes  musulmanes  se  ressemblent  ;  qui  en  a  décrit 
une  les  a  décrites  toutes,  tant  elles  diffèrent  peu  entre  elles.  Les 
bazars  sont  plus  ou  moins  pittoresques,  les  rues  plus  ou  moins 
sales,  les  maisons  plus  ou  moins  bien  bâties,  mais  c'est  tout.  Je 
ne  dirai  donc  qu'un  mot  de  Damas.  À  mon  avis,  Damas  a  un 
caractère  plus  oriental  que  les  autres  villes  d'Orient.  J'ajouterai 
qu'il  sent  aussi  plus  mauvais.  Quant  aux  habitants,  je  leur  ai 
trouvé  un  air  particulièrement  insolent,  hargneux  et  fripon,  et 
je  crois  qu'ils  ne  font  pas  mentir  le  proverbe  musulman  qui  dit 
que  tout  habitant  de  Damas  est  un  coquin. 

Nous  fûmes  reçus  avec  une  grande  politesse  par  les  autorités 
turques.  Le  gouverneur  civil  lui-même,  vieux  musulman  à 
barbe  blanche,  qu'on  disait  fort  dur  à  l'égard  des  étrangers,  se 
montra  aimable  avec  nous.  Je  mis  aussitôt  à  l'épreuve  ses  bon- 
nes dispositions  et,  dans  la  pensée  que  nous  pourrions  avoir 
besoin  d*un  endroit  particulier  pour  essajer  les  chevaux  que 
nous  avions  k  acheter,  je  demandai  aux  autorités  la  permissioa 
de  me  servir  à  cet  effet  d'une  de  leurs  casernes.  Cette  autorisa- 


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UN   ACHAT   DE  CHEVAUX   EN   SYRIE.  261 

tion  nous  fut  gracieusement  accordée,  et  lorsque,  le  lendemain 
matin,  nous  Yimes  amener  à  la  porte  de  Thfttel  plusieurs  che- 
Taux  qui  étaient  à  Tendre,  nous  dîmes  à  leurs  maîtres  de  les 
conduire  à  la  caserne  qui  avait  été  mise  à  notre  disposition  et 
de  nous  y  attendre.  «  Très-bien,  »  nous  répondirent  ces  gens, 
et  ils  s'en  allèrent.  Où?  je  Tignore,  mais  il  est  certain  qu'ils  ne 
se  rendirent  pas  à  la  caserne,  car  lorsque  nous  y  arrivâmes, 
nous  n'y  vîmes  ni  les  chevaux  ni  les  maîtres. 

Etonnés,  nous  demandâmes  la  raison  de  ce  procédé,  et  voici 
l'explication  que  nous  donna  une  personne  dont  le  témoignage 
arait  pour  nous  beaucoup  d'autorité.  Elle  nous  exposa  en  peu 
de  mots  le  système  de  gouvernement  que  les  Turcs  appliquent 
à  Damas.  Lorsqu'on  a  besoin  de  soldats,  nous  dit-elle,  et  que  les 
recrues  sont  rares,  on  commande  une  revue.  Les  troupes  exé- 
cutent une  série  d'ingénieuses  manœuvres,  elles  enferment  les 
spectateurs  dans  un  carré,  puis  on  prend  les  individus  les  plus 
vigoureux  et  on  les  envoie  à  l'armée  du  pâdiscsah.  Lorsque 
ce  moyen  commence  à  s'user,  on  a  recours  à  une  autre  me- 
sure qui  n'est  pas  faite,  je  pense,  pcmr  encourager  à.  Damas 
Tobservation  du  s^bat.  On  place  à  la  porte  des  mosquées  des 
soldats  qui  ont  ordre  de  saisir  tous  les  fidèles  qui  sont  entrés. 
Quand  cet  expédient  échoue  à  son  tour,  et.que  les  habitants  de 
Damas  ne  vont  plus  ni  aux  revues  ni  à  l'église,  les  autorités  se 
rejettent  sur  un  autre,  dont  l'efficacité  est  infaillible  et  qui  con- 
siste à  envoyer  pendant  la  nuit  des  soldats  enlever  les  gens  dans 
leur  lit.  C'est  ce  système  paternel  de  gouvernement  qui  avait 
empêché  nos  marchands  de  chevaux  de  se  rendre  à  la  caserne. 
Cette  mésaventure  nous  rendit  plus  prudents,  et,  à  partir  de  ce 
moment,  chaque  fois  qu'on  nous  amena  des  chevaux,  nous 
primes  l'habitude  de  faire  tout  de  suite  notre  affaire.  Nous  exa- 
minions et  nous  essayions  les  chevaux  dans  la  rue  même,  de- 
vant la  porte  de  l'hôtel,  et  voici  comment  la  chose  se  passait 
ordinairement. 

On  attachait  les  chevaux  dans  la  rue  à  des  anneaux  disposés 
exprès  dans  le  mur,  et  comme  à  Damas  la  population  est  aussi 
paresQjBuso  que  curieuse,  les  flâneurs  du  quartier  s'amassaient 
en  fouie  autour  de  nous;  ils  se  poussaient,  se  coudoyaient, 
passaient  la  main  sur  le  cou  et  la  croupe  des  chevaux,  leur  ou- 


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2i2  MVUB  BRlTAIfNIQUE. 

vraient  la  bouche,  leur  faisaient  lever  les  pieds,  discutaient  tout 
haut  leurs  qualités  et  leurs  défauts,  interpellaient  leurs  maîtres 
et  débattaient  les  conditions  du  marché  comme  s'ils  eussent  eu 
réellement  l'intention  d'acheter.  Nous  avions  peine  à  nous  faire 
entendre  nous-mêmes,  et  nous  ne  parvenions  à  nous  débarras- 
ser d'eux  que  lorsque  nous  nous  préparions  à  faire  courir  les 
animaux.  Alors,  autant  pour  jouir  à  Taise  de  ce  spectacle  que 
pour  éviter  d'être  écrasée,  la  foule  s'écartait  et  se  rangeait  des 
deux  côtés  de  la  rue  le  long  du  mur^  ne  laissant  de  libre  que  le 
milieu  de  la  chaussée,  qui  était  si  étroit  que  deux  cavaliers 
^  pouvaient  à  peine  marcher  de  front.  Pour  apprécier  combien  il 
est  difQcile  de  monter  à  cheval  à  Damas,  il  faut  savoir  que  les 
rues  de  cette  ville  servent  généralement  d'abattoirs  ;  o'est  là  que 
tout  le  inouton  se  tue  et  s'éoorche,  et  il  en  résulte  que  le  sang 
qui  y  coule  perpétuellement  rend  le  pavé  excessivement  glis- 
sant et  dangereux.  Un  propriétaire  turc,  Kalesh-Bey,  s'offrit  pour 
me  procurer  des  chevaux ,  et  il  commença  par  me  proposer 
quelques-uns  des  siens.  C'était  un  homme  à  figure  plate,  avec 
un  long  nez  recourbé  et  up  menton  fuyant.  Il  portait  le  costume 
habituel  du  bey  turc  moderne,  une  redingote  et  un  pantalon  à 
Teuropéenne.  Ce  dernier  était  fort  large  et  formait  sur  la  botte 
une  foule  de  plis  qui  le  faisaient  ressembler  à  une  voile  mal  ten- 
due. Il  avait  sans  cesse  à  la  main  un  chapelet  pour  dire  ses 
prières,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  l'homme  pieux  I  de  chercher 
à  nous  tromper  de  diverses  façons,  mais,  je  dois  le  dire  à  notre 
gloire,  il  n^y  réussit  pas.  Bans  toutes  les  parties  du  monde,  les 
marchands  do  chevaux  se  valent,  à.  ce  qu'il  parait  ;  seulement, 
en  Turquie,  il  me  semble  qu'ils  jouent  leur  jeu  avec  moins  de 
finesse  qu'en  Europe.  Nouveau  titre  ^  supéricuité  des  Euro- 
péens sur  les  Orientaux  1 

Le  31  mai,  nous  quittâmes  Damas.  Notre  destination  immé- 
diate était  un  camp  d'Arabes  sédentaires  situé  au  sud  do  cette 
ville,  sur  la  limite  même  du  désert,  et  dans  le  voisinage  de  la 
contfée  qu'occupaient  a  ce  moment  les  tribus  de  RédoMÛis  avec 
lesquelles  le  but  de  notre  expédition  était  de  nou^  mettre  en 
communication. 

Nous  partîmes  en  grande  cavalcade.  Deu^i  oiivaliers  irrégu- 
lieis,  fournis  par  le  got^vernemeqAt  ture,  ouvr«iient  )a  marche. 


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UN  ACIUT  ne  CHBVAUX  IN  SYRIE.  868 

Mon  compagnon  tt  moi  nous  suiviona  avec  un  gentleman  atta- 
ehé  au  considat  anglais.  Un  des  oavas  du  consul  en  grand  uni«- 
forme  nous  précédait,  sept  ou  huit  autres  irréguliers  formaient 
rarrière*garde.  A  quelques  milles  de  Damas,  le  eayas^ous  quitta 
et  nous  continuâmes  notre  route  à  travers  des  champs  de  blé 
parsemés  d*arbres  et  enclos  de  murs.  Nous  entrâmes  ensuite 
dans  une  large  vallée  bordée  de  montagnes  sillonnées  de  ravins, 
puis  nous  nous  trouvâmes  de  nouveau  dans  une  vaste  plaine^ 
dont  le  sol  brûlé  et  profondément  crevassé  ne  produisait  que  des 
vesces.  Nous  nous  étions  mis  en  marche  le  matin  plus  tard 
qu'il  n'aurait  fallu,  aussi  la  nuit  nous  surprit  sur  la  route,  eP 
nous  dûmes  camper  en  plein  air.  Le  lendemain  matin,  au  lever 
du  jour,  nous  nous  aperçûmes  que  nous  avions  planté  nos  tentes 
tout  près  d'un  petit  village  fortifié.  Ce  village  n'était  pas  le  pre- 
mier de  ce  genre  que  nous  rencontrions.  La  veille,  dans  la  soi- 
rée, nous  avions  passé  près  d'un  fortin  situé  sur  le  bord  d'un 
petit  ruisseau  qui  serpentait  au  milieu  de  quelques  champs 
cultivés  :  c'était  là  le  village.  Un  groupe  de  paysans  était  ras- 
semblé près  de  la  porte  du  fort,  deux  ou  trois  autres  étaient 
accroupis  sur  le  haut  du  mur  et  semblaient  prendre  Tair.  La 
jolie  vie  qu'on  doit  mener  dans  ces  villages  ! 

Le  lendemain  matin,  nous  reprîmes  notre  mardie  à  travers 
uoe  plaine  bien  cultivée  et  dominée  par  des  montagnes  dont  les 
sommets,  en  dépit  du  soleil  de  Syrie,  étaient  couronnés  de 
neige.  Notre  escorte,  qui  s'était  reposée  pendant  la  nuit,  ezé- 
euta  alon  une  série  d'évolutions.  Un  cavalier  s'élança  au  galop 
en  brandissant  sa  lance,  longue  perche  terminée  par  un  large 
morceau  de  fer  qui  avait  l'air  d'une  pelle.  Un  autre,  acceptant 
son  défi,  sortit  des  rangs  pour  jouter  avec  lui.  Les  deux  anta<- 
gonistes  coururent  l'un  sur  l'autre  en  brandissant  leurs  lances 
au-dessus  de  leurs  tètes,  comme  des  javelots,  au  lieu  de  les 
coucher  à  la  manière  des  Européens,  et,  au  moment  de  se  tou- 
cher, ils  firent  volte-face,  s'éloignèrent  pour  reprendre  du 
champ  et  revenir  à  la  charge  l'un  contre  l'autre.  Bientôt  leurs 
camarades  les  imitèrent,  et  nous  les  vîmes  voler  de  tous  c6tés 
dans  la  plaine,  échangeant  des  coups  de  pistolet  et  des  coups  de 
lance.  Leur  coiffure  est  très-originale.  Elle  consiste  en  un  fou- 
lard de  soie  à  larges  bandes  rouges  et  jaunes,  jeté  sur  la  tête  de 

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264  REVUE  BRITANNIQUE. 

manière  à  tomber  négligemment  sur  les  épaules,  et  retenu 
autour  des  tempes  par  un  petit  turban.  Lorsque  les  caTaliers 
étaient  lancés  au  galop,  les  bouts  de  leur  foulard  et  les  glands 
des  housseï^  de  leurs  cheyaux  flottaient  au  yent  et  produisaient 
un  effet  des  plus  pittoresques. 

Notre  marche,  ce  jour-là,  fut  longue  et  pénible.  La  route  que 
BOUS  avions  à  suivre  côtoyait  une  chaîne  de  montagnes  couvertes 
de  chênes,  de  houx  sauvage  et  d'aubépine,  dont  les  parfums  odo- 
férants  me  rappelaient  nos  jolis  vallons  anglais.  Nous  eûmes 
ensuite  à  traverser  des  plaines  immenses,  où  des  troupeaux  de 
doutons  et  de  chevaux,  et  quelques  tentes  groupées  de  distance 
en  distance,  indiquaient  que  nous  étions  dans  la  contrée  habitée 
par  les  Arabes  pasteurs  ou  sédentaires.  Comme  nous  approchions 
du  groupe  de  tentes  le  plus  nombreux,  qui  était  le  but  de  notre 
voyage,  nous  entendîmes  le  son  plaintif  d'un  chalumeau  et 
nous  vîmes,  dans  la  direction  d'où  partait  cette  musique  mé- 
lancolique, une  demi-douzaine  d'Arabes  qui  marchaient  en 
procession  précédés  d'un  fifre  et  d'une  bannière.  Cette  dernière 
consistait  en  un  linge  sale  attaché  au  bout  d'une  perche.  Un 
cavalier  de  notre  escorte  nous  apprit  que  ce  que  nous  voyions 
là  était  une  fantasia  (ce  mot  est  en  usage  parmi  les  Syriens 
comme  parmi  les  Turcs)  qui  se  donnait  en  l'honneur  d'un  ma- 
riage dont  la  célébration  avait  lieu  en  ce  moment.  Je  n'ai  ja- 
mais vu  de  fantasia  plus  calme  et  moins  bruyante.  A  notre  ap- 
proche, toutefois,  elle  s'anima  un  peu.  La  musique  joua  sur  un 
ton  plus  vif,  les  exécutants  se  rangèrent  sur  une  seule  ligne,  à 
l'exception  d'un  personnage  qui  se  plaça  en  face  d'eux,  un 
sabre  à  la  main,  et  entonnèrent  un  chant  d'hyménée  en  frap- 
pant dans  leurs  mains  à  chaque  strophe.  L'homme  au  sabre, 
brandissant  son  arme  en  mesure,  se  mit  à  danser  ou  plutôt  à 
imprimer  à  son  corps  une  suite  de  mouvements  grotesques,  car 
jamais  son  pied  ne  quittait  la  terre.  C'est  ainsi,  à  ce  qu'il  paraît, 
que  chez  les  Arabes  pasteurs  on  célèbre  la  noce  d'un  parent  ou 
d'un  ami,  et  j'avoue  franchement  que  cette  fête  m'a  paru  man- 
quer de  gaieté. 

Le  lieu  dans  lequel  nous  étions  campés  en  ce  moment  oc- 
cupait l'espace  intermédiaire  entre  les  territoires  cultivés  et  le 
pays  des  vrais  Arabes  du  désert,  les  Anazeh,  qui,  selon  Burck. 


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UN  ACHAT  BE  CHEVAUX  SN  STRIE.  265 

hardi,  sont  les  senis  Bédouins  yéritables  de  Syrie,  et  Tune  des 
tribus  les  plus  considérables  de  l'Arabie.  En  face  de  nous ,  à 
Test,  à  une  heure  de  marche  enyiron,  étaient  plantées  les  tentes 
des  Anazeh.  Derrière  nous,  s'életaient  les  montagnes  aux  ci- 
mes couvertes  de  neige  qui  masquent  le  pays  des  Druses.  Des 
Arabes  sédentaires,  il  y  a  peu  de  chose  à  dire;  ce  sont  des  Bé- 
dooins  dégénérés  que  les  tribus  ayentureuses  du  désert  regar- 
dent et  traitent  comme  les  plébéiens  de  la  race.  Jamais  ils  ne 
pénètrent  dans  les  profondeurs  des  solitudes  ;  ils  limitent  leur 
migration  aux  pAturages  qui  s'étendent  sur  la  lisière  des  terri- 
toires cultivés,  ils  campent  sous  des  tentes  et  changent  de  rési- 
dence selon  que  Texige  Tengraissement  de  leurs  troupeaux.  De 
lear  personne,  ils  sont,  je  crois,  plus  gros  et  moins  distingués 
que  les  Arabes  qui  appartiennent  à  des  races  plus  pures  ;  ils 
D'ont  point  le  regard  farouche  et  sauvage  sut  generis,  qui  carac- 
térise ces  derniers.  Il  y  a  quelque  chose  de  noble  dans  Taspect 
du  vrai  Bédouin,  on  sent  en  lui  le  type  le  plus  parfait  de  sa  race. 
L*Arabe  sédentaire,  au  contraire,  semble  avoir  été  croisé  avec 
la  elasse  commune  de  la  population  de  la  Syrie. 

La  tribu  chez  laquelle  nous  avions  fixé  notre  résidence  ne 
présentait  aucun  caractère  particulièrement  remarquable.  Son 
émir  (car  il  ne  portait  point  le  titre  de  scheik  qui  n'appartient 
qu'aax  chefs  des  tribus  du  désert)  était  un  jeune  Arabe  laid,  au 
nez  camard,  à  Tair  stupide,  et  qui,  dans  ses  rapports  avec  nous, 
me  parut,  de  môme  que  ses  sujets,  du  reste,  d'une  excessive 
rapacité.  Les  tentes  des  Arabes  sédentaires  méritent  d'être  dé- 
crites, parce  qu'elles  ressemblent  beaucoup  à  celles  des  vrais 
Bédouins.  Elles  sont  disposées  en  rectangle;  leurs  parois  ont 
habituellement  quatre  pieds  de  haut;  deux  ou  trois  larges  ban- 
des noires  et  blanches  régnent  dans  la  longueur.  Trois  côtés 
seulement  sont  fermés;  le  quatrième,  celui  de  devant,  reste  ou- 
Tert.  Le  toit  est  légèrement  incliné  ;  il  repose  sur  une  corde 
soutenue  par  quatre  ou  cinq  petites  perches;  des  bfttons  plus 
élevés  supportent  les  quatre  coins.  L'appartement  des  femmes 
est  ordinairement  séparé  de  celui  des  hommes.  La  grandeur  des 
tentes  varie  selon  la  condition  sociale  des  individus  qui  les  ha- 
bitent. Je  me  souviens  de  m'étre  une  fois  amusé  à  regarder  les 
enfants  du  scheik  des  Anazeh  à  cheval  sur  le  toit  de  la  tente  de 


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266  aiVUB    BRITANNIQUE. 

leur  père.  Ils  s'étaient  plantés  trois  ou  quatre  à  califourehon  sur 
la  corde  du  milieu  ;  ils  se  balançaient  là,  avec  des  éclats  de  rire 
sans  fin,  et  imprimaient  à  la  tente  des  mouvements  tels  que  jd 
m'attendais  à  chaque  instant  à  la  voir  renversée.  Le  fils  d'Is* 
maël  qui  était  dessous  ne  partageait  point  nos  appréhensions, 
mais  qu'auraient  dit  certains  honnêtes  pères  de  famille  de  ma 
connaissance  en  Angleterre  »  s'ils  se  fussent  trouvés  dans  la 
même  situation? 

Herj-Kotrani  (c'est  ainsi  que  s'appelait  le  lieu  où  nous  nou( 
trouvions  alors)  était  situé  près  du  campement  des  Wulad-Ali, 
tribu  de  la  grande  nation  anazeh.  Dès  que  la  nouvelle  de  notre 
arrivée  et  de  l'objet  de  notre  voyage  se  fut  répandue  chez  eui, 
nous  les  vtmes  arriver  en  foule  dans  notre  camp,  et  nous  eûmes 
bientôt  l'occasion  de  juger  à  notre  aise  l'Arabe  du  désert  et  son 
cheyal. 

En  général,  le  premier  est  laid  et  sale,  et  m'a  rappelé  souvent 
le  type  grossier  et  sensuel  du  sauvage,  avec  ses  grosses  lèvres 
d'orang*outang  et  ses  rangées  de  dents  gâtées.  J'ai  vu  pourtant 
de  fort  beaux  Anazeh  dont  j'ai  admiré  les  traits  délicats  et  fins, 
le  nezaquilin,  les  dents  blanches,  les  yeux  d'un  noir  de  jais, 
les  cheveux,  tantôt  tombant  en  boucles  sur  le  cou,  tantôt  tressés 
des  deux  côtés  de  la  figure  et  retroussés  sous  la  coifl^re.  Hais 
TAnazeh  vulgaire,  et  c'est  le  plus  commun,  a  je  ne  sais  quel  ca- 
chet de  Hottentot,  et  dégoûte  par  sa  malpropreté.  Il  porte  sur  la 
tète  un  torchon  qui  lui  tombe  sur  les  épaules,  et  qui  est  retenu 
adtour  du  front>  soit  par  un  bout  de  corde,  soit  par  une  tresse 
de  poil  de  chameau.  Ses  vêtements  consistent  en  un  manteau 
d'étoffe  grossière  et  en  une  espèce  de  sac  qui  lui  vient  aux  ge- 
noux. Au-dessous,  on  voit  passer  des  jambes  noires  et  nues,  sans 
culottes  ni  souliers  ;  aux  talons  sont  attachées  de  fortes  et  longues 
épines  qui  servent  d'éperons.  Voilà  pour  V Arabe;  voioi  mainte- 
nant pour  le  cheval. 

Gelui-oi  est  petit  ;  généralement  il  n'a  pas  plus  de  quatorze 
mains  ^  et  un  pouce  de  haut.  Mais  ils  sont  beaux  et  ils  sont 
doués  d'une  grande  vigueur  pour  leur  taille.  Je  ne  suppose  pas 
qu'ils  seraient  fort  admirés  par  un  cavalier  purement  et  exclu- 

}  Mesure  (0«,i016). 

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UN   ACHAT  DZ  CHEVAUX  fc^   STRIE.  267 

sivement  anglais,  car  je  vois  tous  les  jours  des  chevaux  arabes 
amenés  en  Angleterre  n'y  pas  faire  fortune,  et  l'expérience 
m'apprend  que  le  cheval  anglais  et  le  cheval  arabe  déplaisent 
tour  à  tour,  à  mesure  que  l'œil  s'habitue  h  l'un  ou  à  l'autre. 
Mais,  pour  moi  qui,  pendant  quelque  temps,  n'eus  sous  les 
yeux  que  des  chevaux  d'Orient,  ils  me  parurent  surpasser  en 
beauté  tout  ce  que  j'avais  vu  jusqu'alors.  Les  étalons  qu'on 
nous  amenait  dans  notre  camp  avaient  la  grâce  et  l'élégance  des 
chevaux  de  keepsake.  Les  jambes  étaient  plates,  larges  et  lon- 
gues au-dessous  du  genou,  petites  et  ânes  vers  le  boulet;  le 
cou  était  d'une  attache  légère  et  bien  arqué,  les  côtes  étroite- 
ment serrées  les  unes  contre  les  autres  ;  la  queue  balayait  tout 
sur  son  passage,  oomme  une  branche  de  palmier  ;  la  tête,  pe- 
tite, se  terminait  par  de  larges  naseaux  toujours  en  feu.  Lors- 
que Tun  d'eux  sentait  un  autre  étalon,  c'était  plaisir  de  voir 
son  COQ  ae  relever,  ses  oreilles  se  dresser,  ses  yeux  lui  sortir 
presque  de  la  tète  ;  il  ne  bougeait  point,  mais  on  le  devinait 
travaillé  intérieurement  du  désir  d'engager  le  combat.  C'est 
quand  on  observe  un  pareil  animal  dans  un  pareil  moment 
qu'on  sent  combien  on  a  eu  raison  d'appeler  le  cheval  une  noble 
créature  et  de  le  considérer  comme  l'incarnation  de  la  fierté, 
de  l'éneigie  et  de  l'héroïsme. 

Le  gris,  dans  ses  nuances  diverses,  le  bai,  le  châtain,  le 
brun,  sont  les  couleurs  ordinaires,  ou,  pour  mieux  dire,  les 
seules  couleurs  du  cheval  arabe.  La  plus  commune  est  le  gris 
muscade.  Le  gris  blanc  n'est  ni  rare  ni  particulier  aux  chevaux 
déjà  vieux.  Après  le  gris,  les  couleurs  que  l'on  rencontre  le  plus 
souvent  sont  le  bai  et  le  châtain  ;  la  première  est  très-estimée 
des  Arabes,  mais  ils  prisent  tellement  la  seconde,  qu'il  y  a  chez 
eux  un  proverbe  qui  dit  :  «  Si  vous  entendes  parler  d'une  actiOQ 
d'éclat  accomplie  par  un  cheval,  soyex  sûr  que  c'est  un  chfl* 
tain.  »  Les  chevaux  bruns  sont  assez  fréquents  :  mais,  dans  la 
liste  des  chevaux  que  j'ai  ramenés  de  chez  les  Anazeh,  je  n'en 
trouve  qu'un  noir.  Cette  couleur  est  si  rare,  que,  si  je  n'avais 
eu  cette  liste  pour  fixer  mes  souvenirs,  j'aurais  dit  que  je  n'a- 
vais pas  vu  au  désert  un  seul  cheval  noir.  Je  n'ai  pas  vu  d'autres 
couleurs.  Il  m'est  pourtant  passé  sous  tes  yeux  un  cheval  brun 
et  UsQc;  mais  je  ne  pourrais  dire  en  ce  moment  si  c'était  un 

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268  REVUE  BEITÂIINIQUE. 

anazeh,  ou  s'il  appartenait  à  Tune  des  tribus  où  la  pureté  du 
sang  était  moins  certaine. 

Chez  les  Anazeh,  les  chefs  et  les  hommes  riches  ont  des 
selles  et  des  mors  turcs  ;  mais,  dans  la  classe  pauvre,  Téquipe- 
ment  du  cheval  est  en  rapport  avec  le  costume  du  maître.  Un 
morceau  d'étoffe  grossière,  sale  et  déchirée,  ou  de  mauvais 
cuir  légèrement  rembourré,  de  manière  à  former  un  pommeau 
et  un  rebord,  sanglé  au  moyen  d'une  toile  qui  passe  sous  le 
poitrail  et  sert  de  sous-ventrière,  tout  cela  sans  étriers.  voilà  la 
selle.  La  bride  consiste  en  un  simple  licou  avec  une  muserolle 
en  fer,  sans  mors,  et,  de  fait,  sans  moyen  d'action  d'aucune 
sorte  sur  la  bouche  du  cheval.  Une  seule  courroie  ou  bien  un 
bout  de  corde  correspond  à  ce  licou  et  sert  à  attacher  le  cheval 
ou  h  le  diriger.  Indépendamment  de  cela,  j'ai  vu  quelquefois  an 
bout  de  corde  attaché  à  la  têtière,  entre  les  oreilles,  et  tenu  par 
le  cavalier.  Je  pense  que  ce  singulier  accessoire  avait  pour  objet 
d'assurer  le  siège  du  cavalier;  mais  je  ne  saurais  dire  positive- 
ment si  c'était  bien  là  sa  destination.  Cet  équipement  était  la 
plupart  du  temps  dépourvu  de  toute  espèce  d'ornement,  mais 
parfois  de  gros  glands  noirs  et  blancs  pendaient  à  la  selle  et 
traînaient  jusqu'à  terre  ;  des  chiffons  rouges  et  des  touffes  de 
plumes  d'autruche  flottaient  sur  la  têtière  ;  le  plus  souvent  un 
plumet  était  fixé  entre  les  deux  oreilles. 

Lorsque  l'Anazeh  s'en  va  en  guerre,  il  est  armé  d'une  lance  de 
douze  pieds  de  long  et  terminée  par  une  pointe  effilée  et  à 
quatre  faces  comme  un  clou.  C'est  là  l'arme  principale,  l'arme 
nationale  de  la  tribu,  et  il  n'est  pas  un  Anazeh,  je  crois,  qui  n'en 
possède  une.  Quelques  individus  ont,  en  outre,  des  sabres  et 
des  pistolets.  Quand  il  est  à  pied  et  qu'il  vaque  à  ses  affaires 
particulières,  l'Anazeh  porte  toujours  à  la  main  une  canne  ou 
plutôt  un  bâton  noueux  de  la  grosseur  du  poing.  A  cheval,  il 
ne  va  jamais  sans  un  petit  bâton  crochu  au  bout,  qui  lui  sert,  à 
cequ'il  parait,  pour  guider  sa  monture.  Son  talent  d'écuyer,  lors- 
qu'il lui  plaît  de  le  déployer,  est  quelque  chose  de  remarqua* 
blement  curieux.  Il  met  son  cheval  au  galop,  se  penche  très 
en  avant,  se  cramponne  des  jambes  et  des  talons  aux  flancs  de 
l'animal,  et  passe  devant  vous  avec  la  rapidité  de  l'éclair, 
en  brandissant  son  bâton  ;  puis  il  ralentit  le  pas,  tourne 


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UN  ACHAT  DE  CHETAUX  EN  STRIE.  269 

i  droite  et  à  gauche  au  petit  galop ,  augmente  ou  diminue 
sa  vitesse,  et,  avec  son  licou  sans  mors,  il  gouYerne  son  cheval 
infiniment  mieux  que  nos  dragons  anglais,  qui  se  servent 
d*un  mors  puissant.  Dans  ces  occasions,  il  m'avait  paru  d'a- 
bord que  le  licou  servait  à  régler  Tallure  et  le  b&ton  à  guider  ; 
mais  j'ai  vu  ensuite  les  mêmes  faits  se  renouveler  lorsque  le 
cavalier  portait  la  lance.  Nos  achats  dans  le  désert  s'élevèrent  à 
environ  cent  chevaux  ;  c'est  dire  que  j'ai  vu  essayer  et  monter 
un  nombre  considérable  d'animaux  ;  eh  bien,  dans  ce  nombre, 
je  n'ai  pas  vu  un  seul  cheval  essayer  de  s'arrêter  court  ou  man- 
quer de  docilité. 

Cest  là,  sans  contredit,  un  fait  remarquable  et  qui  est  de 
nature  à  frapper  ceux  qui  ont  vu  le  cheval  arabe  dans  l'Inde,  et 
qai  savent  combien  entre  nos  mains  il  est  vif  et  enclin  à  regim- 
ber. Pourquoi  montre-t-il  cette  disposition  avec  nous  et  pas 
avec  l'Arabe,  son  mattre  primitif?  A  mon  avis,  le  secret  est 
dans  la  différence  de  caractère  du  cavalier  arabe  et  du  cavalier 
anglais.  Le  Bédouin  (et  toutes  les  autres  races  orientales  que  je 
connais  possèdent  la  même  qualité)  est  aussi  patient  et  doux 
avec  son  cheval  que  l'Anglais  est  impatient  et  dur.  L'un  ne 
s'emporte  jamais;  l'autre,  au  contraire,  s'irrite  facilement  et 
se  laisse  aller  facilement  aussi  à  des  actes  de  brutalité.  J'ai  vu 
une  fois  un  étalon  arabe  briser  ses  liens  et  s'échapper  dans  le 
camp  plein  de  chevaux,  tout  mettre  sens  dessus  dessous,  et 
provoquer  un  tumulte  et  un  désordre  épouvantables.  Son  mattre 
se  contenta  de  courir  après  lui,  de  le  ramener  au  piquet,  sans 
lai  adresser  une  seule  injure,  sans  lui  donner  un  seul  coup. 
Songez  à  ce  qu'eût  fait  un  groom  anglais  en  pareille  circon- 
stance ,  de  quels  jurons  il  eût  assailli  la  malheureuse  bête, 
comme  il  lui  eût  travaillé  la  bouche  et  les  côtes,  et  vous  aurez, 
en  grande  partie ,  l'explication  de  la  docilité  du  cheval  arabe 
dans  des  mains  arabes. 

Nos  cavaliers  de  manège  ont  une  très-haute  idée  du  pouvoir 
direct  que  la  mécanique  leur  donne  sur  le  cheval,  en  compa- 
raison du  pouvoir  indirect  qu'ils  obtiennent  en  agissant  sur  sa 
volonté  par  l'intermédiaire  de  son  intelligence.  Ils  «  l'aident,  » 
ils  le  «  soutiennent,  »  ils  «  pondèrent  »  ses  mouvements,  ils  le 
«  rassemblent;  »  par  l'action  du  mors  et  des  jambes,  ils  le  dis- 


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370  REYUB    BRITANNIQUB. 

posent  de  manière  à  lui  communiquer  unô  agilité  <)u'il  n'eût 
jamais  possédée  sans  (iela  ;  en  un  mot»  ils  prêtent  à  l'animal  une 
telle  assistance  qu'il  devient  douteux  que  le  colonel  Oreenwood 
ne  se  soit  pas  trompé  quand  il  a  posé  cet  axiome  :  «  Cest  le 
cheval  qui  mène  le  cavalier,  et  non  pas  le  cavalier  le  cheval.  » 
L'Anazeh,  sansmors,  presque  sans  rênes»  dépourvu  du  principal 
ressort  de  tout  ce  mécanisme  si  cher  a  nos  cavaliers  anglais, 
obtient  de  son  cheval,  aussi  libre  dans  ses  allures  qu^un  animal 
sauvage,  des  effets  supérieurs.  Maintenant,  si  leur  système  est 
réellement  aussi  efficace  qu'ils  le  prétendent^  s'ils  ont  réelle- 
ment en  main  le  pouvoir  dont  ils  se  vantent,  et  si  cependant  ils 
sont  battus  par  un  homme  qui  en  est  privé,  ou  qui  du  moins 
ne  le  possède  qu'imparfaitement,  il  faut  bien  qu'ils  Itii  soient 
inférieurs  en  quelque  point»  Oii  git  cette  infériorité?  Ge  n'est  pas 
certainement  dans  le  moyen  de  faire  du  mal  au  cheval ,  car 
r  Anglais  se  sert  de  gourmettes  gigantesques,  tandis  queTAnaKeb 
n'a  à  sa  disposition  qu'un  misérable  licou  ;  est-ce  dans  l'ascen- 
dant moral  que  l'homme  exerce  sur  le  cheval?  Dans  ce  cas,  il 
faut  que  cette  grande  qualité  du  cavalier  se  trouve  à  un  moin- 
dre degré  chez  TAnglais  que  chez  l'Arabe. 

Je  crois  que  c'est  là  le  cas  dans  une  certaine  mesura.  Ainsi 
que  je  l'ai  dit  plus  haut,  l'Anglais  est  inférieur  à  l'Arabe  sous  le 
rapport  du  caractère  ;  mais  son  infériorité  naturelle  n'est  pas 
assez  grande.  Comment  se  fait*il  que,  possédant  un  système  si 
puissant,  il  ne  soit  pas  plus  habile  dans  l'art  de  l'équitation  ? 
Il  faut  ajouter,  je  crois,  que  le  système  anglais  est  mauvais.  A 
mon  avis,  on  a  exagéré  le  pouvoir  direct  du  cavalier  sur  le  che- 
val ;  on  agit  trop  suc  le  corps  du  cheval  et  pas  assez  sur  son 
moral.  Comme  je  ne  veux  pas  donner  du  talent  du  cavalier  bé- 
douin une  idée  plus  haute  qu'il  ne  convient,  je  veux  établir 
plus  clairement  en  qUoi  consiste,  selon  moi,  sa  supériorité. 
Mettez  un  cavalier  anglais  entre  les  quatre  murs  d'une  école,  ou 
même,  si  vous  voulez,  dans  un  manège  ouvert  où  le  cheval  a 
été  si  bien  dressé  et  instruit  qu'il  connaît  tous  les  plis  du  ter- 
rain et  qu'il  tourne  de  lui-même  à  droite  et  àgauche  ;  mettez-le, 
dis-je,  dans  un  endroit  où  l'influence  de  l'habitude  et  l'absence 
de  tout  excitant  étranger  se  réunissent  pour  disposer  l'esprit 
du  cheval  à  l'obéissance,  il  montera  avee  une  préeîsîon  et  une 


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UN  ACHAT  DB  OHBTAUX  BU   STRIE.  371 

dextérité  que  TAnaBeh  n'égalera  peut-être  pas.  Ne  l'ayant  jamais 
fttdans  dans  un  manège,  j'ignore  ce.  dont  il  est  eapable  sous 
ea  rapport  ;  mais  mettez  en  rase  campagne  le  même  cavalier  et 
dites-loi  de  répéter  là  ce  qu'il  fait  au  manège  (  puis  observez  le 
limitât.  Yoyez  quelle  lutte  s'établit  entre  le  cheval  et  celui  qui 
le  monte!  voyez  comme  l'un  pèse  sur  lé  mors  et  comme  l'autre 
tire  sur  les  rênes!  Il  est  évident  qu'un  tel  cavalier  ne  se  fait 
oi>éir  qu'avec  répugnance  et  d'une  manière  imparfaite.  Eh 
bien  I  comparez-^le  avec  l'Ànazeh  qui  fait  des  ronds  ou  rase  la 
terre  comme  une  hirondelle  au  vol\  on  dirait  que  l'homme  et 
ranimai  sont  unis  par  une  seule  et  même  volonté»  C'est  alors 
qu'on  voit  que  r Arabe  est  un  vrai  cavalier/ tandis  que  l'autre 
n'est,  dans  toute  Tacoeption  du  mot,  qu'un  cavalier  de  manège, 
parfait  dans  le  manège,  bon  à  rien  en  dehors» 

Les  chevaux  qu'on  nous  amenait  étaient  beaux,  mais  ils 
avaient  presque  tous  un  défaut  qui  me  surprit  et  qui  consistait  < 
dans  un  développement  excessif  du  genou  et  du  boulet.  La  seule 
cause  que  je  puisse  assigner  à  ce  fait,  c'est  la  pratique  univer- 
sellement en  usage  chez  les  Arabes  de  monter  les  ehevauxtrès«> 
jeunes  ;  car  je  ne  puis  Tattribuer  à  la  manière  dont  ils  les  trai- 
tent. En  effet,  si  vous  rencontrez  un  Arabe  en  voyage,  vous  ne 
le  voyez  jamais  faire  marcher  son  cheval  autrement  qu'à  une 
allure  très^modérée  ;  jamais  il  ne  le  fait  piaffer,  jamais  il  ne 
Texcite  sans  nécessité;  n'ayant  pas  de  mors,  il  ne  peut  l'arrêter 
oourt  et  le  faire  plier  sur  ses  jarrets,  comme  le  font  les  autres 
peuples  de  TOrient;  et  il  a,  en  général,  tant  de  répugnance  à 
le  frapper*  que,  même  pour  le  vendre,  il  est  souvent  difficile 
d  obtenir  de  lui  qu'il  le  mette  au  galop,  et,  lorsque  le  terrain  est 
mauvais,  la  chose  est  absolument  impossible.  En  donnant  ces 
détails,  je  ne  parle  naturellement  que  de  ce  que  j'ai  vu.  Dans 
d'autres  localités  et  dans  d'autres  circonstances ,  le  système 
arabe  est  peut-être  très-différent. 

La  répugnance  qu'a  l'Arabe  à  galoper  devant  l'acheteur  est 
quelquefois  fortifiée  par  d'autres  sentiments  que  le  désir  de  ne 
point  soumettre  son  cheval  à  un  effort  inutile.  Il  faut  mettre  en 
ligne  de  compte  je  ne  sais  quel  sot  plaisir  de  ne  pas  faire  ce 
qu'on  lui  demande»  mais  sa  plus  forte  otgection  est  tirée  de 
melifs  relîgifStti.  On  nous  amena  un  jour  un  très-beau  che* 


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272  HEYUE    BRITANNIQUE. 

val.  J'eus  ridée  de  Tacheter  pour  mon  usage  et  je  dis  à  son 
mattre  de  le  faire  courir  deyant  moi.  Il  refusa,  sous  prétexte 
que  lorsque  les  Franks  admiraient  un  objet,  ils  ne  prenaient 
jamais  la  précaution  de  détourner,  en  prononçant  le  mot 
MashaUah  I  le  danger  dont  cette  admiration  le  menaçait. 
(Ce  danger  était  celu  du  mauvais  œil,  et  le  mot  MashaUah! 
un  des  synonymes  de  Dieu,  avait  pour  effet,  dans  Tidée  de  cet 
homme,  de  rompre  le  charme.  )  L'Arabe  ne  voulait  pas  exposer 
son  cheval  à  l'admiration  d'un  profane.  Aujourd'hui,  je  me 
demande  quel  scrupule  m'a  empêché  de  prononcer  ce  mot 
autant  de  fois  que  ce  pieux  musulman  pouvait  le  désirer. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  m'y  refusai  et  je  tournai  le  dos  à  ce  brave 
homme  en  lui  faisant  comprendre  qu'il  avait  perdu  une  belle 
occasion  de  vendre  sa  béte. 

On  parle  beaucoup  de  la  sobriété  étonnante  du  cheval  arabe 
dans  les  déserts  qui  l'ont  vu  naître.  Je  ne  prétends  point  m'in- 
scrire  en  faux  contre  les  récits  qu'on  a  faits  à  cet  égard,  je  dis 
seulement  que  je  n'ai  rien  vu  qui  soit  de  nature  à  les  confirmer. 
Tous  les  chevaux  qui  m'ont  passé  sous  les  yeux  pendant  mon 
séjour  au  désert  (  c'est-à-dire  du  22  mai  au  16  juin)  m'ont  para 
complètement  incapables  d'aucun  grand  effort,  parce  qu'ils 
étaient  trop  gras  et  qu'on  ne  les  faisait  jamais  travailler.  Ce  qui 
avait  déterminé  [chez  eux  cet  embonpoint,  c'était  l'herbe  qu'ils 
mangeaient  à  cette  époque  de  l'année,  mais  en  hiver  on  ne  les 
nourrit  que  d'orge  et  de  lait  de  chamelle.  Peut-être  un  change- 
ment de  traitement  accompagne-t-il  ce  changement  de  nour-< 
riture  et  le  cheval  arabe  est-il  alors  dans  une  mauvaise  condi* 
tion,  mais  il  est  certain  que  ceux  que  j'ai  vus  étaient  à  ce 
moment  de  l'année  en  très-bon  état. 

Les  Bédouins  sont  heureusement  peu  habiles  à  dissimuler 
les  défauts  de  leurs  chevaux.  Le  moyen  qu'ils  emploient  le  plus 
communément  consiste  à  déguiser  l'animal  rejeté  dans  l'espé* 
rance  que  l'acheteur  le  prendra  après  un  nouvel  examen.  C'est 
ainsi  que  le  matin  tel  cheval  fait  son  apparition  avec  un  simple 
licou  et  une  mauvaise  selle  de  Bédouin.  S'il  n'est  pas  accepté, 
on  le  ramène  le  soir  avec  une  riche  housse  garnie  de  glands, 
dont  les  bouts  traînent  jusqu'à  terre.  Si  cette  seconde  tentative 
échoue,  l'animal  revient  le  lendemain  matin  avec  un  nouvel 


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UN  ACHAT  DE  CHEVAUX  EN  SYRIE.  273 

accoutrement.  Je  ne  me  souviens  que  d'un  cas  où  Ton  ait  eu 
leGouTS  à  un  autre  stratagème.  On  nous  amena  un  cheval  dont 
les  jambes  étaient  couvertes  de  boue,  comme  s'il  eût  passé  dans 
une  fondrière  et  s'y  fût  enfoncé  jusqu'au  ventre.  Naturelle- 
ment ,  nous  priâmes  le  propriétaire ,  avant  toute  affaire ,  de 
laTer  les  jambes  de  son  cheval.  Il  fit  d'abord  quelques  diffi- 
cultés, puis  il  finit  par  céder,  dans  la  crainte  de  perdre  cette 
occasion  de  vendre,  et  nous  découvrîmes  alors  un  boulet  auquel 
OD  avait  mis  le  feu  et  dont  la  large  cicatrice  trahissait  quelque 
graye  maladie. 

Outre  les  Arabes,  il  y  avait  une  autre  race  dont  les  tentes  se 
trouyaient  dans  notre  voisinage.  C'étaient  les  Turcomans  no- 
mades, tribu  qui,  pour  le  mode  de  vie  comme  pour  le  costume, 
avait  avec  les  Arabes  sédentaires  de  grandes  ressemblances. 
Voici  leur  histoire,  telle  qu'elle  m'a  été  racontée  :  ils  appar- 
tiennent  à  la  grande  race  des  Turcomans,  d'où  sont  sortis  les 
Osmanlis,  et  qui  existe  encore  vers  le  nord  de  la  Perse.  Leurs 
ancêtres  vinrent  en  Syrie  au  temps  des  croisades  pour  repousser 
Finvasion  européenne,  et  ils  y  sont  toujours  restés  depuis.  Leur 
langue  n'est  pas  celle  que  parlent  les  autres  peuples  de  la  Syrie, 
Tarabe,  mais  le  turc.  Us  possèdent  des  chameaux,  des  chèvres, 
des  bestiaux  et  des  chevaux.  Ces  derniers  sont  misérables.  Ils 
ne  sont  pas  plus  hauts,  je  crois,  que  le  cheval  arabe,  mais  ils 
loi  sont  tellement  inférieurs  sous  tous  les  autres  rapports, 
qu'auprès  de  lui  ils  paraissent  tout  au  plus  bons  pour  porter  des 
fardeaux.  Ils  sont  lourds  et  mal  faits.  La  tète  est  sans  élégance, 
le  poil  roide,  la  croupe  tombante,  la  jambe  longue  dans  la  partie 
supérieure,  la  queue  traînante,  sale  et  mal  portée.  Us  sont  d'un 
caractère  ombrageux  et,  bien  que  hongres  pour  la  plupart,  ils  se 
montrent  en  général  obstinés  et  vicieux  quand  on  les  monte. 
Us  juments,  qui  ont  le  poil  plus  beau  et  qui  sont  plus  âgées 
(les  Turcomans  et  les  Arabes  vendent  leurs  chevaux  très-jeunes  ) 
ont  meilleure  tournure,  mais.etles  manquent  aussi  d'élégance  et 
de  légèreté*. 

Nous  n'étions  que  depuis  quelques  jours  à  Merj-Rotrani  et 
déjà  la  nouvelle  de  notre  arrivée  s'était  répandue  de  tous  côtés, 
et  avait  amené  une  telle  foule  d'Anazeh  et  de  Turcomans,  que 
notre  campement  offrait  l'aspect  d'une  foiie  aux  chevaux.  La 

TOMB  I.  —  8*  SÉRIE.  i8 

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274  REVUE  BRITANNIQUE. 

scène  était  des  plus  pittoresques.  Dans  le  fond  du  tableau  s'éle- 
vaient les  montagnes  des  Druses  aux  cimes  neigeuses,  et  sur  le 
devant  une  vaste  plaine  couverte  d'herbes  et  de  troupeaux  de 
toute  espèce.  Au  loin,  on  voyait  descendre  des  hauteurs  une 
troupe  d'Anazeh  avec  leurs  longues  lances  sur  les  épaules  ;  plus 
près,  à  côté  de  leurs  tentes,  d'autres  Anazeh  étaient  accroupis 
par  terre  en  cercle  et  campaient  ;  leurs  chevaux  étaient  attachés 
et  leurs  lances  fichées  dans  le  sol  par  le  bout  de  fer  qui  les 
termine.  Ailleurs,  des  Turcomans,  reconnaissables  à  leur  plus 
haute  taille,  à  leur  costume  plus  complet  et  plus  propre,  ou 
plutôt  moins  sale,  tenaient  par  la  bride  de  laides  juments  et  des 
hongres  plus  laids  encore,  avec  de  longues  housses  qui  leur 
couvraient  la  croupe,  des  têtières  en  mauvais  état,  des  mors  ma- 
melouks et  des  selles  à  pommeau  élevé  et  à  larges  étriers,  larges 
comme  une  pelle.  Des  Arabes  faisaient  admirer. la  légèreté  de 
leurs  montures  lancées  à  toute  vitesse  ;  des  Turcomans,  ambi- 
tieux de  les  imiter,  se  consumaient  en  efforts  pour  faire  galoper 
leurs  chevaux  tant  bien  que  mal  ;  moins  heureux,  ils  tempêtaient 
contre  Tobstination  de  leurs  bétes,  qui  se  jetaient  de  eôté  ou 
reculaient  au  lieu  d'aller  droit,  ou  qui  refusaient  de  bouger  el 
ruaient  quand  on  voulait  les  faire  marcher.  Tout  autour  du 
camp,  attachés  à  des  chevilles,  à  des  pierres,  à  des  cordes  de 
tentes,  étaient  rangés  des  chevaux,  des  juments,  des  poulains  de 
tout  genre,  depuis  le  magnifique  arabe  jusqu'au  turcoman  qui 
n'avait  jamais  servi  que  de  bête  de  somme  et  qui  ne  devait 
jamais  servir  à  autre  chose.  Quelques-uns  étaient  déjà  achetés 
par  nous,  d'autres  étaient  encore  k  vendre;  ceux-ci  restaient 
immobiles,  ceux-là  étendaient  le  cou  et  cherchaient  à  se  battre 
avec  leurs  voisins,  d'autres  enfin  s'échappaient  et  mettaient  le 
camp  sens  dessus  dessous. 

Tous  les  chevaux  que  les  Arabes  mettaient  en  vente  étaient 
des  étalons  ;  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  vu  en  leur  possession 
un  seul  hongre,  et,  bien  que  parfois  ils  vinssent  dans  notre 
camp  montés  sur  des  juments,  ils  ne  nous  les  proposaient  jamais. 
Cette  dernière  circonstani^e  s'^plique,  je  crois,  par  la  haute 
estime  dans  laquelle  ils  tiennent  leurs  juments,  qu'ils  regardent 
comme  la  source  de  la  richesse  nationale,  et  Topinion  publique 
est  tellement  opposée  à  ce  que  la  race  tombe  dans  d'autres 


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UN   ACHAT  DE  ClflKTAUX   EN  STRIE.  275 

maÎDS,  que  personne  n'ose  vendre  un  seul  sujet  femelle.  Le 
sentiment  ne  joue  là  qu'un  rdle  très-secondaire.  Je  n'ai  jamais 
TU  de  la  part  de  TArabe  le  moindre  regret  de  se  séparer  de  son 
cheval,  pourvu  qu'on  lui  en  donne  un  bon  prix.  Mettez-lui 
dans  la  main  une  somme  ronde»  et  il  vous  livre  sa  bâte  sans  hé- 
siter; il  n'est  attentif  qn-&  une  chose,  c'est  que  vous  ne  lui 
fassiez  pas  tort  de  la  dixième  partie  d'une  piastre;  une  fois  son 
cheval  vendu,  il  ne  le  regarde  plus  et  n'y  pense  plus. 

Il  n'est  pas  aisé  de  traiter  des  affaires  avec  les  gens  de  ces 
contrées,  mais  c'est  surtout  avec  les  Anazeh  que  la  chose  est 
difficile.  Vous  demandez,  je  suppose,  le  prix  d'un  cheval.  Si  le 
propriétaire  consent  à  y  mettre  un  prix,  il  fait  la  béte  trois 
fois  plus  cher  qu'elle  ne  vaut  ;  souvent  il  refuse  de  dire 
son  prix,  mais  il  vous  engage  à  lui  faire  une  offre.  Vous  y 
consentez,  mais  il  ne  regoit  votre  proposition  qu'avec  mépris 
it  prononce  le  mot  béld  (arrière)  avec  une  emphase  qui  vous 
prouve  que  votre  proposition  est  loin  d'être  suffisante.  Vous 
élevez  votre  offre,  et  alors  commence  une  discussion  qui  pour  le 
moment  n'aboutit  pas;  le  propriétaire  s'en  va  avec  son  cheval, 
comme  s'il  avait  l'intention  de  ne  pas  revenir.  Au  bout  d'un 
temps  plus  ou  moins  long,  une  heure,  deux  heures  après,  le 
lendemain,  le  surlendemain,  il  revient  vous  trouver.  Une  nou- 
Telle  discussion  s'engage  ;  Iqrsque  le  propriétaire  ne  Tinterrompt 
pas  en  s'éloignant  de  nouveau  avec  son  cheval,  on  tombe  d'ac- 
coid  sur  le  prix.  Tout  est  bien  entendu,  le  propriétaire  paraît 
content  et  vous  vous  disposez  à  marquer  le  cheval,  mais  tout  à 
coup  son  ancien  mettre,  tourmenté  par  la  pensée  que  peut-être 
il  n'a  pas  eu  de  son  cheval  le  prix  qu'il  aurait  pu  en  avoir,  vous 
arrache  sa  béte,  monte  dessus  et  décampe.  Il  revient  encore 
Qoefoiset,  vous  voyant  inexorable,  il  accepte  la  même  somme. 
De  nouveau,  vous  vous  préparez  à  marquer  le  cheval,  mais  alors 
il  jette  des  cris  effrayants  pour  être  payé  d'abord.  Vous  y  con- 
sentez et  vous  l'invitez  à  vous  suivre  dans  votre  tente.  Il  entre, 
accompagné  d'un  ou  de  deux  amis  et  conseillers,  sages  de  la 
tribQ  qui  sont  supposés  se  connaître  en  monnaies  franques  et 
ne  pas  se  tromper  au  son  d'une  pièce  fausse.  Tous  saccrou- 
pissent  solennellemeut  par  terre  et  vous  vous  mettez  à  compter 
1  or.  Nouvelle  et  terrible  difficulté  I  Le  prix  a  été  convenu  en 

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276  REVUE  BRITANNIQUE. 

ghazis  (pièces  de  vingt  et  une  piastres  et  demie  chacune)  et  doit 
être  payé  en  monnaie  anglaise.  L'Anazeh  n'est  pas  fort  en 
arithmétique  et  se  persuade  difficilement  que  l'or  représente 
exactement  la  somme  stipulée;  ce  n'est  que  quand  il  a  retourné 
les  pièces  une  douzaine  de  fois  dans  ses  mains  et  quand  ses 
amis  les  ont  considérées  pendant  trois  quarts  d'heure  que  ses 
doutes,  sous  ce  rapport,  finissent  par  se  dissiper.  Et  cependant, 
lorsqu'il  s'en  va,  ce  n'est  pas  sans  conserver  encore  au  fond 
de  son  cœur  quelques  soupçons.  En  effet,  un  instant  après,  il 
revient  encore.  Une  des  pièces  d'or  qu'on  lui  a  données  est  un 
vieux  souverain,  portant  l'empreinte  de  George  et  du  dragon, 
et  différant  par  conséquent  des  pièces  plus  modernes  qu'il  voit 
communément.  Cette  pièce,  il  la  déclare  d'une  valeur  inférieure 
et  demande  que  vous  la  repreniez.  Ceci  amène  une  nouvelle 
dispute,  violente  quelquefois,  et  lorsque  enfin  vous  avez  réussi 
à  le  contenter  a  demi  sur  ce  point,  il  sort  de  votre  tente  et  va 
trouver  en  secret  votre  compagnon  et  le  prie  de  lui  dire  si  vous 
ne  l'avez  pas  frustré  d'une  partie  de  ce  qui  lui  était  dû.  L'esprit 
de  fanfaronnade  que  montrent  les  Bédouins  dans  les  transac- 
tions relatives  à  la  vente  de  leurs  chevaux  ne  tient  pas  contre  leur 
cupidité.  Sur  cent  individus  qui  s'éloignent  furieux,  comme 
s'ils  étaient  résolus  à  ne  plus  avoir  affaire  à  vous,  quatre-vingl- 
dix-neuf  reviendront  ;  le  centième  peut-être  ne  le  fera  pas. 

Je  me  souviens  d'un  Bédouin  qui  avait  amené  dans  notre 
camp  un  cheval  gris  d'une  taille  extraordinaire  (pour  un  arabe). 
Pour  moi,  je  ne  voyais  rien  de  bien  remarquable  dans  cet 
animal,  et  je  le  considérai  même  comme  inférieur  à  beaucoup 
d'autres  plus  petits  que  j'avais  vus;  cependant,  on  offrit  pour 
lui  une  somme  équivalant  à  cent  livres  sterling.  Le  propriétaire, 
un  sauvage  à  moitié  nu,  tourna  bride,  furieux,  et  nous  ne  le 
revîmes  jamais.  En  thèse  générale,  on  peut  dire  que  les  Arabes 
qui  ont  les  plus  beaux  chevaux  sont  les  plus  difficiles  en 
affaires. 

Pendant  notre  séjour  à  Merj-Eotrani,  et  plus  encore  lorsque 
nous  fûmes  dans  le  camp  des  Anazeh,  notre  grand  embarras  fut 
de  nous  procurer  Targent  dont  nous  avions  besoin  pour  nos 
achats.  Les  autorités  qui  nous  avaient  envoyés  nous  avaient  or- 
donné, dans  leur  haute  sagesse,  de  ne  payer,  sous  aucun  prétexte, 


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UN  ACHAT   DE   CHEVAUX   EN   SYRIE.  277 

aatrement  que  par  des  mandats  sur  divers  consuls  et  banquiers. 
Elles  s'imaginaient  sans  doute  que  Mutlak  ou  Marzouk  TAnazeb, 
dans  un  beau  sentiment  de  confiance  commerciale,  accepte- 
rait DOS  mandats.  Mais  Marzouk,  ou  Mutlak,  qui  savait  très- 
bien  ce  qui  arriverait  si,  en  échange  d'un  cbeval,  il  faisait  lui- 
même  un  billet,  ne  vit  dans  nos  mandats  que  des  chiffons  de 
papier,  et  force  nous  fut  de  payer  toujours  en  argent  comptant. 
Il  résultait  de  là  que  nous  étions  obligés  de  garder  sans  cesse  avec 
Dousdes  sommes  considérables  en  numéraire,  et  que,  lorsqu'elles 
étaient  dépensées,  il  fallait  en  envoyer  chercher  d'autres,  ce  qui, 
dans  cette  terre  bénie  des  voleurs,  était  pour  nous  une  source 
tfennuî  et  d'anxiété  continuels.  Nous  ne  serions  jamais  parve- 
nus à  conserver  un  shilling  en  notre  possession  sans  une  forte 
escorte  de  Druses  armés  que,  peu  de  temps  après  notre  arrivée 
dans  le  désert,  nous  substituâmes  à  notre  escorte  primitive  de 
cavaliers  et  dont  le  chef  nous  fut  d'un  grand  service  en  rappor- 
tant l'argent  de  Damas. 

Un  jour,  nous  fûmes  à  la  veille  d'une  querelle  qui  aurait  pu 
se  terminer  d'une  manière  sérieuse.  Nous  étions  occupés  à  re- 
garder un  groupe  d'Arabes  et  de  Turcomans  assis  à  Tonibre  de 
leurs  tentes,  lorsque  nous  entendîmes  un  grand  bruit  et  nous 
aperçûmes,  au  milieu  de  la  foule  qui  s'amassait  de  toutes  parts, 
le  chef  en  second  des  Druses  qui  assenait  de  vigoureux  coups 
de  poing  à  un  Anazeh  renversé  à  terre,  lequel  ripostait  par  d'é- 
nergiques coups  de  pied.  En  un  moment,  tout  le  camp  fut  en 
confusion.  I^s  Arabes  accoururent  à  cheval,  les  Druses  char- 
gèrent leurs  fusils  et  se  précipitèrent  au  secours  de  leur  chef; 
tout  annonçait  une  collision  terrible.  Heureusement,  quelques 
t^tes  plus  froides  de  part  et  d'autre  sentirent  la  nécessité  de  main- 
tenir le  bon  ordre  :  on  sépara  les  belligérants  et  les  deux  adver- 
saires se  quittèrent.  Les  Arabes  toutefois  gesticulaient  avec  fu- 
reur, frappant  leurs  bâtons  contre  leurs  lances,  tandis  que,  de 
leur  côté,  les  Druses  se  maintenaient  résolument  sur  la  défen- 
sive. L'origine  de  la  querelle,  je  ne  l'ai  jamais  sue,  mais  je  crois 
qu'il  s'agissait  de  trois  ghazis  que  nous  réclamaient  les  Anazeh. 
En  les  payant,  nous  apaisâmes  la  dispute,  mais  les  Anazeh 
quittèrent  le  camp  immédiatement  après,  et  évitèrent  avec  tant 
de  soin,  pendant  quelque  temps,  d'avoir  affaire  à  nous,  que  je 


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278  REVU£    BRITANNIQUE. 

commençai  àcraindrequlls  ne  fussent  fftchés  pour  tout  de  bon. 

Vers  ce  moment,  les  chevaux  commencèrent  à  manquer  à 
Merj-Kotraniet  nous  retournâmes  à  Damas.  Là,  nous  arrangeâ- 
mes le  plan  d  une  expédition  au  oatnp  d'une  tribu  des  Wulad- 
Ali,  et,  après  avoir  obtenu  du  chef  de  cette  tribu^  Blohammed- 
Doukfay,  la  permission  de  lui  rendre  visite«  nous  repartîmes, 
après  être  restés  cinq  Jours  à  Damas,  poilr  le  désert. 

Nous  passâmes  de  nouveau  par  Merj-Kotrani,  puis  nous  nous 
dirigeâmes  droit  devant  nous  vers  le  centre  de  la  vaste  plaine 
qui  s'étendait  devant  le  camp  et  que  j'ai  décrite  plus  haut.  Cette 
plaine,  d'abord  couverte  d'herbages,  devint,  ati  fureta  mesure 
que  nous  avancions,  pierreuse  ;  les  petites  chaînes  de  montagnes 
qui  s'élevaient  de  distance  en  distance  étaient  également  héris- 
sées de  pierres  ;  mais,  dans  les  endroits  plats  qui  les  séparaient, 
poussaient  quelques  rares  touffes  d'herbes  toutes  jaunies  et  à 
moitié  desséchées.  Parfois,  nous  rencontrions  un  lac  aux  eaux 
limpides,  parfois  aussi  un  tapis  de  verdure  s'offrait  à  nous,  où 
paissaient  des  moutons  et  des  chameaux.  Un  peu  après  avoir 
quitté  Merj-Kotrani,  nous  avions  rencontré  les  tedtes  dispersées 
des  Anazeh;  leurs  habitations,  par  groupes  de  quatre,  cinq» 
sept  tout  au  plus,  étaient  répandues  sur  toute  la  surface  du  pays  ; 
leurs  troupeaux  de  moutons  —  bêtes  assez  laides  du  reste  — 
paissaient  alentour,  gardés  par  de  petits  garçons  demi-nus  et 
quelquefois  par  un  homme  en  guenilles  portant  un  pistolet  &  sa 
ceinture.  Tel  est  le  désert.  Que  ce  pays  ait  été  autrefois  compa- 
rativement bien  peuplé  et  cela  par  des  tribus  relativement  civi- 
lisées, c'est  ce  que  prouvent  les  ruines  de  villages  bâtis  en  pierres 
qu'on  trouve  dans  toutes  les  directions.  Une  fois  même,  nous 
rencontrâmes  un  vieux  pont  en  pierres  à  trois  arches  jeté  sur  un 
cours  d'eau  assez  profond.  Maintenant  il  n'existe  pas  un  seul 
village  habité,  et  on  n'y  voit  pas  d'autres  êtres  humains  que  les 
Bédouins. 

Notre  voyage  avait  été  jusqu'alors  assez  monotone.  Les  mon- 
tagnes neigeuses  des  Druses  étaient  toujours  derrière  nous,  et, 
en  avant,  nos  regards  n'embrassaient  qu'un  sol  couvert  de 
pierres  ;  mais  tout  à  coup  la  scène  changea.  Sur  un  plan  un  peu 
plus  bas  que  le  nôtre,  une  grande  prairie  se  déploya  devant 
nous;  de  distance  en  distance,  de  petites  collines  verdoyantes 


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UN   ACHAT   DE  CHEVAUX   EN   SYRIE.  279 

s'élevaient  eomnie  des  laupinières;  au  loin,  broutaient  des  cha- 
meaux de  toute  eouleur  et  de  toute  grandeur  ;  on  voyait  aussi 
errer  çà  et  là  des  moutons,  des  chèvres  noires  et  des  bestiaux. 
C'était  là  qu'était  situé  le  camp  des  Anazeh.  Le  village  occupait 
une  immense  étendue  de  terrain;  les  tentes  noires  et  basses 
étaient  groupées  par  sept  ou  douze,  et  les  groupes  étaient  séparés 
les  uns  des  autres  par  de  grands  intervalles.  On  nous  montra 
une  tente  plus  vaste,  mais  non  pas  plus  belle  que  les  autres  ; 
c'était  rhabitation  du  chef.  Nous  mimes  pied  à  terre ,  et  sa- 
luâmes le  grand  scheik,  Mohammed-Doukby.  C'était  un  homme 
d*assez  belle  apparence  ;  son  bras  droit»  qu'un  coup  de  lance 
reçu  quelques  années  auparavant  avait  mis  hors  d'état  de  servir, 
était  caché  dans  son  manteau.  Il  nous  fit  asseoir  sur  les  meil- 
leurs tapis  de  la  tente  et  nous  offrit  du  café.  Il  se  montra  civil 
envers  nous,  mais  ne  manifesta  ni  empressement  ni  intérêt  de 
savoir  le  but  de  notre  visite.  Il  n'avait  jamais  entendu  parler  des 
.4DglaiSy  nous  dit-il  ;  mais  cette  assertion  n'était  probablement 
qu'uDe  vanterie  ayant  pour  but  de  nous  faire  comprendre  que  le 
grand  Mohammed-Doukhy  était  beaucoup  trop  occupé  des  affaires 
importantes  de  son  vaste  royaume  pour  avoir  le  temps  de  s'en- 
quérir des  petites  nations  de  l'Europe.  Outre  cela,  il  ne  nous  fit 
qu'une  communication  remarquable.  Il  nous  demanda  si  nous 
connaissions  le  secrétaire  du  scheik  Feysel  (c'était  le  chef 
d'une  tribu  arabe  appartenant  aux  Bowallas,  autre  fraction  de^ 
Anazeh);  sur  notre  réponse  négative,  il  ajouta  que  ce  n'était 
qoun  kelb  (un  chien). 

Le  scheik  était  riche,  et  la  principale  source  de  sa  richesse, 
c'était  d'être  chargé  de  la  fourniture  des  cinq  ou  six  mille  cha- 
meaux que  le  gouvernement  turc  demande  chaque  année  pour 
le  hadj  ou  pèlerinage  entre  Damas  et  la  Mecque.  Cette  circon- 
stance lui  donnait  une  certaine  sécurité  parmi  les  Turcs,  et  il 
se  rendait  de  temps  à  autre  à  Damas  pour  ses  affaires,  voyage 
que  les  autres  chefs  bédouins  ne  font,  dit-on,  qu  avec  une  ex- 
trême répugnance. 

Nous  fûmes  plusieurs  fois  honorés  des  visites  du  scheik  dans 
notre  propre  tente.  Lorsqu'il  venait  dans  le  jour,  nous  ne  pou- 
vions lui  offrir  aucun  rafraîchissement,  car  nous  étions  alors  en 
plein  Ramazan;  mais,  après  le  coucher  du  soleil,  il  acceptait 


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280  REVUE   BRITANNIQUE. 

volontiers  des  pipes  et  du  café.  Lorsque  nous  étions  prévenus  de 
son  arrivée,  nous  préparions  pour  lui  par  terre  une  espèce  de 
divan  avec  des  matelas  et  des  coussins  ;  autrement  il  s'asseyait 
sur  un  de  nos  lits.  Il  était  toujours  accompagné  de  deux  ou  trois 
personnages  influents  de  la  tribu.  Notre  chef  druse  et  un  ou 
deux  des  principaux  de  l'escorte  avaient  l'habitude ,  en  raison 
de  leur  rang,  d'assister  à  la  cérémonie;  un  cercle  de  spectateurs 
arabes,  auxquels  leur  dignité  ne  donnait  pas  droit  d'avoir  une 
place  dans  la  tente,  restait  accroupi  en  dehors  et  regardait  à  tra- 
vers la  porte.  C'était  assez  romanesque,  j'en  conviens,  d'être  assis 
lanuit  dans  une  tentedans  une  des  vastes  plainesdeSyrieavecun 
vrai  scheik  bédouin,  mais  c'était  aussi  passablement  ennuyeux. 
Supposez,  par  exemple,  que  nous  venions  de  dtner  et  que,  fati- 
gués, nous  désirions  prendre  un  peu  de  repos.  On  nous  annonce 
la  venue  du  scheik  et,  en  effet,  il  arrive  sans  bruit  avec  sa  suite. 
Nous  nous  levons  et,  conformément  à  l'étiquette  orientale,  nous 
restons  debout,  jusqu'à  ce  que  le  scheik  soit  assis  sur  le  divan. 
Tout  le  monde  alors  s'assied,  nous  sur  nos  chaises,  les  autres 
par  terre.  Nous  offrons  le  café  et  nous  distribuons  autant  de 
pipes  que  notre  établissement  peut  nous  en  fournir.  Le  scheik 
parle  lentement  et  sans  animation,  en  faisant  des  pauses  lon- 
gues et  fréquentes.  Ses  manières  sont  simples  et  n'ont  rien  de 
cette  gaucherie  que  montrerait  certainement  un  Européen  sans 
léducation  jeté  dans  une  société  à  laquelle  il  n'est  pas  accoutumé, 
mais  sa  conversation  trahit  évidemment  l'effort  et  ne  coule  point 
de  source.  On  comprend  que  cette  visite  nous  fatigue  tous,  celui 
de  nous  qui  sait  l'arabe,  par  le  temps  qu'on  lui  fait  attendre  les 
phrases,  les  autres  parce  qu'ils  ne  peuvent  se  mêler  à  la  conver- 
sation. Grâce  à  la  paresse  orientale,  la  visite  se  prolonge  jusqu'au 
milieu  de  la  nuit.  Le  scheik  cependant  finit  par  se  lever,  salue, 
remet  ses  bottes  rouges  qu'il  a  laissées  en  dehors  de  la  tente  et 
s'éloigne  aussi  silencieusement  qu'il  est  venu.  Mais  lui  et  ses 
compagnons  laissent  derrière  eux  toute  une  armée  de  puces,  de 
punaises  et  de  poux.  Dans  le  cours  de  la  conversation  avec  le 
scheik,  nous  apprîmes  comment  se  fait  la  migration  annuelle  de 
la  tribu.  Vers  le  milieu  de  septembre,  elle  quitte  la  Syrie,  et,  par 
un  circuit  qui  les  conduit  successivement  dans  le  voisinage  de 
Bassora,  de  Bagdad,  d'Alep,  deHoras  et  do  Hama.  elle  revient  en 

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UN   ACHAT  DE   CHEVAUX   EN   STRIE.  281 

Sjrie  dans  le  commencement  de  juillet.  Dans  Tannée  de  notre 
Tisite,  ainsi  que  le  lecteur  l'a  vu,  elle  s'y  trouvait  en  mai  ;  mais 
ce  n'était,  ainsi  que  nous  l'expliqua  le  scheik,  qu'un  fait  acci- 
dentel. Il  nous  dit  que  la  longueur  de  leurs  étapes  était  fort  ir- 
régulière et  variait  de  deux  à  vingt-quatre  heures;  dans  ce  der- 
nier cas,  c'était  dans  des  circonstances  exceptionnelles.  Il  ajouta 
que,  pendant  la  marche,  ils  nourrissaient  leurs  chevaux  avec 
de  l'orge  qu'ils  portaient  avec  eux. 

Chaque  matin,  au  lever  du  soleil,  les  troupeaux  de  chameaux 
appartenant  au  camp  sortaient  pour  aller  paître  en  groupes  nom- 
breux, qui  les  faisaient  ressembler,  à  quelque  distance,  à  autant 
d'escadrons  réguliers.  Puis,  quelque  temps  avant  le  coucher  du 
soleil,  on  les  voyait  revenir  de  tous  c6tés .  Au  loin ,  sur  les  hauteurs , 
ils  se  dessinaient  comme  des  pyramides  dans  le  ciel  obscur  ; 
plus  près,  dans  la  plaine,  on  les  voyait  s'avancer,  d'un  pas  so- 
lennel, la  tête  droite,  le  cou  recourbé  et  la  bosse  se  dessinant 
en  beau  profil  comme  dans  les  gravures.  Telle  est,  du  moins, 
la  démarche  des  plus  Agés  et  des  plus  vénérables  ;  quant  aux 
jeunes,  ils  exécutent  mille  curieuses  gambades.  Soudain  l'on  voit 
lun  d'eux  se  détacher  de  la  bande  et  courir  le  plus  vite  possible  ; 
à  chaque  enjambée,  il  lance  les  jambes  en  avant,  comme  pour 
imiter  un  cheval  au  galop.  Ce  n'est  qu'une  caricatura,  mais  le 
fait  est  qu'il  marche  d'un  pas  qu'on  n'attendrait  guère  de  lui. 
Ceci  pique  l'amour-propre  d'un  autre  qui  cherche  alors  à  dé- 
passer son  camarade  en  folichonnerie,  et  il  se  livre  à  une  danse 
fantastique  où  un  troisième  le  suit,  et  bientôt  toute  la  troupe, 
envahie  par  la  contagion,  cabriole  dans  la  plaine.  J'en  excepte 
toutefois  les  gros,  que  ces  drdleries  semblent  scandaliser,  et  qui 
continuent  leur  route  paisiblement  en  faisant  entendre  des 
grognements  lamentables. 

Hohammed-Doukhy  avait  ou  prétendait  avoir  légitimement 
le  monopole  du  commerce  avec  les  marchands  de  Damas.  Une 
infraction  à  ce  privilège,  de  la  part  d'une  autre  tribu  qui  avait 
attiré  frauduleusement  chez  elle  des  gens  de  Damas,  et  par  con- 
séquent l'avait  frustré  de  la  taxe  qu'il  levait  sur  toutes  les  mar- 
chandises vendues  dans  son  camp,  le  détermina  à  en  tirer  une 
vengeance  sommaire.  Un  soir,  on  nous  montra  dans  notre  camp 
quatre  chameaux  avec  des  ballots  de  marchandises  gisant  sur 


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282  REVUE   BRITANNIQUE. 

le  sol  à  côté  d'eux.  Il  parait  que  les  Wulad- Ali  avaieat  donné 
une  leçon  aux  marchands  coupables.  Le  matin,  ils  s'étaient  mis 
en  campagne,  avaient  surpris  une  partie  des  délinquants  qui  se 
rendaient  au  camp  de  Tennemi^  le  scheik  Feysel  delà  tribu  des 
Rowallas,  et  ils  avaient  jugé  à  propos  de  les  punir  en  emmenant 
.leurs  marchandises  et  leurs  chameaux .  Mohammed-Doukby  nous 
expliqua  que  ceci  n'était  pas  précisément  un  vol,  mais  un  coup 
de  vigueur  frappé  pour  maintenir  un  principe,  car  il  déclara 
aux  marchands  qu'ils  pouvaient  ravoir  leurs  marchandises»  en 
payant  une  petite  rançon  et  en  consentant  à  vendre  leur  paco- 
tille dans  le  camp  des  Wulad-Ali.  Cette  explication  ne  me  sa- 
tisfit guère,  et  je  doutai  qu'elle  contentât  les  Rowallas.  Le  scheik 
Feysel  était  un  chef  puissant,  et  je  m'attendais  à  le  voir  arriver 
avec  ses  guerriers  aux  longues  lances  demander  aux  Wulad-Alî 
raison  de  l'injure  qui  lui  avait  été  faite.  Sans  la  crainte  de  me 
trouver,  bien  qu'étranger,  impliqué  dans  la  querelle,  j'aurais 
aimé,  je  l'avoue,  à  assister,  comme  spectateur,  à  une  bataille 
rangée  entre  les  Bédouins.  Mais  je  ne  devais  pas  jouir  de  ce 
spectacle,  car  les  Rowallas  restèrent  tranquilles. 

Les  lecteurs  qui  m'ont  suivi  jusqu'ici  savent  depuis  combien 
de  temps  j'étais  dans  le  désert  et  quelles  occasions  j'avais  d'é- 
tudier ses  habitants.  Si  je  ne  suis  pas  compétent  pour  formuler 
un  jugement  général  sur  le  caractère  de  la  tribu  des  Anazeh,  je 
puis  donner  au  moins  l'impression  que  m'ont  laissée  mes  ex- 
périences personnelles.  Or,  CQtte  impression,  je  le  déclare  net- 
tement» c'est  que  la  race  dos  Anazeh  ne  m'a  inspiré  que  du 
dégoût,  et,  qu'à  part  ses  beaux  chevaux,  elle  n'a  pas  plus  droit 
à  notre  intérêt  et  à  notre  admiration  que  les  Hottentots.  De  leur 
personne,  je  l'ai  déjà  dit,  ils  sont  sales;  je  ne  les  ai  jamais  vus 
changer  de  vêtement,  et  je  ne  crois  pas  que  l'usage  de  se  laver  leur 
soit  connu,  même  par  tradition.  Le  moral  répond  au  physique. 
Ils  sont  entièfement  dépourvus  de  tout  sentiment  de  discrétion  et 
de  convenance  à  l'égard  des  étrangers.  Une  fois  dans  votre  tente, 
à  moins  qu'on  ne  les  mette  de  force  à  la  porte,  ils  y  restent  ac- 
croupis depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  et  passent,  leur  temps  à 
contempler  ce  que  vous  faites.  Quant  à  les  empêcher  de  vous 
regarder»  c'est  de  toute  impossibilité.  C'était  la  chose  la  plus 
commune  du  monde  d'en  voir  trois  ou  quatre  constamment 


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UN  ACHAT   DE  CHEVAUX   EN   SYRIE.  S88 

eoaohés  par  lerte  sur  le  yatltre,  juste  en  face  de  notre  porte,  le 
menton  dans  la  main  et  espionnant  nos  moindres  gestes^  nos 
moindres  actes.  Si  quelqu'un  entrait  pour  affaires»  toute  une 
nuée  d'Anazeh  entrait  sur  ses  pas;  il  en  entrait  tant  que  la  tente 
poutait  en  tenir,  et  ceux  qui  étaient  obligés  de  rester  en  dehors 
se  consolaient  en  regardant  par  la  porte  sur  les  épaules  les  uns  des 
autres.  Une  habitude  des  Anazeh,  c'était  de  voler  dans  les  tentes 
des  domestiques  les  musettes  et  les  têtières  de  nos  chevaux  ati 
piquet,  et  lorsque,  par  hasard,  on  leur  prêtait  une  selle  ou  une 
bride,  il  n'y  avait  plus  moyen  de  les  ravoir.  Un  nommé  Hum« 
dan,  le  second  personnage  de  la  tribu  et  le  représentant  du 
scheik,  me  parut  un  des  plus  grands  vauriens  de  la  bande.  C'é- 
tait toujours  lui  qui  fixait  l'enchère  des  chevaux,  soi-disant 
pour  nous  rendre  un  bon  office,  mais  en  réalité,  j'en  suis  cer- 
tain, pour  élever  les  prix  et  partager  les  bénéfices  avec  le  ven- 
deur. Un  jour,  nous  le  trouvâmes  réclamant  en  notre  nom,  du 
propriétaire  d'un  cheval  que  nous  venions  d'acheter,  une  selle 
rouge  et  une  housse  qui  n'avaient  été  en  aucune  façon  comprises 
dans  le  marché,  et  son  intention  était  évidemment  de  se  les  ap- 
proprier. A  chaque  instant  il  nous  demandait  un  peu  de  tabac 
ou  un  peu  de  sucre  pour  réparer  ses  forces  pendant  le  jeûne 
pénible  auquel  l'obUgeait  le  Ramazan.  Il  était  sans  cesse  pendu 
à  nos  basques,  accompagné  d'un  petit  garçon  à  lui  qu'il  envoyait 
à  tout  bout  de  champ  nous  baiser  les  mains;  puis  Tenfant  allait 
en  rougissant  cacher  sa  tète  dans  le  burnous  de  son  père,  et 
celui-ci,  prenant  un  air  tendre,  semblait  s'amuser  de  la  simpli- 
cité du  petit  bonhomme.  Cette  manœuvre  n'avau  d'autre  but 
que  de  nous  faire  donner  un  peu  plus  de  tabac.  En  somme,  les 
Anazeh  sont  des  brutes,  des  voleurs,  des  mendiants,  des  filous, 
et,  s'ils  ont  d'autres  bonnes  qualités  que  celles  de  leurs  chevaux, 
je  ne  les  ai  jamais  vues.  Voilà  le  résultat  de  mes  observations. 
Soutenus,  comme  nous  Tétions,  par  trente  vigoureux  Druses  et 
protégés  par  l'intérêt  qu'avait  le  scheik  de  rester  en  bons  termes 
avec  le  gouvernement  turc,  il  ne  nous  arriva  rien  de  fâcheux 
dans  et  par  la  tribu.  Mais  je  n'ai  jamais  rencontré  personne 
connaissant  un  peu  les  Bédouins  qui  eût  la  moindre  chose  u 
dire  en  leur  faveur.  Je  me  trompe  :  on  leur  accorde  de  n'être  pas 
habituellement  sanguinaires;  il  faut,  pour  cela,  qu'ils  soient 


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284  REVUE    BRITANNIQUE. 

provoqués.  Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  encore,  je  crois,  sous  ce 
rapport,  mais  je  ne  veux  pas  chicaner. 

Avant  de  quitter  les  Wulad-Ali,  nous  eûmes  Toccasion  de 
voir  la  tribu  en  marche.  Un  soir,  on  nous  annonça  qu'elle  était 
obligée  d'aller  chercher  de  meilleurs  pAturages,  et  qu'elle  se 
transporterait  le  lendemain  matin  dans  une  autre  localité.  Le 
lendemain  matin,  en  effet,  de  bonne  heure,  le  camp  se  remplit 
de  chameaux  recevant  leurs  fardeaux;  en  très-peu  de  temps, 
toutes  les  tentes  furent  pliées  et  emballées,  et  la  masse  entière 
se  mit  en  mouvement.  Chacun  défila  sans  ordre,  sans  même 
qu'on  essayât  de  mettre  dans  la  marche  un  peu  de  régularité  ; 
chaque  famille  partit  selon  sa  convenance,  et  bientôt  la  plaine 
fut  sillonnée  en  tous  sens  de  longues  colonnes  irrégulières,  sé- 
parées par  des  intervalles  considérables.  Je  restai  près  de  nos 
tentes  pendant  que  nos  domestiques  disposaient  tout  pour  le 
voyage,  et  je  vis  chaque  colonne  passer  devant  moi  en  proces- 
sion. Les  objets  les  plus  remarquables  étaient  les  selles  des 
chameaux.  Figurez-vous  un  siège  en  forme  de  coupe,  capable 
de  tenir  tout  juste  une  personne,  et  perché  sur  le  sommet  du 
dos  du  chameau  où  il  était  retenu  par  des  bandages  enroulés 
autour  de  la  bosse,  et  par  une  espèce  de  charpente.  Sur  le  de- 
vant de  ce  siège  s'étendait  horizontalement,  de  chaque  côté  du 
dos  de  l'animal,  une  longue  pièce  de  boià,  et  les  deux  réunies 
formaient  une  traverse.  De  chacun  des  bouts  de  cette  traverse 
partait  une  pièce  de  bois  plus  courte  qui  entrait  dans  la  partie 
inférieure  du  siège,  et  tout  cet  édifice,  recouvert  de  cuir,  offrait 
l'aspect  d'un  énorme  triangle  excessivement  lai^e  par  la  base. 
Un  autre  appareil  exactement  semblable  était  attaché  derrière 
le  siège,  et,  de  l'une  à  l'autre  des  extrémités  de  cet  étrange 
échafaudage,  une  longue  sangle  était  passée  sous  le  ventre  du 
chameau.  Il  était  difficile  de  comprendre  à  quoi  pouvait  servir 
une  pareille  machine.  Les  Arabes  eux-mêmes  ne  savaient  quelle 
explication  en  donner;  seulement  ils  ajoutaient  que  c'était 
l'objet  de  l'ardente  ambition  des  femmes:  Celle  à  qui  son  mari 
peut  procurer  un  tel  équipage  est  considérée  comme  une  grande 
dame;  celle  au  contraire  qui  chemine  avec  un  train  plus 
modeste  est  regardée  comme  une  femme  de  rien.  En  fait, 
la  possession  d'une  de  ces  choses  est  pour  la  femme  ana- 


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UN  ACHAT  DE  CHEVAUX  EN  SYRIE.  285 

zeb  ce  qu'est  pour  une  Anglaise  la  possession  d'une  voiture. 

Je  vis  d'autres  selles  plus  grossières,  formées  de  tapis  enrou- 
lés comme  on  enroule  un  turban.  Une  femme  et  une  couple 
d'enfants  étaient  accroupis  dans  le  milieu,  et  le  chameau  qui 
les  portait  était  en  outre  chargé  de  toutes  sortes  de  boites,  de 
sacs,  de  paquets,  attachés  par  des  cordes  à  ses  flancs.  Quelques 
chameaux  étaient  chargés  d'une  masse  de  bagages  qui  présen- 
tait une  espèce  de  plate-forme  sur  le  sommet  de  laquelle  étaient 
assis  une  femme  ou  un  enfant.  Dans  ce  cas,  la  position  du  ca- 
valier était  d'être  moitié  à  genoux,  moitié  couché  ;  les  genoux 
étaient  ployés  sous  le  corps,  et  le  poids  du  corps  était  jeté  en 
avant  sur  la  poitrine  et  les  coudes.  C'était  à  peu  près  la  posture 
du  musulman  qui  se  prosterne  pour  prier,  ou  de  la  grenouille 
qui  s'apprête  à  sauter.  Dans  cette  curieuse  position ,  quelques 
cavaliers,  avec  leurs  figures  entre  leurs  bras,  avaient  l'air  d'être 
profondément  endormis.  D'autres  Arabes  restaient  debout  à 
regarder  passer  la  tribu;  d'autres,  pour  arranger  leurs  bagages, 
{grimpaient  après  leurs  chameaux  comme  aux  agrès  d'un  vais- 
seau. Par-ci  par-là  une  femme  en  longue  robe  bleu  foncé,  avec 
un  foulard  de  même  couleur  attaché  autour  de  la  tête  par  un 
ou  deux  tours  de  corde,  marchait  à  pied  à  odté  du  convoi  ;  puis,  * 
lorsqu'elle  se  sentait  fatiguée,  elle  se  mettait  en  mesure  de 
monter  sur  un  chameau.  Pour  cela,  elle  posait  un  pied  sur  le 
genou  de  l'animal  sans  arrêter  celui-ci,  et  s'aidait  des  aspérités 
de  son  corps  qui 'lui  servaient  comme  de  degrés  pour  arriver 
jusqu'au  sommet,  à  peu  près  comme  un  cocher  monte  sur  le 
siège  de  sa  voiture.  Ici,  on  voyait  deux  hommes  sur  le  même 
chameau;  là,  un  seul  individu,  armé  d'une  longue  lance,  assis 
sur  une  selle  plantée  sur  l'extrémité  même  de  la  bosse,  traînait 
par  derrière  lui,  au  bout  d'une  longue  corde,  un  jeune  poulain  ; 
on  aurait  dit  un  brick  remorquant  un  petit  bateau.  Des  cava- 
liers avec  de  longues  lances  allaient  et  venaient  sur  les  flancs 
de  la  colonne  et  protégeaient  le  convoi. 

Le  pays  que  nous  traversions  était  l'immense  plaine  couverte 
de  pierres  que  j'ai  déjà  décrite.  Nous  faisions  à  peine  deux 
milles  et  demi  à  l'heure  ;  les  longues  colonnes  des  Anazeh 
s  étaient  éparpillées  de  tous  côtés ,  mais  suivaient  toutes  la 
même  direction.  On  s'arrêtait  en  route  dans  les  endroits  fertiles 


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286  REVUE    BRITANNIQUE. 

pour  laisser  pattre  les  troupeaux,  maïs  lorsque  au  bout  de  quel- 
ques Heures  de  marche  on  fut  arrivé  au  lieu  où  l'on  avait  ré- 
solu d'établir  le  nouveau  campement ,  en  un  clin  d'oeil  les 
tentes  furent  dressées,  et  le  lendemain  on  n*eût  jamais  dit  que 
les  Wulad-Ali  avaient  changé  de  place.  Il  faut  dire  que  leurs 
mouvements  ne  sont  guère  gênés  par  la  quantité  d'objets  qu'ils 
ont  à  emporter.  Un  certain  nombre  de  bAts  attachés  ensemble, 
quelques  pots  et  marmites  qui  servent  aux  femmes  h  faire  leur 
cuisine,  quelques  tapis,  si  le  propriétaire  est  riche,  autrement 
deui  ou  trois  mauvaises  peauK  de  mouton  dans  lesquelles  chiens 
et  enfants  couchent  pèle-méle  au  milieu  des  puces  et  d'autres 
insectes  plus  dégoûtants,  voilA  ce  que  Tœil  rencontre,  quand 
on  passe  devant  une  tente  et  qu'on  regarde  à  Tintérieur. 

Les  femmes  arabes  et  turcomanes  sortent  sans  être  voilées. 
Bien  qu'esclaves  des  hommes  sous  le  rapport  du  travail,  elles 
sont  affranchies  de  ces  restrictions  qui  empêchent  les  autres 
femmes  musulmanes  de  s'eiiposer  aux  regards  du  public.  J'ai- 
merais mieux  qu'il  en  fût  autrement,  car  elles  sont  laides,  et  un 
voile  vous  laisserait  l'illusion. 
Le  1 6  juin,  nous  primes  congé  des  Wulad-Ali. 
Le  matin  de  notre  départ,  il  se  passa  une  scène  qui  fit  éclater 
dans  tout  leur  jour  les  penchants  naturels  de  ce  peuple  inté- 
ressant. Je  ne  vis  pas  moi-même  ce  que  je  vais  raconter,  car 
j'étais  alors  occupé  à  compter  nos  chevaux  et  à  en  chercher  un 
que  les  Anazeh  m'avaient  caché,  afin  de  pouvoir  me  le  rame- 
ner le  lendemain  et  réclamer  à  grands  cris  «  la  prime  de  sau- 
vetage, »  mais  les  détails  de  la  scène  me  furent  fournis  par  l'un 
de  mes  compagnons.  Nos  tentes  étaient  pliées,  notre  bagage 
chargé  sur  les  mules,  mais  il  y  avait  par  terre  un  paquet  de 
vêtements  que  nous  avions  l'intention  de  laisser  pour  les  offrir 
aux  gros  bonnets  de  la  tribu.  Les  Anazeh  ne  purent  se  con- 
tenir plus  longtemps.  Ils  se  précipitèrent  en  masse  sur  le  pa- 
quet, culbutèrent  le  cuisinier  et  Paolo,  le  domestique,  qui  cher- 
chèrent en  vain  à  se  défendre,  emportèrent  nos  bardes  en 
triomphe  et  s'emparèrent  en  même  temps  de  nps  longues  pipes 
qui  se  trouvaient  là  par  hasard.  Ils  prirent  aussi  un  certain 
nombre  de  cordes  et  de  selles,  et  finirent  par  vider  les  poches  de 
nos  compagnons.  Ils  auraient  pu  appeler  à  leur  aide  les  Druses 


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UN  ACHAT  DE  CHETAUX  EN  STRIE.  S87 

deVescorte,  mais  ceux-ci  gardaient  les  cheraux  (nous  en  avions 
beaucoup  à  emmener  avec  nous),  et  ils  craignaient,  si  une'mêlée 
TCDait  à  s'engager,  que  les  soldats  ne  les  laissassent  échapper. 
Ils  se  résignèrent  donc,  d'autant  plus  qu'ils  n'avaient  sur  eux 
qoe  des  objets  sans  valeur,  une  paire  de  gants  et  un  mouchoir, 
choses  parifaitement  inconnues  aux  Arabes.  Aussi,  lorsque  celui 
qui  les  avait  prises  vit  qu'elles  ne  pouvaient  lui  servir,  il  ac- 
courut, au  moment  où  nous  nous  mettions  en  route,  pour  les 
rendre  et  réclamer  une  récompense,  jurant,  l'honnête  homme  ! 
qa'il  les  avait  trouvéesquelque  pHrt. 

Le  lendemain  matin ,  notre  caravane  cheminait  lentement 
et  dans  un  certain  désordre  à  travers  une  large  plaine  bordée 
de  toutes  parts  de  hautes  collines  ;  elle  n'était  pas  encore  sortie 
du  pays  exposé  aux  incursions  des  Bédouins.  Les  Druses,  en 
longue  file  irrégulière,  comme  )es  Indiens,  conduisaient  chacun 
un  cheval  à  la  main  ;  le  bagage  était  nulle  part  et  partout;  pour 
nous,  nous  marchions  à  côté  du  convoi.  Tout  à  coup  on  vit  un 
animal  traverser  la  plaine  et  se  diriger  vers  les  montagnes. 
C'était  une  hyène.  Quelques-|ins  de  nous  lui  donnèrent  la 
chasse,  mais  ie  sol  était  couvert  de  pierres  et  nqs  chevaux  en 
mauvais  état,  et  nous  dûmes  renoncer  à  notre  expédition.  Ce- 
pendant cette  course  nous  avait  entraînés  loin  du  convoi,  le 
scheik  druse,  un  de  mes  compatriotes  et  moi,  et  il  fallut  reve- 
oir.  Nous  avions  fait  quelques  pas  à  peine,  lorsque  nous  vtmes 
le  Druse  presser  Tallure  de  son  cheval  et  pons  faire  signe  d'avan- 
cer avec  un  sérieux  qui  me  donna  à  penser  qu'il  s^  passait 
quelque  chose  d'étrange,  et  comme  le  mot  «  Arabes  »  revenait 
souvent  sur  ses  lèvres,  qu'il  faisait  d'ailleurs  des  gestes  d'inquié- 
tude, je  compris  qu'il  redoutait  une  attaque  de  Bédouins.  A 
cette  agréable  nouvelle,  nous  activâmes  ie  pas  et  nous  rencon- 
trâmes un  cavalier  qui  s'était  détaché  du  convoi  pour  nous  pré- 
tenir  que  nous  étions  entourés  par  les  Arabes.  En  un  temps  de 
|ilop,  nous  eûmes  rejoint  nos  dievaux,  et  quelques  paroles 
échangées  à  la  hâte  aujBQoyen  de  nos  interprètesavec  les  hommes 
qui  les  conduisaient  nous  apprirent  que  les  Bédouins  venaient 
d'attaquer  et  d'enlever  une  partie  de  notre  bagage.  On  nous 
montra  en  effet  un  groupe  de  cavaliers  qui  gardaient  le  butin 
conquîs  à  une  petite  distance  «a  arriéra.  Courir  sus  aux  voleurs, 


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REVUE   BRITANNIQUE. 


le  pistolet  et  le  sabre  au  poing ,  fut  pour  nous  l'affaire  d'un 
instant,  et,  si  nous  ne  tuâmes  pas  notre  ami  Mohammed- 
Doukhy,  ce  fut  un  grand  hasard,  car  c'était  lui  qui,  ayant  mis 
pied  à  terre  et  entouré  d'une  partie  de  son  escorte,  causait  le 
plus  tranquillement  et  le  plus  poliment  du  monde  avec  un 
des  nôtres  qui  n'avait  pas  voulu  quitter  les  bagages.  Si  j'ai- 
mais le  merveilleux  et  si,  comme  tant  de  gens  qui  écrivent 
leurs  impressions  de  voyage,  je  cédais  à  la  tentation  d^intro- 
duire  ici  un  dénoûment  dramatique,  je  dirais  que  je  me  pré- 
cipitai sur  les  voleurs,  que  je  reçus  et  parai  un  coup  de  lance, 
et  que  je  pourfendis  mon  adversaire  ;  mais  je  ne  me  permet- 
trai point  de  pareilles  licences,  malgré  l'intérêt  qu'y  pourrait 
gagner  mon  récit.  J'avouerai  donc  ingénument  que  je  n'eus 
point  l'occasion  de  déployer  ma  valeur,  puisque  j'avais  affaire 
à  notre  ami  Mohammed-Doukhy,  qui  était  allé  quelque  temps 
auparavant  à  Damas  et  qui,  revenant  en  ce  moment  avec  une 
nombreuse  escorte  et  ignorant  qui  nous  étions,  avait  envoyé 
ses  éclaireurs  faire  une  reconnaissance  que  nos  gens,  non  sans 
raison  peut-être,  avaient  prise  pour  des  dispositions  d'attaque. 
Si  ce  n'avait  pas  été  moi,  je  ne  sais  pas  trop  ce  qu'aurait  fait  le 
scheik  des  Wulad-Ali. 

Nous  avions  recruté  à  Damas  un  marchand  de  chevaux  ita- 
lien, nommé  Angelo  Peterlini.  Cet  homme  nous  fut  on  ne  peut 
plus  utile;  il  connaissait  à  fond  les  secrets  du  maquignonnage 
bédouin.  Nul  mieux  que  lui  ne  devinait  le  prix  qu'un  Arabe 
demanderait  de  son  cheval  ;  aussi  il  n*en  offrait  jamais  que  la 
moitié,  afin  de  pouvoir  obtenir  des  réductions  sur  l'autre  moitié 
en  marchandant.  Il  avait  une  perspicacité  infinie  pour  décou- 
vrir les  plus  légers  défauts  d'un  cheval,  et  il  les  exploitait  à 
merveille.  Très-poli  devant  les  Bédouins,  il  ne  parlait  d'eux  en 
arrière  qu'avec  une  horreur  profonde  :  chiens,  voleurs,  canaille, 
suppôts  de  Satan,  tels  étaient  les  termes  les  plus  doux  dont  il  se 
servait  à  leur  endroit.  Il  avait  surtout  un  singulier  mépris  pour 
leur  valeur  miUtaire ,  et  les  mettait,  sous  ce  rapport,  à  cent 
pieds  au-dessous  des  Druses.  Ceux  de  notre  escorte  étaient 
montés  sur  des  chevaux  qu'ils  conduisaient  en  main  et  mar- 
chaient le  pistolet  au  poing  en  ordre  de  bataille.  Cette  ardeur 
guerrière  ravissait  Peterlini.  Toute  la  troupe,  qui  se  composait 


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UN  ACHAT  DE  CHEVAUX  EN  SYRIE.  289 

de  trente  ou  quarante  hommes,  s'était  formée  en  colonne  sur 
trois  rangs  irréguliers  et  s'avançait  en  entonnant  son  chant  de 
guerre.  Deux  ou  trois  cavaliers  galopant  à  droite  et  h  gauche, 
lançant  en  Tair  leurs  fusils  et  faisant  pirouetter  leurs  chevaux, 
servaient  d'avant-garde.  Je  n'ai  pas  de  raison  pour  douter  que 
ces  braves  gens  n'eussent  fait  leur  devoir  dans  le  combat,  s'il 
s'en  était  engagé  un,  mais  je  dois  dire  que,  dans  les  querelles 
qui  s'élèvent  fréquemment  entre  les  Turcs,  les  Maronites,  les 
Bédouins  et  les  Druses,  ceux-ci  savent  toujours  se  faire  respecter. 

Le  nombre  total  des  chevaux  achetés  par  nous  dans  le  désert 
s'élevait  à  cent  soixante-douze.  La  plupart  étaient  anazeh  et  ap- 
partenaient aux  Wulad-Ali  et  aux  Rowallahs  ;  le  reste  venait 
des  tribus  des  Serhau  et  des  Beni-Sakhr.  Les  détails  suivants  se 
rapportent  aux  anazeh  seuls.  Le  plus  haut  prix  que  nous  payâ- 
mes fut  soixante  et  onze  livres  dix-sept  shillings,  pour  deux  che- 
vaux amenés  par  un  particulier,  et  dont  l'un  était  le  plus  beau 
que  je  vis  au  désert.  Mais  ce  fut  là  un  prix  exceptionnel.  Après 
cela,  le  prix  le  plus  élevé  fut  d'un  peu  plus  de  cinquante  livres, 
et  le  prix  moyen,  trente-quatre  livres  environ.  En  général,  les 
chevaux  avaient  quatorze  mains  et  un  pouce  de  haut,  et  quatre 
ou  cinq  ans  d'âge,  mais  je  ne  parle  que  de  ceux  que  nous  avions 
achetés,  et  c'étaient  les  plus  grands  et  les  plus  âgés.  Un  grand 
nombre  de  chevaux  qu'on  nous  avait  amenés  n'avaient  que 
deux  et  trois  ans,  et  nous  aurions  pu  les  avoir  à  meilleur  mar- 
ché.  Parmi  les  différentes  races,  ceux  des  Kahailau  étaient  les 
plus  nombreux,  et  ceux  des  Soklawye  les  plus  estimés. 

Lorsque  les  chevaux  sont  jeunes,  les  Anazeh  leur  coupent  la 
queue  très-ras,  comme  on  fait  en  Angleterre  aux  chevaux  de 
chasse,  mais  lorsque  ces  animaux  sont  parvenus  à  leur  crois- 
sance, ils  laissent  les  queues  atteindre  leur  longueur  naturelle. 
Ds  nient  l'habitude  qu'on  leur  prête  communément  de  marquer 
au  feu  leurs  chevaux  dans  le  but  de  les  distinguer  ;  ils  nient 
aussi  qu'ils  soient  dans  l'usage,  ainsi  qu'on  le  prétend  en  An- 
gleterre, de  se  servir  de  chevaux  anglais  pour  améliorer  la  race 
des  leurs.  Ils  disent  que  les  juments  mettent  bas  toute  Tannée, 
et  non  pas  seulement  au  printemps,  et  c'est  pour  cela  que  l'âge 
de  leurs  chevaux  date  du  jour  de  leur  naissance  et  non  d'une 
saison  particulière  de  l'année. 

8»  SÊEIE. —  TOME  I,  1^ 

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-^•)(; 


2à0  REVUE   BRITANNIQUE. 

Ainsi  que  je  Tiai  dit  plus  haut,  notre  séjour  au  désert  fui  in- 
terrompu par  une  visite  à  Damas.  La  routé  (^lie  nous  brimes  à 
celte  occasion  traversait  les  tnontaènes  des  Drusei.  De  flerj- 
Itotrani,  iin  jour  dé  marche  vous  porte  au  ccÊiit  même  dé  ces 
montagnes,  é(  le  parcours  présente  iin  curieux  changement  de 
scène.  Quand  vous  quittez  la  plaine  poiir  entirei*  dans  les  défilés, 
vous  gravissez  ei  vous  descendiez  allernativemehl  des  sentiers 
rocailleux  jusqu'à  ce  que  vous  vous  trouviez  au  fond  d'une 
telle  vallée  boisée,  arrosée  par  un  petit  ruisseau  qui  court  en 
serpentant  se  perdre  dans  un  ravin.  Tout  près  de  là  est  un 
village,  dôiil  les  maisons,  avec  leurs  toits  ^làls,  avec  leurs  pe- 
tites portes  et  léiirs  croisées  pratiquées  dàiis  lé  côté,  seimblent 
cachées  dans  un  nid  de  raôbsse.  Eri  sortant  de  cette  vallée,  on 
descend  dans  uiie  plaine  par  un  ctemiii  bordé  de  chèvre- 
feuilles eii  fleur.  Ad  sommet  lé  plus  lêlevé  d'une  haute  tûontà- 
jgne,  à  droite,  oii  aperçoit  un  vieux  fert  eh  iruiiië  ;  S  gaùchet  des 
vignobles  grimpent  aux  uarics  des  collines.  Plu^  loib,  on  se 
trouve  dans  des  champs  ou  des  chaririies,  traîiiéés  ^iair  des  bœufs, 
retournent  le  sol;  vous  ^âsseî  Bahias  où,  au  tbllleu  d'épais 
ifourrès,  vous  voyez  couler  une  petite  rivière  îécbhde  en  reli- 
gieux souvenirs.  Cest  le  Jourdain  1  Vous  vous  arrêtez  lîn  instant 
sur  ses  bords  et,  dans  votre  zèle  pieui,  vous  templisseî  iinb 
îiole  de  cette  eau  consacrée  par  le  baptême  du  Sauveur,  puis 
vous  vous  remettez  en  roule  et,  tournant  brusquement  à  droite, 
vous  traversez  de  riches  plaities  couvertes  de  blés  et  d'arbres. 
Vous  gravissez  dé  nouveau  uiie  tolline  escarpée  bordée  d'oli- 
yiers,  et  du  haut  de  ôetïe  colline  vous  apercevez  la  petite  ville 
drûse  d'Hasbeya,  que  domine  xïù  vieux  ctâlead  flàtiqué  de  tours 
et  d'un  caractère  mauresque. 

Nous  mîmes  pied  à  terre  dans  lin  petit  squâire  sablé,  au  scibi- 
met  même  de  là  ville.  D'un  côté,  s'élevait  le  fort  qui  avait;  ïnh 
dit-on,  cinq  cents  ans  d'existence,  et  devaril  lequel  les  gens  cjiii 
l'habitaient  s'étaient  rassemblés  autant  pour  satisfaire  leilt  éli- 
riosité  que  pour  nous  faire  honneur.  De  l'autre  côté  du  sqii'are, 
on  voyait  un  khan  ou  caîé,  je  le  jWgeài  àihsi  dû  nioihé  en  je- 
tant un  coupd*(feil  dan^  llntérieûV,  ôÛ  k'^gitaieill  line  multitude 
de  turbans  de  touteà  couleurs  et  de  visâmes  gaU  et  èoiitlànt^. 
Derrière  le  château  était  la  ville  dllasbteyâ,  qûi  cbïtipte  etlviréh 


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UN  Acâlt  I)Ê  cSkvAU^  eU  strie.  291 

àii  mille  âaies.  Notis  fdiîiés  reçus  avec  ta  plus  grande  courtoisie 
j)ar  réiriîr;  qui  est  le  seigneur  du  château  et  le  gouverneur 
d'Hasbeya.  Il  â|)partenait  à  une  noble  et  ancienne  famille  mu- 
sulmane 4ûî  avait  vécu  là  pendant  des  siècles,  mais  qui,  k 
l'époque  de  notre  visite,  comme  beaucoup  d'autres  grandes  fa- 
iriilles  de  ces  cobtrées,  ëtait  fort  di^chue  de  sa  splendeur.  On 
nous  conduisit;  î  trâvei-s  lih  cloître  ^til  donnait  siir  une  large 
coui:  pavée,  danâ  une  longtié  chambre  voûtée  tir^s-étroite.  Tout 
au  bout  de  cetiè  cHaolbre,  uri  [ietlt  di^an  élev^  aii-dessus  dû  sol 
et  garni  de  tapis  et  de  côussitis  occupait  le  milieu  d'une  large 
fenêtre  cintrée  qui  ouvrait  sur  le  square.  Le  vieil  émir  nous  ot- 
îrit  dés  pij[)es  et  des  sorbets  glacés.  II  né  put  rien  prendre  i  ce 
moment,  i^^rce  (Ju'clri  était  dans  le  tlamazan  et  qiië  le  soleil 
n'était  pas  encore  couché.  îl  attendit  donc  î)iitiemmeht  la  feh  dé 
la  journée,  niais  THeUrè  du  couchet  du  soleil  était  à  peine  pro- 
clamée dans  M  ville,  qii'tlh  serviteur  entra,  apportant  uh  sorbet 
que  Témir  prit  avec  uiië  satisfaôtioh  Visible,  et  imnâédiatement 
après  le  dîner  fut  servi. 

Après  le  dltier;  nous  nous  assîmes  près  de  la  fenêtre  pour  fu- 
mer. C'était  un  beâd  épectacle  de  voir  le  jour  baisser  peu  â 
pecL  dans  iâ  vallée,  les  niôntagiies  s'envelopper  inseiisil)lement 
comme  d'ùH  sombre  inanteau,  et  les  étoiles  s'allumer  Tune 
après  l'autre  k\X  flrmanient.  La  chaihbre  était  faiblement  éclai- 
rée par  titie  làttlerne  suspetidue  au  plafond  et  par  une  autre 
plus  grande  posée  par  tetre.  Les  peintures  aûtoiit  de  là  feiiètfè 
étaient  ani  troië  quarts  effacées  et  le  plâtre  se  détachait  en 
maint  endroit,  maisrappattement  avait  éricore  un  caractère  pit- 
toresque, et,  malgré  son  état  de  délabrement,  îl  avait  conservé 
je  ne  sais  quel  air  de  noblesse  qui  était  en  parfaite  harmonie 
avec  la  décadence  de  l'émir.  Je  crois  que  l'heure  de  céé  vieux 
nobles  de  Syrie  est  sonnée,  et  que  ce  qu'ils  ont  de  înieux  à 
faire,  c'est  de  s'en  aller.  Mais  la  manière  dont  ils  disparaissent 
fait  mal  à  voir.  Autrefois  ils  étaient  lès  seigneurs  féodaux  dix 
pays.  C'est  par  leur  intermédiaire  que  se  percevaient  les  reve- 
nus, et,  pourvu  qii'ils  remissent  au  gouvernement  une  certaine 
somme,  ils  avaient  le  droit  de  s'approprier  le  resté  de  ce  qii'îls 
avaient  tamasèé.  Lorsque,  en  1840,  la  Syrie,  par  l'inCérvéntidh 
des  puissartces  éiirdt)éëtifles,  fut  donnée  à  la  Turquie,  ces  droits 

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292  REVUE    BRITANNIQUE. 

féodaux  furent  supprimés,  et  une  pension,  ou  salaire  fixe,  fut 
accordée  à  chaque  émir  comme  compensation.  Jusque-là  tout 
est  bien,  mais  un  beau  jour,  le  gouvernement  turc,  ainsi  qu'il 
fallait  s'y  attendre,  cessa  de  payer,  et  ces  malheureux  nobles, 
privés  à  la  fois  de  revenus  et  de  pension,  furent  pour  la  plupart 
réduits  à  une  extrême  détresse.  Notre  hôte  d'Hasbeya  avait 
échappé  à  une  ruine  complète,  et  paraissait  dans  une  situation 
tolérable  ;  mais  quelque  temps  après,  nous  rencontrâmes  un 
autre  émir  qui  nous  dit  nettement  qu'il  mourait  de  faim,  et  il 
était  facile  de  voir,  en  le  considérant  lui  et  les  siens,  qu'il  ne 
mentait  guère. 

Peu  de  temps  après  avoir  pris  définitivement  congé  des 
Wulad-Ali,  je  me  retrouvai  à  Beyrouth.  J'y  étais  seul  cette  fois, 
car  mes  compagnons  étaient  restés  à  Damas  pour  voir  s'il  n'y  au- 
rait pas  encore  quelques  chevaux  à  acheter.  Un  steamer,  le 
Trentj  stationnait  au  large,  et  il  s'agissait  de  transporter  à  son 
bord  deux  cent  quatre-vingt-douze  chevaux  et  sept  mulets.  Mais 
comment  s'y  prendre  ?  Le  rivage  était  tout  plat  et  ne  présentait 
pas  le  moindre  vestige  d'embarcadère.  Heureusement  les  em- 
barcations du  bâtiment,  qui  étaient  construites  exprès  pour  le 
transport  des  chevaux,  avaient  des  tambours  qui  servaient  de 
ponts  où  les  animaux  pouvaient  se  tenir  debout  ;  ils  étaient  en 
outre  munis  d'une  large  planche  qui  leur  permettait  de  monter. 
Cependant  le  problème  était  encore  bien  difficile  à  résoudre.  Il 
fallait  inviter  près  de  trois  cents  chevaux  à  gravir  une  planche  que 
le  charpentier  avait  pu  juger  suffisamment  large,  et  qui  leur 
paraissait  à  eux  singuUèrement  étroite  et  surtout  passablement 
mobile  ;  il  fallait  ensuite  les  attacher  solidement  à  bord,  malgré 
leur  résistance  obstinée,  et  les  remorquer  pour  les  emmener  en 
mer.  Quelques-uns,  il  est  vrai,  consentirent  à  cet  arrangement, 
mais  d'autres  refusèrent  opiniâtrement  et  se  défendirent  en 
désespérés.  D'autres,  enfin,  s'assirent  sur  leurs  jambes  de  der- 
rière, et  il  n'y  eut  pas  moyen  de  les  faire  démarrer  de  cette  po- 
sition. Voyant  que  ni  la  douceur,  ni  les  moyens  coercitifs 
ordinaires  ne  réussissaient,  j'eus  recours  à  des  moyens  extraor- 
dinaires. Je  fis  attacher  une  longue  corde  au  cou  du  cheval  ré- 
calcitrant et  les  hommes  qui  étaient  dans  l'embarcation  tirè- 
rent, —  l'animal  ne  bougea  pas;  — je  fis  alors  attacher  deux 


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UN  ACHAT  DE  CHEVAUX  EN  SYRIE.  293 

autres  cordes  à  chaque  pied  de  devant^  mais  sans  plus  de  ré- 
sultat. Enfin  nous  trouTflmes  le  vrai  moyen.  Supposez  qu  on 
tire  vigoureusement  les  trois  cordes  ;  les  jambes  de  devant  du 
cheTal  se  trouvant  dégagées  de  dessous  son  corps,  il  se  rejette 
eu  arrière  pour  mieux  résister.  Dans  cette  position,  il  ne  peut 
bouger,  tout  au  moins  il  ne  peut  donner  de  coups  de  pied.  On 
saisit  ce  moment,  et  deux  hommes  se  précipitent  sur  lui.  Cha- 
cun d'eux  le  prend  par  la  croupe,  le  soulève ,  et ,  les  cordes 
aidant,  le  pousse  sur  la  planche.  Une  fois  là,  le  cheval  prend  de 
lui-même  son  élan  et  le  voilà  sur  le  pont.  Quelques-uns,  il  est 
▼rai ,  dans  leur  frayeur  ou  ^ans  leur  obstination ,  se  jettent 
àTeau;  dans  ce  cas,  il  s*agit  de  le  repêcher  et  de  recom- 
mencer l'opération.  Il  faut  aller  vite  dans  tout  ceci,  car  lorsque 
ranimai  se  trouve  sur  le  pont  pêle-mêle  avec  d'autres  chevaux, 
son  premier  mouvement  est  de  mordre,  de  ruer  et  de  s'agiter 
comme  un  démon.  Au  moment  où  il  arrive,  liez-le  de  manière 
qu  il  ne  puisse  bouger,  poussez-le  près  de  son  voisin,  attachez 
sa  tête  à  la  galerie  qui  entoure  le  pont,  et  serrez  les  rangs  le 
plus  possible.  C'est  dans  cet  équipage  que  nos  chevaux  attei- 
gnirent le  Trenl,  et  ils  arrivèrent  à  bon  port.  Les  artilleurs  qui 
avaient  été  envoyés  du  steamer  pour  nous  aider  dans  rembarque- 
ment, et  qui  eurent  à  hisser  mes  animaux  à  bord  du  bâtiment, 
déclarèrent  qu'ils  étaient  plus  traitables  et  moins  méchants  que 
les  chevaux  de  troupe  anglais  ordinaires.  Ici  finit  mon  expédi- 
tion ;  je  pris  congé  d'Angelo  Peterlini,  le  steamer  s'éloigna  de 
la  côte  de  Syrie,  et  quelques  jours  après  j'étais  de  retour  à  Con- 
stantinople,  satisfait  de  mon  excursion,  malgré  les  ennuis  insé- 
parables de  tout  voyage  en  Orient. 

(Blackwood  Edinburgh  Magazine.) 


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Nous  sommes  toujours  heureux  de  trouver  dans  un  des  articles  de 
notre  recueil  l'occasion  de  rappeler,  â  nos  lecteurs  ëii  particulier  et 
au' public  en  général,  un  ouvrage  français  qui  en  complète  les  notions 
utiles.  La  question  de  la  remonte  de  nôtre  cavalerie  est  aujourd'hui 
une  des  plu!s  controversées,  et  l'on  ne  saurait  trop  s'occuper  des  moyens 
de  (a  résoudre  après  les  deux  expériences  successives  de  la  guerre  de 
Crimée  et  de  la  guerre  d'itajie.  Avant  d'entrer  en  campagne,  au  prin- 
temps dernier,  il  eût  fallu  se  procurer  cinquan^  rail|e  cbôvaux  :  à 
peine  si  on  put  en  trouver  douze  mille  !  Qui  le  croirait  ?  quand  toutes 
les  questions  relatives  à  la  guerre  sont  étudiées  en  Franco  suivant  les 
pi-incipes  les  plus  absolus  des  sciences  spéciales  à  chacune  d'elle,  celle 
é[ui  èsi  relative' à  la  multiplication  et  à  Véducatioh  du  cheval  dé  guerre 
est  ignorée,  ou  plutôt  li-sTée  mômé  aux  erreurs  de  la  routine.  Lorsqu'on 
1840  on  parut  comprendre  la  nécessité  de  fonder  une  chaire  d'histoire 
naturelle  appliquée  au  perfectionnement  des  animaux  domestiques,  et 
qu^on  eut  le  bonheur  de  trouver  un  professeur  capable  de  l'occuper, 
à  peine  ce  professeur,  M.  Richard  (du  Cantal)  eut  osé  tracer  une  mar- 
che opposée  à  celle  qui  avait  été  suivie  jusque-}à,  gue  la  routine  circon- 
vint le  gouvernement,  et  M.  Richard  (du  Cantal)  se  vit  en  quelque  sorte 
sommé  de  renier  sa  doctrine  ou  de  donner  sa  démission.  Homme  de 
conscience  et  do  science  à  la  fois,  le  professeur  se  retira.  Heureusement 
M.  Richard  n^est  pas  resté  muet  :  il  a  écrit,  et  on  adoptera  ses  idées  \v\ 
ou  tard,  iiôh-sciilement  dans  l'enseignement,  tnais  dans  la  pratiqua 
même.  jNuÙs' nous  contentons  aujourd'hui  de  signaler  aux  lecteurs  son 
livre  intitule  :  Etude  llu  cheval  de  service  et  de  guerre^,  etc.,  dont  nous 
parlerons  quand  aura  paru  la  troisième  édition  ;  car,  à  la  grande  satis- 
faction des  ennemis  de  la  routine,  ce  livre  qui  la  combat  si  rationnel- 
lement a  eu  déjà  deux  éditions  et  la  troisième  est  sous  presse.  H  est 
dédié  à  la  Société  impériale  d'acclimatation,  où  il  a  rencontré  des  ap- 
probateurs qui  font  eux-mêmes  autorité.  H  nous  suffira  de  nommer 
M.  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire,  à  qui  M.  Richard  adresse  sa  préface. 

>  Paris,  1  vol.  in-8«,  imprimerie  de  Guiraudet. 


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MTniiATupç.  -  mm^^^  -  mw\ 


1^^— £^5 


PAR  LORD  MACAULAY. 


Francis  Atterbury,  qui  occupe  un  rang  éminent  daps  Thistoire 
politique,  ecclésiastique  et  littéraire  de  TAngleièrre,  naquit  en 
I6B2!  à  Middletoîi,'  paroisse  du  comté  deBiickingham,  dont  son 
père  était  recteur.  Francis  fut  élevé  à  Técolede  Westminster,  ei 
porta  de  là  au  collège  dè^Christ-Church  uri  fonds  d'iiistruçiion 
qui,' quoique  réellement  peu  considérable,  fut  exploité 'par 
lui  dans  sa  vie  avec  une  ostentation  si  intelligente, 'que  les 
observateurs  superficiels  lui  attribuèrent  un'  savoir' iînmense.' 
A  l'université  d'OxfoVd,  ses  talents,  son  goût,  son  esprit  tardi, 
aédàigneux  et  impérieux,  le  mirent  bientôt  en  évidence.  Ce  fut 
àOiford  qu'il  publia,  âgé  ^e  vingt  ans,  son  prémierouvragë, 
une  traduction  en  vers  latins  au  beau  poème  de  Dryden  :'Ab' 
*fl/on  et  Achiiopdl  Le  style  et  la  versificàtîoii  du  jeune  étudiant 
n'étaient  ni  le  style  ni  la  versification  du  siècle  d'Auguste,  it 
rteît  mieux'dans  ses  compositions' anjglaisés.  En  î687,'  îl  se 
<lislingua  parmi  plusieurs  hommes  de  mérite  qui  écrivirent  pour 
la  défense  de  l'Eglise  d'Angleterre,  alors  persécutée  par  Jacques  ït 
et  calomniée  par  des  apostats  qui  avaient  déseirté  vénalemënl 
sa  communion.  De  tous  ces  apostats,  aucun  n'avait  plus  (l'arti- 
fice ou  de  malignité  que  Obadiah  Walker,  qui  était  principal 
*Wer)  du  collège  de  Tuniversité,'  et  qui,  ^oûs  le  '  patronage 
'^jaljyavait  établi  une  presse  pour  publier  des  brochures  contre 


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296 


RETUE    BRlTAlflflQUE. 


la  religion  officielle.  Dans  ud  de  ces  écrits,  composé,  il  paraîtrait, 
par  Walker  lui-même,  Martin  Luther  était  fort  maltraité.  Atter- 
burj  entreprit  de  défendre  le  grand  réformateur  saxon  et  s'en 
acquitta  d'une  façon  singulièrement  caractéristique.  Quiconque 
étudiera  sa  réplique  à  Walker  sera  frappé  du  contraste  entre  la 
faiblesse  de  tout  ce  qui  appartient  à  l'argumentation  ou  à  la 
défense,  et  la  rigueur  de  tout  ce  qui  appartient  à  la  rhétorique 
et  à  l'agression.  Les  papistes  furent  si  irrités  des  sarcasmes  et 
des  invectives  du  jeune  polémiste ,  qu'ils  crièrent  à  la  trahi- 
son, et  l'accusèrent  d'avoir  par  induction  appelé  le  roi  Jacques 
un  Judas. 

Après  la  révolution  de  1688,  Atterbury,  quoique  élevé  dans 
les  doctrines  de  la  non-résistance  et  de  l'obéissance  passive, 
s'empressa  de  prêter  serment  au  nouveau  gouvernement.  Bientôt 
après,  il  reçut  les  ordres  sacrés,  prêcha  de  temps  en  temps  à 
Londres  avec  une  éloquence  qui  étendit  sa  réputation,  et  eut 
l'honneur  d'être  nommé  un  des  chapelains  du  roi.  Mais  il  rési- 
dait habituellement  à  Oxford,  où  il  prit  une  part  active  aux  tra- 
vaux universitfiires,  dirigea  les  études  classiques  des  sous-gra- 
dués de  son  collège,  et  fut  le  principal  conseiller  et  coadjuteur 
du  doyen  Aldrich,  théologien  connu  surtout  aujourd'hui  par 
ses  publications  musicales,  mais  renommé  parmi  ses  contem- 
porains comme  érudit,  tory  et  dévoué  à  la  haute  Eglise  anglicane. 
C'était  la  coutume  d' Aldrich  —  coutume  très-peu  judicieuse  — 
d'employer  les  jeunes  gens  les  plus  distingués  de  son  collège  à 
éditer  des  ouvrages  grecs  ou  latins.  Parmi  les  jeunes  gens  stu- 
dieux et  de  bonne  volonté  qui,  malheureusement  pour  eux,  se 
laissèrent  engager  à  devenir  des  maîtres  en  philologie,  au  lieu 
de  se  contenter  d'apprendre  eux-mêmes,  était  Charles  Boyle,  fils 
du  comte  d'Orrery  et  neveu  de  Robert  Boyle,  le  grand  philosophe 
expérimental.  La  tâche  assignée  à  Charles  Boyle  fut  de  préparer 
une  nouvelle  édition  d'un  des  livres  les  plus  indignes  d'être 
édités.  C'était  une  mode,  parmi  les  Grecs  et  les  Romains  qui 
cultivaient  la  rhétorique  comme  un  art,  de  composer  des  épltres 
et  des  harangues  sous  le  nom  de  quelque  personnage  éminent. 
Quelques-uns  de  ces  ouvrages  apocryphes  sont  fabriqués  avec 
un  talent  et  un  art  si  ingénieux,  qu'il  faut  toute  la  sagacité  de  la 
plus  haute  critique  pour  ne  pas  les  croire  des  ouvrages  originaux. 


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ATTERBURY.  297 

D*autressont  si  faiblement  et  si  grossièrement  exécutés,  qu'ils  ne 
sauraient  en  imposer  à  un  écolier  intelligent.  Le  meilleur  modèle 
de  ce  genre  parvenu  jusqu'à  nous  est  peut-être  le  discours  pour 
ïarcellus,  imitation  si  parfaite  de  l'éloquence  cicéronienne, 
que  Cicéron  lui-môme  Faurait  lue  avec  surprise  et  plaisir.  Le 
pire  échantillon  est  peut-être  une  collection  de  lettres  attribuées 
à  ce  Phalaris  qui  gouvernait  Agrigente  plus  de  trois  cents  ans 
avant  l'ère  chrétienne.  L'évidence  extérieure  et  intérieure  contre 
Tauthenticité  de  ces  lettres  est  accablante.  Lorsque,  dans  le 
quinzième  siècle,  elles  sortirent  de  leur  obscurité  avec  beaucoup 
d'autres  productions  plus  estimables,  elles  furent  proclamées 
apocryphes  par  Politien,  le  plus  grand  érudit  de  l'Italie,  et  par 
&asme,  le  plus  grand  érudit  de  ce  côté  des  Alpes.  Par  le  fait,  il 
serait  aussi  facile  de  persuader  à  un  Anglais  lettré  qu'un  des 
chapitres  du  Rôdeur  (the  Rambler)  de  Johnson  fut  l'œuvre  du 
héros  Wallace,  que  de  persuader  à  un  homme  tel  qu'Erasme 
qu'une  pédantesque  composition,  écrite  dans  le  style  de  l'atti- 
cisme  artificiel  du  temps  de  Julien,  fut  une  dépêche  royale  écrite 
par  un  astucieux  et  féroce  Dorien,  qui  faisait  rôtir  des  hommes 
vivants,  plusieurs  années  avant  qu'il  existât  un  volume  de  prose 
dans  la  langue  grecque.  Mais,  quoique  le  collège  de  Christ-Church 
pût  se  vanter  d'avoir  de  bons  latinistes,  de  bons  écrivains  an- 
glais, et  un  plus  grand  nombre  d'habiles  hommes  du  monde 
qu'aucun  des  autres  établissements  de  l'université,  il  n*y  avait 
pas  alors  dans  le  collège  un  seul  homme  capable  de  faire  une 
distinction  entre  l'enfance  et  le  déclin  de  la  littérature  grecque. 
En  effet,  si  superficiel  était  le  savoir  des  maîtres  de  ce  collège 
célèbre,  qu'ils  furent  charmés  par  un  essai  que  publia  sir  Wil- 
liam Temple  à  la  louange  des  anciens  auteurs.  Il  semble  au- 
jourd'hui étrange  que,  même  les  services  éminents  de  Temple 
comme  homme  d'Etat,  sa  popularité  méritée  et  la  grâce  de  son 
style,  aient  préservé  une  si  futile  composition  du  mépris  univer- 
sd.Entre  autres  choses  absurdes,  sir  William  disait  que  les  Epî- 
tret  de  Phalaris  étaient  les  plus  anciennes  et  les  meilleures  lettres 
du  monde.  Tout  ce  qu'écrivait- Temple  attirait  l'attention.  Des 
personnes  qui  n'avaient  jamais  ouï  parler  des  Epttres  de  Pha-- 
loris  commencèrent  à  demander  ce  que  ce  pouvait  être.  Aldrich, 
qui  ne  savait  guère  de  grec,  reçut  la  leçon  de  Temple  qui  n'en 

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V 


299  REVUE   ]^^][TANNfQUE. 

savait  pas  uQ  mo^,  e\  çbarg^^  ^oyle  ^e  préparer  une  édition 
nouvelje  ^e  cesçorappçit^ons  admirables,  devenues  tout  à  coup 
rolîjet  d'u|i  iqtérQJ  universel  après  être  restées  si  longtemps 
plongées  4ap$  robscurité. 

Cette  édition,  préparée  avec  )e  concours  d'Atter^ury  qui  était 
le  répétiteur  ^e  Boyle,  et  de  quelques  autres  membres  du  col- 
lège, £ut  ce  que  l'on  pouvait  attencjre  ^e  gens  qui  s'abais- 
saient à  éditer  un  pareil  livre.  Les  notes  étaient  dignes  du  texte; 
la  version  latine  digne  c|e  l'orjginal  grec.  Le  volume  eût  été  ou- 
bli^ ^u  bou^'un  mois,  sans  un  malentendu  qui  éclata  entre  le 
jeune  é^i^eur  e^  le  plus  grs^nd  érudjt  qui  eût  paru  en  Europe 
depuis  la  renaissance  des  lettres,  Richard  Çentley.  Le  manuscrit 
était  sous  la  garde  de  ^entley  *.  Bojle  (Jésira  le  collationner.  ^n 
libraire  j^rouijlon  lui  (^it  que  Bentley  avai^  refusé  de  le  prêter, 
ce  qui  ét^it  feux;  il  ajouta tjue  pentley  avait  par|é  dédaigneuse- 
ment (^es  lettres  attribuées  à  P,^ia^aris  et  des  critiques  qui  s'é- 
taient laissé  mystifier  par  une  pareille  falsification,  ce  qui  était 
vrai.  Boyle,  très-piqué,  remercia  î|entley  dans  sa  préface  par 
un  compliment  acpèrement  ironique  sur  sa  courtoisie.  Bentley 
se  vengea  par  une  dissertation,  4ans  laquelle  '\\  prouva  que  les 
EpUres  de  l^halaris  étaient  apocryp^ies  et  la  nouve^e  édition 
tout  à  £ai|  sans  va|eur  ;  mais  i[  traita  %yle  personnellement  avec 
civijité,  comme  un  jeune  (lomme  de  granc^es  espérances,  qui 
méritai^  des  éjoges  par  son  amour  de  {a  science,  et  digne  d'avoir 
de  meilleurs  maîtres. 

Il  est  peu  4!épiso4es  de  la  vie  littéraire  plus  extraordinaires 
que  (a  tempête  soulevée  par  cette  petite  dissertation.  Bentley 
avait  traité  Çoyle  avec  indulgence,  mais  il  avait  traité  le  collège 
de  Christ-Church  avec  mépris,  e^  les  élèves  de  Christ-Church,  en 
quelque  lieu  qu'ils  fussent  dispersés,  étaient  aussi  attachés  à  leur 
collège  qu'un  écossais  à  son  pays  natal,  ou  qu'un  jésuite  à  son 
ordre.  Ils  avaient  une  inQuence  considéraple.  Ils  dominaient  à 
Oxford,  étajenj  tou^-puissan^  dans  les  Cours  de  justice  et  l'Ecole 
de  chirurgie,  au  premier  rang  dans  le  Parlement  et  dans  les 
cercles  littéraires  e\  fashionables  4e  Londres.  Leur  cri  unanime 

•  R.  Bentjey  étajt  conservateur  Hibrary-keeper)  de  la  bj()|iolhéque  Sainl- 
James,  qu'il  avait  cbnlril^ué  h  eiirichir  de  plus  de  raille  volumes.     A.  P. 


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fm  qije  }'bojR?çivr  du  collège  ^evai|  ê^re  veng^i  99©  Tinsolept 
pédanf  de  Caînbridge  devait  être  ^erra$s4.  Le  pauvre  Boyfe  ^tait 
incapable  de  se  charger  d'un  pareil  exploit,  et  il  se  récusa.  Ce 
fat  donc  h  sou  mattre,  Atterbiiry,  que  fut  ^^^olu  le  rOle  dç 
champion  du  collège  de  ^b^is^^-Cburcb. 

La  réponse  ^  Bentley,  qui  porte  )e  nom  de  Bqy|e,  mais  qui, 
parle  lait,  n'est  pas  plus  Tœuvre  de  Soyle  que  les  Epiires,  cause 
delà  querelle,  n'étaient  de  l^halaris,  n'est  p}us  lue  que  des  cu- 
rieux, et  probablement  é)Ie  ne  sera  jamais  réimpriiipée  ;  mais  elle 
eut  son  jour  de  popularité  bruyante.  On  la  trouvait  non-seule* 
ment  dans  le  cabinet  ^es  gens  de  )e^res,  mais  sur  les  fables  des 
plus  brillants  salons  de  So^o^Square  et  de  Ck)vent-Gar4en.  Véme 
les  beaux  et  les  coquettes  du  sièc|e,  ]qs  Wildair  et  {es  lady  (iU- 
rewells,  les  Mirabelles  et  les  MillamantsS  se  complimentaient  ré- 
ciproquement sur  la  manière  dont  un  pédant  docteur  de  Cam- 
bridge avait  été  plaisanté  par  le  jeune  gentletnan  doué  d'une 
érudition  si  facije  et  qui  écrivait  avec  tant  de  grâce  et  d'ironie 
sur  le  dialecte  de  l'Attique,  le  mètre  anapeste,  les  tajenjs  de  Si^ 
cile  et  les  coupes  de  Thér^clée.  Disons-le,  les  applaudissements 
delà  foule  étaient  mérités.  Ce  livre  est  vérUablement  le  çlieÇ- 
d'œuvre  d'^tterbury  et  ^pune  une  plus  heureuse  idée  de  ses 
qualités  littéraires  qu'aucun  des  ouvrages  auxquels  il  a  mjs  son 
nom.  Sans  doute  il  avait  tort  sur  la  question  principaje  et  sur 
toutes  les  questions  accessoires  qui  s'y  rattachaient  ;  sa  connais- 
sance de  la  langue,  de  )a  littérature  et  de  }!hjs|ôire  des  Grecs 
n'égalait  pas  celle  que  maint  rhétoricien  porte  aujour(|*|xui 
chaque  année  à  Cambridge  ou  à  Oxfor^  ;  quelques-unes  m^me 
de  ses  bévues  d'écolier  semj^lent  plutôt  mériter  les  étrivières 
qu'une  réfutation  :  tout  cela  est  vrai,  et  c'est  aussi  justement 
pourquoi  sa  composition  est  au  plus  haut  degré  intéressante 
pour  un  lecteur  lettré.  Elje  est  bonne,  parce  qu'elle  est  excessi- 
vement mauvaise.  C'est  l'exemple  le  plus  extraordinaire  qui 
existe  de  Tart  de  faire  beaucoup  avec  peu.  L'intendant  de  l'avare 
de  Molière  dit  qu'il  n^est  pas  difficile  de  faire  un  bon  dîner 
avec  beaucoup  4'argent;  le  grand  cuisinier  est  cejui  (jui  peut 
vous  faire  un  superbe  banquet  sans  argen|.  jljue  Bentley  eù| 

*  Personnages  de  comédie,  types  des  beaux  et  des  coqueUes  du  temps.  A«  P. 

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300 


REVUE   BRITANNIQUE. 


écrit  une  excellente  dissertation  sur  la  chronolo^e  et  la  géo- 
graphie anciennes,  sur  le  développement  de  la  langue  grecque 
et  sur  l'origine  du  théâtre  grec,  il  n'y  a  là  rien  d'étrange.  .11  est 
vrai  que  le  champion  de  Qirist-Church  avait  tout  le  concours 
que  pouvaient  lui  apporter  les  plus  célèbres  mémoires  de  ce  col- 
lège. Smalridge  lui  fournit  quelques  heureux  traits  d'esprit  ; 
Friend  et  d'autres,  de  l'archéologie  et  de  la  philologie  très-mau- 
vaises. Mais  la  plus  grande  partie  du  volume  était  d' Atterbury 
tout  seul,  et  ce  qui  n'était  pas  de  lui  avait  été  revisé  et  retouché 
par  lui  ;  bref,  l'ensemble  porte  le  cachet  de  son  esprit,  esprit 
inépuisable  pour  les  ressources  de  la  controverse  et  familier  avec 
tous  les  artifices  qui  donnent  au  faux  un  air  de  vérité,  à  l'igno- 
rance un  air  de  science.  Atterbury  n'avait  qu'un  peu  d'or,  mais 
il  savait  si  bien  le  battre,  si  bien  le  réduire  à  la  plus  mince  feuille, 
il  rétendait  sur  une  si  vaste  surface,  que  ceux  qui  le  jugeaient 
par  leur  premier  coup  d'œil  et  ne  consultaient  ni  les  balances, 
ni  la  pierre  de  touche,  pouvaient  se  figurer  qu'il  possédait  un 
précieux  trésor  de  lingots  massifs.  Trouvait-il  des  arguirients,  il 
les  exposait  sous  le  jour  le  plus  favorable.  Là  où  les  arguments 
lui  manquaient,  il  avait  recours  aux  personnalités,  —  quelque- 
fois sérieux,  plus  généralement  plaisant,  toujours  ingénieux  et 
mordant.  Mais  soit  qu'il  fût  grave  ou  gai,  soit  qu'il  raisonnât 
ou  raillât,  son  style  était  toujours  pur,  poli,  facile. 

L'esprit  de  parti  était  alors  violent  ;  cependant,  quoique  Bent- 
ley fût  classé  parmi  les  whigs,  et  quoique  le  collège  de  Christ- 
Church  fût  une  citadelle  du  torysme,  whigs  et  tories  se  mirent 
d'accord  pour  applaudir  au  volume  d' Atterbury.  Le  poëte  Garth 
insulta  Bentley  et  exalta  Boyle  dans  des  vers  qu'on  ne  cite  plus 
aujourd'hui  que  pour  en  rire.  Swift,  dans  sa  Bataille  des  livres, 
introduisit  plaisamment  Boyle,  couvert  d'une  armure,  présent  des 
dieux,  et  guidé  par  Apollon,  sous  la  forme  d'un  mortel  ami  dont 
le  nom,  laissé  en  blanc,  pouvait  être  facilement  deviné.  Ce  jeune 
homme,  si  bien  équipé  et  si  bien  escorté,  obtient  une  facile  vic- 
toire sur  son  antagoniste  orgueilleux  et  discourtois.  Bentley, 
cependant,  avait  pour  lui  la  conscience  d'une  supériorité  incon- 
testable et  les  suffrages  du  petit  nombre  des  juges  compétents. 
«  Jamais  écrivain,  disait-il  noblement  et  justement,  ne  fut  battu 
que  par  sa  propre  plume.  »  Il  passa  deux  ans  à  préparer  une 


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àtterburt.  301 

réplique  qui  ne  cessera  pas  d'être  louée  et  admirée  tant  que  la 
littérature  grecque  sera  étudiée  dans  un  coin  du  monde. 

Cette  réplique  prouva  non-seulement  que  les  épitres  attribuées 
à  Pbalaris  étaient  apocryphes,  mais  encore  qu'Atterbury,  avec 
tout  son  esprit,  toute  son  éloquence  et  toute  son  adresse  dans 
Tart  de  la  controverse,  était  le  plus  audacieux  faux  savant  qui 
eût  jamais  écrit  sur  ce  qu'il  ne  comprenait  pas.  Mais  Atterbury 
fut  parfaitement  indifférent  à  cette  réplique  :  il  était,  lorsqu'elle 
parut,  engagé  dans  une  dispute  sur  des  questions  bien  autre- 
ment importantes  et  irritantes  que  les  lois  de  Zaleucus  et  celles 
de  Charondas.  La  rage  des  factions  religieuses  était  à  son  plus 
haut  paroxysme.  La  haute  Eglise  et  la  basse  Eglise  divisaient  la 
Dation.  La  gran(ïb  majorité  du  clergé  était  du  côté  de  la  haute 
Eglise,  la  majorité  des  évèques  du  roi  Guillaume  inclinait  vers 
hlatiludifiarisme.  Une  querelle  éclata  entre  les  deux  partis  à 
propos  de  l'étendue  des  pouvoirs  de  la  Chambre  basse  de  ce 
Parlement  ecclésiastique  qu'on  appelle  la  Convocation.  Atter- 
bury  se  porta  à  l'avant-garde  des  champions  de  la  haute  Eglise. 
Ceux  qui  auront  étudié  impartialement  l'ensemble  de  sa  carrière 
De  seront  guère  disposés  à  lui  attribuer  un  zèle  religieux  bien 
sincère  ;  mais  il  était  par  nature  un  véhément  batailleur  pour 
le  cause  de  toute  corporation  à  laquelle  il  appartenait.  Il  avait 
défendu  l'authenticité  d'un  livre  apocryphe,  uniquement  parce 
que  le  collège  de  Christ-Church  avait  publié  une  édition  de  ce 
livre.  Il  se  déclara  de  même  pour  le  clergé  contre  le  pouvoir 
civil,  uniquement  parce  qu'il  était  ecclésiastique,  et  pour  le 
simple  prêtre  contre  les  évéques,  parée  qu'il  était  alors  un  simple 
prêtre.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  prétentions  de  la  classe  a  laquelle 
il  appartenait  furent  soutenues  par  lui  dans  divers  traités  écrits 
arec  beaucoup  d'esprit,  d'adresse,  d'audace  et  d'acrimonie.  Dans 
cette  seconde  controverse  comme  dans  la  première,  il  tint  tête  à 
des  antagonistes  qui  avaient  du  sujet  en  litige  une  connaissance 
bien  supérieure  à  la  sienne  :  mais,  dans  cette  seconde  contro- 
verse comme  dans  la  première,  il  en  imposa  à  la  multitude  par  la 
hardiesse  de  ses  assertions ,  par  le  sarcasme,  par  la  déclamation 
et  surtout  par  son  talent  spécial  pour  mettre  en  relief  une  petite 
érudition  de  manière  h  la  faire  paraître  très-grande.  Ayant  su 
se  faire  passer  aux  yeux  du  monde  pour  un  érudit  classique 


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302  REVUE    BRiTANNIQUE. 

plus  fort  (Jiie  Beiilleyl  il  siit  encore  se  faite  paôseir  pôiiV  iin  théo- 
logien plus  fort  (Juë  Wake  ou  Gibsoii.  La  rbajôrîté  eccléslas- 
ticjue  le  regarda  comme  le  plus  habile  et  le  plus  intrépide  tribun 
qui  eût  jamais  défendu  ses  droits  contte  l'oligarchie  de  la 
|)rélature.  La  Chambre  basse  de  la  Convocation  lui  rota  deî 
temercloients,  l'université  d'Oxford  liii  décerna  le  diplôDae  de 
docteur  en  théologie;  et,  peu  de  temps  après  l'aténemerit  de  h 
reine  Aiine  aii  trône,  lorsque  lès  tciriés  âvaieiit  la  pritici^ale  in 
fluence  dans  le  gouvernement;  il  fut  j[irdmu  aii  décanat  d( 
Carlisle. 

Peu  de  temps  après  ctii'il  eut  obtenu  cette  t)romotioti  ecclésias 
tique;  le  parti  whlg  l'empoha  sur  le  pai'ti  tory.  Il  tlé  pouvai 
attendre  aucune  faveur  du  premier,  etsit  àtis  s'écdûlèrènt  avan 
qu'il  se  fît  lin  changement  dahs  le  sens  du  second.  Enfin,  er 
Tannée  171(),  la  petsëcution  dé  ëàchevérell  provoqua  une  via 
lente  explosion  de  fanatisme  anglièah  *.  C'était  une  circbnstanci 
pour  remettre  Atterbury  en  évidence;  son  dévouement  à  sor 
corps,  son  caractère  turbulent  et  ambitieux,  ses  rares  talent 
pour  la  controverse  et  poiir  l'agitation  lui  firent  de  nouveau  joue 
un  rôle  signalé.  Ce  fut  lui  qui  rédigea  en  grande  partie  cet  habil< 
et  éloquent  discours  que  le  théologien  accusé  prononça  à  M 
barre  de  la  Chambre  des  lords,  et  qui  forme  un  isingiilier  con 
traste  avec  l'absurde  et  grossier  sermon  qu'on  avait  imprudem- 
ment honoré  d'un  acte  d'accusation.  Pendant  les  mois  de  troubli 
et  d'inquiétude  qui  suivirent  le  procès,  Atterbury  figura  parm 
les  plus  actifs  de  ces  pariiphlétaires  qui  cnflamitièrent  la  natioi 
contre  le  ministère  whig  et  le  Parlement  whig.  Quand  le  minis- 
tère eut  été  changé  et  le  Parlement  dissous,  les  récompense 
lui  furent  prodiguées.  Là  Chambre  basse  de  la  Convocation  ec 
clésiasliquo  l'élut  son  prolocuteur  ;  la  reine  le  nomma  doyen  di 
collège  de  Christ-Church  à  la  mort  d'Aldrich,  son  protecteur  e 
son  ami.  Le  collège  eût  préféré  un  gouverneur  plus  doux;  ce 

*  Henri  Sachcverell  fui  suspendu  pour  trois  apnées  de  ses  ronctions  d( 
prédicateur  de  l'église  du  Saint-Sauveur,  de  Londres,  à  la  suite  du  procè: 
qui  lui  avait  été  intenté  par  le  ministère.  Ses  sermons  semblèrent  sédilieu) 
et  motivèrent  celle  condamuolion,  qiii  augmenta  sa  popularité  dans  le  pari 
tory.  Par  son  testament,  il  légua  500  livrés  sterling  à  Atterbury,  dout  il 
avait  été  le  condisciple  et  Tarai  à  Oxford.  A.  P. 


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ÀftiéâfibRY"  303 

pendant  ce  hoùveau  chef  ïut  reçu  avec  Vous  les  liohiieurs  d'u- 
sagé. Une  harangue  dé  félicitàtîon  eii  latlh  lui  fût  adressée  dans 
le  magnifique  vestibule  de  l'édifice,  ëlAtterbury  répondit  par  la 
déclaration  dé  son  ardetit  Sttàchemeill  âii  Vétlérable  collège  où 
il  avait  fait  ses  études,  isatis  oublier  moitié  l'es  coHàpliôîebts  gra- 
cieux pour  ceux  qu'il  allait  présider,  fiais  il  ll'élèil  pdk  datis  sï 
nature  d'être  ùii  gouvertiedi:  paisible  et  étjuitablfe.  Le  cbàpitré 
(le  Carlisle  avait  été  laissé  pair  Itii  dëcliirè  par  des  iquetelles  b- 
lérieures.  Il  trouvait  Chrîst-Chuir'ch  feti  jpali  :  trois  tnciîs  tle  s'é- 
taient pas  écoulés  que  son  caractère  jjôsjioticiue  ^t  brotilllbil  fit 
à  Christ-Chùrch  ce  qu'il  avait  fâil  4  fc&rlîsle.  Son  sdiicesseur, 
comme  doyeb;  fut  â  Carlisle  cbniiiie  â  Chrlst-Cliii'rch  rhtiiiii'âln  et 
accompli  Staàlridgé',  qui  se  plâîgttitdouceibentde  Tétai  ôh  11  liii 
avait  laissé  ces  deux  successions.  «  AttfetbUiry  me  pré'ôède,  disait-il, 
et  met  toill  en  feu.  J'arrive  aprës  lui  avec  hii  seali  d'eaii.  »  Les 
ennemis  d'Atterbury  prétendirent  4u'6n  le  fit  évêc^ue,  parce  qli'il 
était  trop  mauvais  doyen.  Sous  soh  administration;  Chrlst- 
Church  fut  en  confusion,  de  scandaleuses  altercatioiis  eurent 
lieu,  des  paroles  d'injure  furent  échangées,  et  tout  sembla  faire 
craindre  que  le  grand  collège  toiry  tté  fdt  ruîriê  parle  grand 
docteur  tory.  Atterbury  fût  bientôt  promu  â  l'évôché  dé  Roches- 
ter  qui  était  alors  toujours  cumulé  avec  le  décahat  de\Vest- 
minster.  De  plus  hautes  dignités  paraissaient  llii  être  téservées; 
car,  (Quoiqu'il  y  eût  de  plus  grandes  capacités  sûr  le  banb  des 
évêques,  il  n'en  était  aucune  qui  l'égalât  par  le  talent  parlemen- 
taire ou  qui  en  approchât.  Si  son  parti  iêlail  resté  au  pouvoir, 
il  n'est  pas  improbable  qu'il  eût  été  élevé  à  Tarchevéché  de 
Cantorbéry.  Plus  la  perspective  qu'il  avait  devant  lui  était  bril- 
lante, plus  il  avait  raison  de  redouter  l'avènement  d'une  famille 
bien  connue  pour  être  partiale  eil  faveur  d'eé  whigs.  Il  y  a  tout 
lieu  de  croire  qu'il  était  un  de  ces  politiques  qui  espéraient  pou- 
voir, pendant  la  vie  de  la  reine  Anne,  préparer  si  bien  les  choses, 
quà  sa  mort  il  serait  facile  de  mettre  de  côté  l'acte  qui  avait 
substitué  Guillaume  à  Jacqueé ,  et  d'ajppelèr  le  Prétendant  au 
trône.  La  mort  soudaine  de  la  reine  confondit  les  projets  de  ces 
conspirateurs.  Atterbury,  qui  avait  tous  les  courages,  voulait 
que  ses  confédérés  proclamassent  Jacques  III,  et  il  offrait  d'ac- 
compi^èr  les  hérauts  d'armes  en  costume  épiscopal.  Mais  il 


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304  REVUE  BRITANNIQUE. 

trouva  les  plus  braves  de  son  parti  irrésolus,  et  il  s'écria»  dit-on, 
non  sans  des  interjections  peu  convenables  dans  la  bouche  d'un 
père  de  TEglise,  que  la  pusillanimité  avait  perdu  la  meilleure 
des  causes  et  la  plus  précieuse  des  occasions.  Acquiesçant  à  ce 
qu'il  n'avait  pu  empêcher,  il  prêta  serment  à  la  maison  de  Ha- 
novre ^  Le  jour  du  couronnement,  il  officia  avec  toutes  les  ap- 
parences d'un  zèle  sincère,  et  chercha  à  se  mettre  bien  dans  les 
bonnes  grâces  de  la  dynastie  nouvelle  ;  mais  sa  servilité  fut  ac- 
cueillie avec  un  froid  dédain.  Il  n'est  rien  qui  excite  la  rancune 
d'un  homme  orgueilleux  comme  de  s'être  humilié  en  vain.  At- 
terbury  devint  le  plus  factieux  et  le  plus  opiniâtre  des  ennemis 
du  gouvernement.  A  la  Chambre  des  lords,  son  éloquence  vive, 
piquante,  lucide,  ornée  de  toutes  les  grâces  du  débit  et  du 
geste,  arracha  l'attention  et  l'admiration  même  d'une  majorité 
hostile;  quelques-unes  des  plus  remarquables  protestations 
conservées  dans  les  registres  de  la  pairie  furent  son  œuvre, 
et  dans  quelques-uns  de  ces  pamphlets  qui  exhortaient  les  An- 
glais à  défendre  leur  pays  contre  les  étrangers  venus  d'au  delà 
les  mers  pour  le  piller  et  l'opprimer,  les  critiques  reconnurent 
aisément  son  style.  Quand  éclata  la  rébellion  de  1715,  il  refusa 
de  signer  le  manifeste  par  lequel  les  évèques  de  la  province  de 
Gantorbéry  proclamaient  leur  attachement  à  la  succession  pro- 
testante. Il  s'occupa  d'intrigues  électorales,  surtout  à  Westmins- 
ter, où  ses  fonctions  de  doyen  lui  donnaient  une  grande  influence. 

*  Lord  Slanhopc  explique  parfailemenl  le  double  jeu  de  certains  membres 
du  parti  jacobite  et  les  espèces  de  capitulations  de  conscience  qui  permet- 
taient à  quelques-uns  de  jurer  fidélité  aux  deux  dynasties,  parfois  du  con- 
sentement de  la  dynastie  exilée,  «r  Tel  est,  j'en  ai  peur,  dit  lord  Stanhope, 
l'inévitable  résultat  d'un  serment  imposé  par  un  gouvernement  pour  sa  sé- 
curité. Des  exemples  de  ce  genre  ne  sont  que  trop  communs  dans  tous  les 
pays.  Le  serment  prêté  au  roi  Georges  n'excluait  pas  tous  les  jacobiles  du 
Parlement.  Le  serment  prêté  au  roi  Louis- Philippe  n'exclut  pas  tous  les 
carlistes  des  Chambres  françaises,  fiien  plus,  l'esprit  de  faction  peut  déna- 
turer si  bien  les  vrais  principes  qu'une  telle  violation  de  la  bonne  foi  n'est 
pas  seulement  excusée  mais  même  louée  par  le  parti  qu'elle  sert.  Ainsi  donc 
les  jacobites  approuvaient  leur  chef,  M.  Shippen,  «  ce  digne  patriote,  di- 
a  saient-ils  probablement,  qui  a  eu  le  courage  de  jurer  contre  sa  conscience 
«  pour  servir  la  bonne  cause.  »  (Lord  Stanhope,  Hist,  of  Engl.,  t.  U.)  Evi- 
demment, ce  qu'on  disait  de  M.  Shippen  on  devait  le  dire  aussi  d'Atterbury. 

A.  P. 


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ATTJE&BURT.  305 

Il  fat  enfin  fortement  soupçonné  d'avoir  organisé  une  espèce  d'é- 
meute pour  empêcher  les  électeurs  wbigs  d'exprimer  leurs  votes. 

Après  avoir  été  indirectement  en  communication  pendant 
longtemps  avec  la  famille  exilée,  il  commença,  en  1717,  à  cor- 
respondre directement  avec  le  Prétendant.  La  première  lettre  de 
cette  correspondance  existe,  et  dans  cette  lettre  Atterbury  se 
vante  d'avoir,  depuis  des  années,  saisi  toutes  les  occasions  de 
servir  la  cause  jacobite.  «  Ha  prière  de  chaque  jour,  dit-il,  est 
pour  le  succès  de  votre  cause.  Puissé-je  assez  vivre  pour  voir 
ce  succès,  et  cesser  de  vivre  le  jour  où  je  devrai  renoncer  à  y 
concourir  !  »  Il  faut  se  souvenir  que  celui  qui  écrivait  ainsi  était 
un  homme  tenu  par  devoir  à  donner  l'exemple  de  la  plus  stricte 
probité  à  l'Eglise  dont  il  était  un  des  dignitaires  ;  qu'il  avait 
prêté  plusieurs  fois  serment  à  la  maison  de  Brunswick,  qu'il 
arait  figuré  parmi  les  prélats  qui  placèrent  la  couronne  sur  la 
tête  de  Georges  I",  et  qu'il  avait  abjuré  Jacques  III,  «  sans 
équivoque  ou  réserve  mentale,  sur  la  vraie  foi  du  chrétien.  » 

Uest  agréable  de  passer  de  la  vie  publique  d' Atterbury  à  sa  vie 
privée.  Son  esprit  turbulent,  fatigué  par  les  factions  et  les  trahi- 
sons, avait  de  temps  en  temps  besoin  de  repos  ;  il  le  trouvait  dans 
les  douceurs  du  foyer  domestique  et  dans  la  société  des  illustres 
morts  ou  des  illustres  vivants.  On  sait  peu  de  chose  de  sa  femme  ^  ; 
mais  entre  sa  fille  et  lui  existait  une  affection  singulièrement 
étroite  et  tendre.  Tel  était  le  charme  de  ses  manières  quand  il 
était  en  compagnie  de  quelques  amis,  que  la  chose  ne  semblait 
guère  croyable  à  ceux  qui  ne  le  connaissaient  que  par  ses  écrits 
et  ses  discours.  Ce  charme  a  été  célébré  par  un  de  ces  amis  en 
?ers  impérissables.  Quoique  le  savoir  classique  d' Atterbury  ne 
fût  pas  très-étendu,  il  avait  un  goût  parfait  pour  ce  qui  était  de 
la  littérature  anglaise,  et  son  admiration  du  génie  était  assez 
me  pour  faire  taire  ses  antipathies  politiques  et  religieuses. 

*  Le  Biographical  Dictionary  de  Chalmers  nous  apprend  qu'Allerbury 
«nit  épousé  miss  Osboru,  une  parente  (quelques-uns  disent  une  nièce}  du 
duc  de  Leeds,  avec  une  fortune  de  7,000  livres  sterling.  Elle  avait  aussi  une 
répolalion  de  beauté.  Atterbury  n^élait  encore  que  simple  prêtre  lorsqu'il 
it  ce  mariage.  Il  perdit  sa  femme  en  1722  :  elle  Tavait  rendu  père  de  quatre 
eafants,  dont  un  seul  lui  survécut,  le  second,  qui  entra  comme  lui  dans  les 
ordres.  Sa  fille,  Mary,  épousa  M.  Morice.  A.  P. 

^  SCIIII. — TOMI  1.  20 

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305 


REVUE  BRITANNIQUE. 


Son  admiration  pour  Milton,  Tennenii  mortel  des  Stoarts  et  d 
FEglise  anglicane,  semblait  un  crime  à  plus  d'un  tory.  Latrïst 
nuit  où  Addison  fut  inhumé  dans  la  chapelle  de  Henri  VU,  le 
choristes  de  Westminster  remarquèrent  qu*Atterbury  lut  le  ser 
vice  mortuaire  avec  une  émotion  et  une  solennité  particulières 
Cependant  les  compagnons  favoris  du  grand  prélat  torjr  étaienl 
comme  on  pouvait  bien  s'y  attendre,  des  hommes  qui  avaiet 
au  moins  quelque  teinte  de  torysme.  Il  était  lié  d'amitié  ave 
Swift.  Arbulbnot  et  Gay.  Avec  Prior,  cette  amitié  fut  intim 
jusqu'au  jour  où  quelque  mésintelligence  sur  les  affaires  pi 
bliques  finit  par  la  rompre.  Pope  trouva  dans  Atterbury  non-seï 
lement  un  ardent  admirateur,  mais  encore  un  fidèle,  franc  et  ji 
dicieux  conseiller.  Le  poète  fréquentait  le  palais  épiscopal  soi 
les  ormeaux  dé  Bromley,  et  ne  soupçonnait  guère  que  son  hùU 
au  déclin  de  ses  années,  cloué  sur  son  fauteuil  par  la  goutte 
et  en  apparence  voué  à  la  littérature,  prenait  une  part  actii 
à  des  complots  criminels  et  dangereux  contre  le  gouverne 
ment. 

Les  événements  de  1715  avaient  abattu  le  courage  des  je 
cobites;  il  se  releva  en  1721.  L'avortement  du  projet  de  1 
mer  du  Sud,  la  panique  sur  le  marché  financier,  la  ruine  i 
maisons  de  commerce  importantes,  la  détresse  dont  ne  ft 
exempte  aucune  province  du  royaume,  avaient  produit  un  mi 
contentement  général.  Il  ne  paraissait  pas  improbable  qu'en  u 
tel  moment  une  insurrection  pût  réussir.  Une  insurrection  fi 
préparée  :  on  devait  barricader  les  rues  de  Londres,  surprendi 
la  Tour  et  la  Banque,  arrêter  le  roi  Georges  avec  sa  famille,  se 
principaux  officiers  et  ses  conseillers,  et  proclamer  le  roi  Ja< 
ques.  Ce  complot  vint  à  être  connu  du  duc  d'Orléans,  régent  d 
France,  qui  était  en  termes  d'amitié  avec  la  maison  de  Hanovn 
Le  régent  avertit  le  gouvernement  anglais,  qui  se  tint  sur  se 
gardes.  Quelques-uns  des  principaux  mécontents  furent  empr 
sonnésj  et,  dans  le  nombre,  Atterbury.  Aucun  évéquede  l'Eglis 
d'Angleterre  n'avait  été  mis  en  arrestation  depuis  le  jour  même 
rable  où  les  prières  et  les  applaudissements  de  toute  la  ville  d 
Londres  avaient  suivi  les  sept  évêques  jusqu'aux  portes  de  l 
Tour.  L'opposition  conçut  un  moment  l'espérance  qu'il  serai 
possible  d'exciter  parmi  le  peuple  quelque  chose  comme  l'en 


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ATtEMiniT.  307 

thotiâiflnDe  de  ceoi  qui  se  jetèrent  dans  les  eant  de  la  Tamise 
pour  implorer  la  bénédiction  deSancroft.  On  exhiba  à  Fëtalage 
des  magasins  des  portraits  du  confesseur  héroïque  dans  sa 
prison  ;  on  chanta  dans  les  rues  des  couplets  à  sa  louange;  on 
représenta  Vinterdiction  qui  lui  avait  été  faite  de  communi* 
quer  avec  ses  complices  comme  une  cruauté  digne  des  cachots 
deTinquisition.  D'énergiques  appeU  furent  adressés  aux  ec- 
clésiastiques. Toléreraient^ils  timidement  qu'une  si  grossière 
insulte  fût  faite  A  un  membre  de  TEgliae,  et  à  quel  membre?  au 
plus  habile,  au  plus  éloquent  de  tous^  à  celui  qui  avait  si  souvent 
défendu  leurs  droits  contre  le  pouvoir  civil?  Le  laisseraient- ils 
traiter  comme  le  plus  v\l  des  hommes? L'émotion  fut  profonde, 
mais  elle  fut  calmée  par  une  lettre  pleine  de  modération  A  Ta^ 
dresse  du  clergé,  œuvre  probablement  de  Tévêque  Uibson  «  en 
grande,  faveur  auprès  de  Walpole,  et  qui  devint  bientôt  après 
ministre  des  affaires  ecclésiastiques  ^ 

Atterbury  resta  étroitement  gardé  pendant  quelques  mois.  Il 
avait  si  prudemment  entreteim  sa  correspondance  avec  la  fa- 
mille exilée,  que  le»  preuves  à  Fappui  de  Taccusation,  suffi* 
saotes  pour  produire  une  conviction  morale,  ne  Tétaient  pas 
pour  justifier  une  conviction  légale.  Il  ne  pouvait  être  atteint 
que  par  un  bill  spécial  de  pénalité.  Le  parti  whig,  qui  dominait 
décidément  dans  les  deux  Chambres,  était  tout  à  fait  disposé  à 

*  LordStanhopa,  dans  son  Histoire  d'Angleterre^  ajoute  ici  2  c  La  fermenta- 
tion du  public  fui  encore  augmentée  par  le  bruit  (trop  bien  fondé,  je  le  crains) 
au  rigoureux  traitement  qu'on  faisait  subir  au  prisonnier  dans  la  Tour.  L'é- 
Téquelui-raêrnedanssa  défense  put  dire  :«  J'ai  souffert  de  telles  rigueurs,  de 
«  telles  iosultes,  qu'il  y  atait  de  quoi  briser  un  caractère  plus  résolu  et  un  lem- 
I  pérament  plus  fort  que  ceux  dont  le  ciel  m'a  doué.  J'ai  été  traité  avec  plus  de 
uéférité  etd^iodignité  qu'on  n'en  a  jamais  fait  subir,  je  crois,  à  un  prisonnier 
«  d'Etat  de  mon  rang  et  de  mes  fonctions,  aussi  Agé  et  infirme  que  je  le  suis,  j» 
OnTencourageait  a  écrire  des  lettres  à  sa  famille  et  à  ses  amis;  on  l'autorisait 
du  moins  à  le  faire,  et  non-seulement  ces  lettres  étaient  ouvertes,  mais  encore 
00  y  puisa  des  arguments  contre  l'accusation.  On  le  priva  même  de  sa  seule 
Qooaolation,  celle  de  voir  sa  fille  chérie  sans  témoins,  et  ce  ne  fut  qu'après 
bien  des  difficultés  qu'on  lui  permit  de  préparer  sa  défense  avec  son 
l^odre,  M.  Morice.  Tout  ce  qu'on  lui  envoyait  à  la  Tour  était  fouillé  avec 
soio  :  on  ouvrit  même  quelques  pâtés  de  pigeons,  c  C'est  la  première  fois, 
•  dit  Pope,  que  des  pigeons  morts  ont  été  soupçonnés  de  porter  des  messages,  n 

A.  P. 


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308  REVUE  BIUTàNNIQUE. 

voter  ce  bill.  Plusieurs  membres  ardents  de  ce  parti  rappelaient 
le  précédent  qui  arajt  eu  lieu  dans  le  procès  de  sir  John  Fenwick, 
et  parlaient  de  livrer  la  tète  de  Tévéque  au  bourreau.  Cadogan, 
qui  commandait  Tarmée,  brave  soldat,  mais  politique  exalté, 
s'écria,  dit-on,  avec  véhémence  :  «  Livrez-le  aux  lions  de  la 
Tour  I  »  Hais  à  Walpole,  plus  sage  et  plus  humain,  il  répu- 
gnait toujours  de  verser  le  sang ,  et  son  influence  prévalut. 
Quand  le  Parlement  s'assembla,  les  preuves  contre  le  prélat 
furent  soumises  à  des  comités  des  deux  Chambres.  Ces  comités 
firent  un  rapport  qui  déclarait  les  preuves  de  Taccusation  ac- 
quises. Dans  la  Chambre  des  communes,  une  résolution,  votée 
par  deux  voix  contre  une,  le  déclara  coupable  de  trahison.  Un 
bill  fut  alors  rédigé,  tendant  à  le  condamner  à  être  privé  de  ses 
dignités  spirituelles  et  à  être  banni  pour  la  vie.  Une  clause 
interdisait  à  tout  sujet  anglais  d'avoir  aucune  communication 
avec  lui,  excepté  par  une  autorisation  royale. 

Ce  bill  passa  à  la  Chambre  des  communes  presque  sans  op- 
position, car  révêque,  quoique  invité  à  se  défendre  lui-même, 
réserva  sa  défense  pour  l'assemblée  dont  il  était  membre.  Le 
débat  fut  vif  à  la  Chambre  des  lords.  Le  jeune  duc  de  WhartoD, 
célèbre  par  ses  talents,  ses  débauches  et  sa  versatilité,  parla  en 
faveur  d'Atterbury  et  produisit  une  grande  sensation.  Atterbury 
lui-même  prit  à  son  tour  la  parole  et  se  fit  entendre  pour  la  der- 
nière fois  à  cette  assemblée  hostile  qui  l'avait  si  souvent  écouté 
avec  un  mélange  de  haine  et  de  plaisir.  II  fit  entendre  quelques 
témoins  dont  les  dépositions  ne  pouvaient  guère  lui  être  utiles. 
Parmi  eux  était  Pope,  qui  fut  cité  pour  prouver  que,  pen- 
dant ses  visites  au  palais  épiscopal  de  Bromley,  l'évêque  s'oc- 
cupait si  complètement  de  littérature  ou  de  ses  affaires  domes- 
tiques, qu'il  ne  lui  restait  pas  le  loisir  de  conspirer.  Mais  Pope, 
qui  n'avait  nulle  habitude  de  parler  en  public,  perdit  la  tête, 
et,  comme  il  l'avoua  depuis,  fit  deux  ou  trois  bévues,  quoiquil 
n'eût  que  quelques  mots  à  dire. 

Le  bill  fut  voté  enfin  par  une  majorité  de  quatre-vingt-trois 
voix  contre  quarante-trois  *.  Les  évêques,  un  seul  excepté, 

^  Rien  ne  semblait  prouver  qu'il  eût  existé  une  correspondauce  eulre 
Atterbury  et  le  Prétendant  et  ses  adhérents;  les  lettres  saisies  avalent  pour 
signatures  des  noms  flctifs.  et  entre  autres  Jones  et  lUington.  Qui  était 

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ATTERBURY.  309 

YOtèrent  arec  eette  majorité.  Cette  conduite  leur  attira  une 
parole  amère  de  lord  Bathurst,  ami  chaud  d'Atterbury  et  tory 
zélé.  «  Les  saurages  indiens,  dit-il ,  ne  font  aucun  quartier  à 
I  ennemi  vaincu,  parce  qu'ils  ont  la  croyance  qu'ils  hériteront 
de  rhabileté  et  du  courage  de  la  victime  !  »  Peut-être  pour- 
rait-on expliquer  par  cette  croyance  Tanimosité  des  révérends 
prélats  contre  leur  collègue. 

Atterbury  prit  congé  de  ceux  qu'il  aimait  avec  une  dignité  et 
une  tendresse  de  sentiments  digne  d'un  homme  meilleur.  Il 
répétait  souvent  trois  vers  de  son  poëte  favori  : 

Some  natural  tears  he  dropped^  but  wiped  them  soon  : 
The  world  was  ail  before  bim,  where  to  chuse 
His  place  of  rest,  and  Providence  bis  guide  *. 

En  partant  il  fît  présent  h  Pope  d'une  Bible,  et  dit  avec 
un  manque  de  sincérité  dont  ne  se  fût  pas  rendu  coupable  un 
homme  qui  aurait  étudié  la  Bible  en  bon  chrétien  :  «  Si  vous 
apprenez  jamais  que  j'aie  eu  quelque  communication  avec  le 
Prétendant,  je  vous  permets  de  dire  que  ma  condamnation  est 

Jones?  qui  était  Illiogton?  Mais  on  parlait  de  tout,  à  ce  qu'il  parait,  dans  cette 
correspoodance,  et  même  d'uu  petit  chien  nommé  Arlequin,  donné  à  la 
femme  de  l'évêque  par  le  comte  de  Mar  et  qui,  8*étant  cassé  la  jambe,  avait 
étécoufié  aux  soins  d'une  Airs,  fiâmes  qui  fut  interrogée,  et  qui,  ne  suppo- 
sant pas  que  le  pauvre  Arlequin  pût  compromettre  personne,  déclara  naï- 
vement à  qui  il  appartenait.  D^où  Ton  dit  qu'Atterbury  avait  été  trahi 
par  un  chien.  Swift  ne  put  résister  au  plaisir  de  tourner  cet  incident  en 
ridicule,  a  Cette  horrible  conspiration,  dit-il  (en  parlant  du  procès  d'Atler- 
bury),  qui  fut  découverte  par  un  chien  français,  lequel  fit  ses  aveux  autant 
qu'un  chien  peut  avouer  en  aboyant,  et  puis  signa  sa  déposition  avec  sa 
patte  de  chien.  »  Cette  anecdote  a  été  raeonlée  dans  toutes  les  histoires  et 
les  mémoires  du  temps.  Lord  Stanhope  ne  Ta  pas  négligée.  A.  P. 

1  Ce  sont  les  trois  avant-derniers  vers  du  Paradis  perdu;  mais,  soit  par 
Atterbury,  soit  par  lord  Macaulay,  le  texte  de  Miiton  est  légèrement  altéré , 
le  pronom  singulier  étant  substitué  au  pronom  pluriel.  Voici  le  sens  de  la 
citation  appliquée  à  Atterbury  : 

U  versa  quelques  pleurs,  mais  essaya  ses  yeux  ; 
Devant  lui  tout  entier  s'ouvrait  le  monde  immense. 
Il  pouvait  y  choisir  sa  halle,  et  dans  les  cieux, 
Pour  y  guider  ses  pu,  était  la  Providence. 

A.  P. 


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310  KEVUK    BEITANNIQUE. 

jusi€ .  »  Pope  croyait  encore  alors  que  TéTêque  avait  été  injnste- 
meût  condamné  ^  Arbuthnot  semble  avoir  été  de  la  même  opi^- 
nion.  Swift,  quelques  mois  plus  tard,  dans  son  Voyage  de  Gul- 
liver à  Laputa,  tournait  amèrement  en  ridicqle  les  témoignages 
qui  avaient  satisfait  les  deux  Chambres  du  Parlement.  Bientôt, 
cependant,  les  amis  les  plus  partiaui  du  prélat  exilé  cessèrent 
de  protester  de  son  innocence  et  se  contentèrent  de  déplorer 
et  d'exouser  ce  qu'ils  ne  pouvaient  défendre. 

Aprè^  un  court  séjour  à  Bruxelles,  Atterbury  avait  fixé  sa  ré- 
sidence à  Paris,  et  là  il  devint  en  quelque  sorte  le  obef  de  tous 
les  r/'fugiés  jacobites  qui  y  étaient  réunis.  Il  fut  invité  à  se  ren- 
dre à  Rome  par  le  Prétendant.  Ce  prince  tenait  là  son  semblant 
de  cour,  sous  la  protection  immédiate  du  pape.  Mais  Atterbury 
sentit  qu'un  évéque  de  TEglise  d*Angleterre  ne  serait  guère  à  sa 
place  au  Vatican.  Il  refusa  Tinvitation .  La  correspondance  entre 
le  maître  et  le  serviteur  était  continuelle  :  on  reconnaissait  plei- 
nement tous  les  mérites  d' Atterbury  j  on  recevait  avec  égard 
tous  ses  avis,  et  il  devintce  que  Bolingbroke  Avait  été  avant  lui, 

*  Lord  Slanhope  ne  cite  point  ceUe  phrase  des  adieux  d*Alterbury  à  Pope. 
Qnel  lEilérèt  avait  Tévèque  de  Rochesler  à  passer  pour  complélement  inno- 
cent aux  yeux  de  Pope,  qui  n'était  pas,  comme  catholique,  Irès-dévouén  la 
maison  de  Brunswick?  Les  paroles  attribuées  ici  d  Atterbury  pourraient 
bien  avoir  été  dénaturées  comme  celles  qu'il  avait  encore,  disnit-on,  échan- 
gées avec  Pope  au  sujet  de  celte  même  Bible,  et  qu^on  citait  volontiers  dans 
}f  parti  whig  pour  représenter  malicieusement  un  théologien  jacobile  comme 
un  fiéisU,  Du  reste,  voici  comment  celte  conversation  entre  Pope  et  Atterbury 
est  rapportée  dans  le  Biographical  Dic/ionory,  qui  prétend  que  le  poêle  lui- 
njfime  Tavait  racontée  ainsi  à  lord  Cheslerfield  ;  «  Mon  ami,  attendu  mes  infir- 
mitéSf  Tuon  grand  âge  et  mon  exil,  il  n*est  pas  probable  que  nous  devions 
nous  revoir.  Acceptez  celle  Bible  pour  qu'elle  vous  serve  A  vous  souvenir 
He  moi  ;  emportez-la,  el,  croyes^moi,  faites-en  votre  guide. —  En  faites- 
vous  le  votre?  — Oui.  —  En  ce  cas,  mylord,  c'est  depuis  peu.  Permeltez- 
Tikoi  de  vous  demander  par  quelles  lumières  nouvelles  ou  par  quels  ai^u- 
riienl^  vous  avez  sur  ce  livre  une  autre  opinion  que  celle  que  vous  aviez 
djDs  h\  première  partie  de  votre  vie?  »  L^évéque  répondit:  er  Nous  n'avons 
pas  le  temps  de  parler  de  ces  choses;  mais  emportez  le  livre,  j'y  croit,  je 
vous  recommande  d\  croire  vous-même,  et  que  Dieu  vous  bénisse  !  »  Rien 
tl*nîHenrs,  ajoute  le  Biographical  Diciionary^  n'indique  que  Tévêque  Atter- 
bury nii  jnmdis  n>anqué  de  foi  ou  entretequ  un  doute  relativement  à  la 
vériic  lin  christianisme.  Ses  jetions  et  ses  écrits  nous  foqt  voir  en  lui,  au 
'Mjntraira,  Mn  croyant  convaincu.  A.  P. 


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▲mBABURT.  811 

kfTtmm  nûiistre  d'un  loi  sans  royaume*.  Mais  le  nouveau 
farori  éprouva  ce  qu'avait  éprouvé  Bolingbroke,  qu'il  était 
aussi  difficile  de  conserver  l'ombre  du  pouvoir  sous  un  roi  er* 
not  et  mendiant  que  la  réalité  du  pouvoir  à  Westminster. 
Quoique  Jacques  n  eût  ni  territoire,  ni  revenus,  ni  armée,  ni 
marine,  il  j  avait  plus  de  factieux  et  d'intrigants  parmi  ses 
courtisans  qa0  parmi  ceux  de  son  heureux  rival.  Atterburj  s'a* 
perçut  bientdt  que  ses  conseils  étaient  peu  suivis,  ou  même  reçus 
arec  déHance.  Son  orgueil  fut  profondément  blessé.  Il  quitta 
Paris,  fixa  sa  résidence  à  Montpellier,  abandonna  la  politique  et 
se  dévoua  exclusivement  aux  lettres.  Dans  le  cours  de  la  sixième 
année  de  son  exil,  il  fit  une  maladie  si  sérieuse,  que  sa  fille 
elle-même,  d'une  santé  très-délicate,  résolut  de  braver  tous  les 
risques  pour  le  voir  encore  une  fois.  Ayant  obtenu  une  autori- 
ution  du  gouvernement  anglais ,  elle  s'embarqua  pour  Bor*- 
deaux,  mais  elle  y  arriva  dans  un  tel  état  tiu'elle  ne  put  con- 
tinuer le  voyage  que  par  bateau  ou  en  litière.  En  dépit  de  ses 
infirmités  Àtterbury  partit  de  Montpellier  pour  aller  à  sa  ren- 
contre, et  de  son  côté  la  pauvre  femme,  avec  une  iinpatience, 
tiop  souvent  le  symptôme  d'une  fin  prochaine,  se  mit  en  route 
au  lieu  de  l'attendre,  et  sans  écouter  les  personnes  de  son  entou- 
rage qui  la  suppliaient  en  vain  de  ralentir  son  voyage.  «  Toutes 
les  heures  sont  précieuses,  leur  répondait-elle,  je  ne  veux  plus 
que  revoir  mon  père  et  puis  mourir.  »  Elle  le  rencontra  à  Tou- 
louse, Tembrassa,  reçut  de  sa  main  le  pain  et  le  vin  de  la  com- 
munion, remercia  Dieu  qui  leur  permettait  de  passer  un  jour 
ensemble  avant  de  se  séparer  pour  toujours  en  ce  monde,  et 
elle  mourut  cette  nuit-là  même. 

n  fallut  longtemps  h  Atterbury,  malgré  son  ferme  courage, 
pour  se  relever  après  un  coup  si  cruel.  Aussitôt  qu'il  crut  être 
un  peu  rétabli,  il  redevint  ardent  à  la  lutte  ;  car  le  chagrin  qui 
rejette  les  natures  douces  dans  la  retraite,  Tinaction  et  la  con- 
templation, surexcite  au  contraire  les  esprits  naturellement  agi- 
tés. Le  Prétendant,  quelque  peu  intelligent  et  quelque  dévot 

*  Par  une  coïncidence  remarquable,  en  débarquant  h  Calais,  AUerbury 
ipprit  que  lord  Bolîngbroke^  ayant  obtenu  le  pardon  du  roi  Georfi^es,  y  <rri- 
^it  de  Paris  ponr  rentrer  en  Angleterre.  «  Ost  deac  an  éebaoge  de  pri- 
ttooiers,  »  dit-il  A.  P. 


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312  REVUE    BRITANNIQUE. 

qu'il  fût,  ayait  fini  par  voir  qu'il  avait  agi  follement  en  se  pri- 
vant d'un  homme  qui,  quoique  hérétique,  était,  par  son  talent 
et  toutes  ses  qualités,  le  plus  distingué  de  ses  partisans.  On  fit 
de  nouvelles  avances  à  Tévêque  jacobite,  et  Tévôque,  sans  trop 
se  laisser  prier,  revint  à  Paris  pour  y  redevenir  le  ministre  fan- 
tôme d'une  monarchie  fantôme.  Mais  sa  longue  vie  troublée 
touchait  à  son  terme.  Jusqu'à  la  fin,  cependant,  son  intelligence 
conserva  toute  sa  verve  et  sa  vigueur.  Il  apprit,  la  neuvième  an- 
née de  son  exil,  qu'il  avait  été  accusé  par  Oldmixon,  un  des 
déshonnêtes  et  méchants  écrivailleurs  sauyés  d*e  l'oubli  par  la 
Dunciade  de  Pope,  d'avoir,  de  concert  avec  d'autres  ecclésiasti- 
ques de  Christ-Church,  tronqué  YHistoire  de  la  Rébellion  de  lord 
Clarendon. 

L'accusation,  en  ce  qui  concernait  Atterbury,  n'avait  pas  le 
moindre  fondement,  car  il  n'était  pas  un  des  éditeurs  de  Fou- 
vrage,  et  il  ne  l'avait  vu  que  lorsqu'il  avait  été  imprimé.  Il  pu- 
blia une  justification,  courte,  mais  qui,  dans  son  genre,  est  un 
modèle  lumineux,  modéré,  digne.  Il  envoya  au  Prétendant  un 
exemplaire  de  cet  opuscule  avec  une  lettre  pleine  de  noblesse 
et  de  grftce  :  «  En  justifiant  YHistoire  du  comte  de  Clarendon, 
disait  le  vieillard,  j'avoue  avoir  été  tenté  de  dire  aussi  quelque 
chose  pour  défendre  son  caractère  et  sa  conduite,  et  particuliè- 
rement pour  repousser  ce  reproche  qu'on  lui  fit  d'avoir  conseillé 
au  roi  Charles  II  de  gagner  ses  ennemis  et  de  négliger  ses  amis. 
Conseil  funeste,  qu'il  ne  donna  certainement  jamais,  quoiqu'il 
en  ressentit  cruellement  les  effets,  sacrifié  par  son  maître  pour 
plaire  à  ceux  qu'on  ne  trouva  pas  très-utiles  à  la  cause...  Peut- 
être  n'avez-vou's  pas  entendu  dire,  sire,  que  lord  Clarendon  fut, 
dans  l'histoire  anglaise,  la  première  personne  bannie  par  un 
acte  du  Parlement,  avec  cette  clause  spéciale  que  quiconque 
correspondrait  avec  lui  serait  soumis  à  une  peine,  et  même  à 
la  peine  de  mort.  Permettez-moi  d'ajouter  que  je  suis  le  second 
exemple  d'un  sujet  ainsi  traité  et  que  je  serai  peut-être  le  der- 
nier, puisque  les  auteurs  d'un  décret  si  cruel  semblent  en  être 
aujourd'hui  honteux.  Ayant  l'honneur  de  ressembler  à  lord 
Clarendon  par  mes  souffrances,  je  voudrais  avoir  pu  lui  ressem- 
bler par  mes  services  ;  mais  c'est  ce  qui  ne  m'a  pas  été  possible. 
Je  puis,  il  est  vrai,  mourir  en  exil,  pour  avoir  protesté  cornait 


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ATTERBURT.  313 

lai  en  fareur  de  la  cause  royale,  mais  je  vois  qu'il  ne  me  reste 
aujourd'hui  d'autres  moyens  de  contribuer  à  la  soutenir  ^  » 

Quelques  jours  après  avoir  écrit  cette  lettre,  Atterbury  mou- 
rut. Il  Tenait  d'accomplir  sa  soixante-dixième  année. 

Son  corps  fut  transporté  en  Angleterre  et  déposé  secrètement 
sous  la  nef  de  l'abbaye  de  Westminster.  Trois  porte-deuil  seu- 
lement suivirent  le  cercueil'. 

Aucune  inscription  n'indique  le  tombeau.  Il  n'est  guère  à  re* 
gretter  que  Tépitaphe,  par  laquelle  Pope  honora  la  mémoire  de 
son  ami,  ne  paraisse  pas  sur  les  murailles  de  la  grande  nécro- 
pole nationale,  car  on  n'a  rien  écrit  de  pire  depuis  Colley  Cibber. 

Ceux  qui  voudraient  une  vie  plus  complète  d' Atterbury 
pourraient  en  recueillir  les  détails  dans  ses  sermons  et  ses  écrits 
de  controverse,  dans  le  compte  rendu  de  son  procès  qui  fait  par- 
tie de  la  collection  des  procès  politiques,  dans  les  cinq  volumes 
de  sa  correspondance,  édités  par  M.  Nichols,  et  dans  le  pre- 
mier volume  des  pièces  relatives  aux  Stuarts,  éditées  par  M.  Glo- 
ser. Un  récit  très-indulgent,  mais  très-intéressant,  de  la  carrière 
politique  de  l'évéque  de  Rochester,  se  trouve  aussi  dans  la  pré- 
citose  Histoire  d'Angleterre  de  lord  Hahon  (lord  Stanhope). 

Th.  B.  lUciLUULT. 

1  Lord  Stanhope  imprime  toute  cette  lettre  dans  l'appendice  du  troisième 
Tolume  de  son  Histoire  d'Angleterre^  Elle  est  datée  du  12  novembre  1731  et 
signée  E.  Roffkiv  {Episcojms  Roffensis  est  le  latin  é'évéque  de  Rochester), 
Atterbury  avait,  dans  son  plaidoyer  à  la  barre  des  lords,  comparé  sa  des- 
tinée à  celle  de  lord  Clarendon.  A.  P. 

'  Moumers^  les  pleureurs  salariés  qui  escortent  les  convois  en  Angle- 
terre. A.  P. 


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314  RETUE    HLITAUfflQUE. 


«  Même  dans  son  suaire,  remarque  lord  Slanhope,  AUerbury  ne  put  reposer 
en  paix.  Son  corps  ayant  été  transporté  en  Angleterre,  le  gonvernement  donna 
Tordre  de  saisir  et  de  fouiller  soncereueil.  Le  cri  de  la  réprobation  publique 
s*éleva  contre  les  ministres  à  celte  occasion,  comme  si  leur  animosiié  Foulait 
poursuivre  Atterbury  au  delà  delà  tombe;  et  assurément  un  pareil  acte  ne 
pouvait  s'excuser  que  parles  plus  fortes  raisons.  Les  ministres  avaient  reçu 
avis  que  quelques  papiers  secrets  du  parti  jacobite  devaient  être  expédiés 
en  Angleterre  par  un  moyen  de  transport  qui  semblait  sûr  et  é  Fabri  de 
tout  soupçon.  Ils  résolurent  de  débrouiller  ce  mystère,  et  ce  fut  aussi  par 
le  même  motif  que  M.  Morice  (le  gendre  d'Atterbury)  se  vit  arrêté  pour  élre 
examiné  devant  le  Conseil  privé.  •  Hist.  of  Engl.,  by  lord  Mahon,  t.  II.  — 
Lord  Slanhope  ajoute  qu' Atterbury  laissait  des  papiers  réservés  â  ses  exé- 
cuteurs testamentaires,  et  pour  lesquels  il  réclama  la  protection  de  Tani- 
bassadeur  lord  Waidegrare.  Ce  seigneur  8*y  sefusa  sous  prétexte  que  l'évêque 
de  Bochesler  avait  perdu  ses  droits  de  sujet  anglais.  Les  papiers  mis  sous  le 
scellé  furent  déposés  aux  archives  du  collège  des  Ecossais  de  Paris. 


Entre  la  biographie  d' Atterbury  et  le  récit  historique  de  lord  Stanhope 
il  y  a  toute  la  différence  de  Timpartialilé  d'un  whig  à  l'impartialité  d'un 
tory.  Lord  Macaulay  parle  de  l'indulgence  de  lord  Stanhope  qui  pourrait  à 
son  UMir  parler  de  It  sévérité  de  lord  Macaulay.  Nous  les  croyons  tous  les 
deux  justes  et  impartiaux,  mais  chacun  à  son  point  de  vue.  Un  écriTain 
jacobite  pourrait  nier  que  lord  Stanhope  ait  été  indulgent.  Nous  aurions  pu 
trouver  dans  lord  Stanhope  de  quoi  rendre  le  contraste  plus  piquant;  mais 
nous  ne  ferons  plus  qu'une  citation  qui  explique  q  la  fois  lejacobitismede 
révêque  de  Roch«ster  eC  de  quelques-uns  de  ses  contemporains  qui,  comme 
lui^  auraient  dû  plutôt,  comme  anglicans,  se  rattacher  à  la  cause  du  roi 
Guillaume.  Il  s'agit  de  l'ouvrage  qu'on  l'avait  accusé  à  tort  d'avoir  tronqué 
ou  falsifié. 

Lord  Stanhope  qui^  par  parenthèse,  croit  qu'Atterbury  avait  concouru 
avec  ses  deux  amis,  Aldrich  et  Smaldrige,  â  éditer  V Histoire  de  la  Rébellion, 
de  lord  Clarendon,  nous  dit  que  cet  ouvrage  avait  produit  une  véritable  re- 
crudescence de  jacobitisme.  «  Combien  grand  parait  le  caractère  de  l'auteur  ! 
quelle  dignité  il  prête  aux  principes  qu'il  défend  et  aux  actions  qu'il  raconte! 
Qui  pouvait  lire  ces  volumes  du  comte  de  Glarendon  sans  être  d'abord  ému  et 
enfin  gagné  par  son  invincible  sentiment  de  loyalisme  chevaleresque^  par  son 
ferme  attachement  aux  rois  vaincus,  par  sa  persévérante  et  juste  coiiGance 
en  Dieu,  quand  il  semblait  qu'on  ne  pouvait  plus  rien  attendre  des  hommes? 
Qui  pouvait^  en  le  lisant^  ne  pas  pardonner  â  ce  monarque  envers  qui  on 


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ATTERBURY.  315 

eot  plas  de  torts  qu'il  n^en  eut  lui-même,  à  cette  tête  grise  découroonée  qui 
s'appuya  sur  un  oreiller  d'épines  à  Garisbrook  et  alla  rouler  sur  le  billot  à 
Whitehall?  Quelle  imaginatioo  pouvait  ne  pas  s'exalter  é  In  pensée  de  son 
fils  exilé,  exposé  â  toutes  les  disgrâces  et  à  toutes  les  détresses,  toujours  déçu 
dans  ses  tentatives,  voyant  toutes  ses  espérances  s'évanouir^  et  puis  tout  â 
coup  rétabli  sur  son  trône  contre  toutes  les  chances  probables  et  au  milieu 
d'ime  unanime  acclamation  de  joie?  Combien  cette  histoire  dut  parler  haut 
9  ioos  et  plus  encore  à  ceux  (il  y  en  avait  beaucoup  en  ce  temps-lâj  dont 
les  aocètres  et  les  parents  sont  glorieusement  célébrés  dans  ses  pages,  aux 
soldats  de  Rupert  ou  aux  amU  de  Falkland  !  Pouvons-nous  donc  nous  éton- 
oer,  ou  exprimer  un  blAme  sévère,  si  leurs  pensées  descendirent  quelquefois 
m  degré  plus  bas  et  se  tournèrent  vers  le  pelil-iils,  exilé  aussi  pour  une 
faole  qui  n'était  pas  la  sienne,  et  languissant  sur  )a  terre  étrangère,  dans 
Qoe  situation  qui  rappelait  celle  de  Charles  Stuart?  Je  fais  la  différence  des 
denx  cas, — et  principalement  en  ce  qui  regarde  ce  qu'Atterbury  n'aurait  pas 
dà  oublier  2  la  religion.  Je  ne  plaide  pas  pour  le  jacobinisme,  mais  je 
plaide  pour  la  loyale  illusion  et  la  pardonnable  faiblesse  de  plusieurs  de 
ceux  qui  épousèrent  cette  cause  :  je  tiens  à  montrer  que  la  plupart  dé  ceux 
qoi  soupiraient  pour  la  restauration  de  Jacques  n'étaient  pas  de  vils  et  in- 
fatués misérables ,  comme  on  nous  accoutume  à  les  considérer.  »  (Lord 
Staohope,  HisL  of  EngL^  t.  II,  p.  36.) 


Ceux  qui,  comme  nous,  déploreraient  le  scandale  donné  par  un  évêque 
[n^împorte  le  culte)  infidèle  â  la  religion  révélée,  trouveront  dans  la  corres- 
poodance  de  Pope  la  preuve  qu'Atterbury  partit  pour  Texil,  chrétien  con- 
vaiocu,  s'il  ueTavait  pas  toujours  été. 


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LE  BIADMGAL  D'UN  ÉVÊQUE 


Quoique  plus  souvent  cité  comme  écrivain  controversiste, 
orateur,  et  écrivain  épistolaire,  Tévéque  de  Rochester  mérite 
aussi  de  l'être  comme  poëte,  plus  remarquable  peut-être  par  ses 
vers  latins  que  par  ses  vers  anglais.  Homme  du  monde,  se  pi- 
quant d'être  aimable,  Àtterbury  excellait  dans  ce  qu'on  appelle 
les  vers  de  société.  Nous  avons  traduit  de  notre  mieux  ceux  qu'il 
composa  sur  l'éventail  d'une  coquette.  Il  n'est  pas  le  seul  évê- 
que  anglican  qui  ait  écrit  des  madrigaux. 

L'éventail  de  Laïs,  qui  pour  une  autre  belle 
Ne  serait  qu'un  hochet,  est  une  arme  pour  elle. 
Une  arma  dont  Laïs  se  sert  avec  tant  d'art 
Qu^en  son  carquois  TAmour  n'a  ni  flèche,  ni  dard 
Qui  puissent  vous  causer  blessure  plus  mortelle. 

Pour  attiser  les  feux  qu'allume  son  regard 
Laîs  ne  fait  qu'un  geste  et  le  même  Zéphire 
Entretient  la  fraîcheur  de  l'air  qu'elle  respire  : 
Pour  la  coquette  ainsi  quand  brûlent  tous  les  coeurs. 
Le  sien  reste  de  glace  et  rit  de  leurs  ardeurs. 

I  C'est  d'une  Tersion  de  ce  madrigal  de  Téyèque  Âtterbury  que  parlait  notrt^ 
GhroDïque  d'avril  en  rendant  compte  d'un  petit  volume  intitulé  Fleurs  delapoisit 
anglaise,  oh  l'on  peut  voir  le  texte  et  une  autre  traduction  plus  littérale,  surtout 
des  deux  derniers  vers  : 

Gtf M  eooln«ff  U>  tbe  malehltn  dama 
To  «Ttrj  Qlkar  braMl  —  «  fUm*. 


K 


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SÈOBRAPHIL—  HISTOIRE  NATURELLE.  -  ETHN08RAPHIL 


LES  CURIOSITÉS  NATURELLES  DE  CEYLAN 


Demièrement,  le  gouverneur  d'une  des  possessions  loin- 
taines de  la  couronne  britannique  adressa  au  ministère  un 
mémoire  pour  l'engager  à  rechercher  le  meilleur  mode  de  re- 
cueillir et  de  publier  une  histoire  et  un  tableau  complet  des 
colonies  anglaises.  Ce  mémoire  fut  envoyé  à  Texamen  de  la  So- 
ciété royale,  et  il  est  encore  entre  les  mains  des  savants  de  Bur- 
lington-House.  Pendant  ce  temps,  sir  Emerson  Tennent  de- 
vançait leur  décision  et  nous  faisait  voir,  par  son  admirable 
travail,' quel  intérêt  peuvent  éveiller  de  telles  publications  et 
quelle  en  doit  être  l'utilité. 

Pas  une  île  dans  le  mond«,  pas  même  la  puissante  Angle- 
terre, n'a  attiré,  comme  Ceylan,  Tattention  des  observateurs  à 
des  Ages  si  lointains,  et  dans  des  contrées  si  différentes.  Il  n'y 
s  pas,  dans  les  temps  anciens  et  dans  les  temps  modernes,  une 
nation  quelque  peu  littéraire,  dont  les  écrivains  n'aient  été  plus 
ou  moins  occupés  de  cette  région  superbe.  Son  aspect,  ses 
dogmes,  ses  antiquités,  ses  produits  ont  été  décrits  par  les  au- 
teurs de  la  Grèce  classique  et  par  ceux  du  Bas-Empire,  par  les 
RomaÎDS  et  les  Chinois,  par  les  Birmans  et  les  Indiens,  par  les 
K^graphes  de  TArabie  et  de  la  Perse,  par  les  voyageurs  français 

^  Nous  avons  extrait  de  la  Revue  d* Edimbourg  (décembre  1859)  un  pre- 
mier article  sur  Touvrage  de  sir  Emerson  Tennent  ;  celui-ci  est  extrait  de 
Uavrage  même,  et  nous  ne  disons  pas  que  ce  doive  êti^e  le  dernier,  tant  ces 
^ux  volumes  offrent  une  riche  mine  de  faits. 


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318  REVUE  BRITANNIQUE. 

et  italiens  du  moyen  Âge,  par  les  chroniqueurs  d'Espagne 
de  Portugal,  par  les  aventureux  marins  de  la  Hollande,  par  I 
touristes  et  les  topographes  de  la  Grande-Bretagne. 

Plus  d'une  fois,  dans  cette  Revue,  nous  avons  raconté 
principales  traditions  et  dépeint  le^  phénomènèê  les  plus  c 
rieux  de  l'île  de  Ceylan  d'après  les  récits  des  voyageurs  et  è 
naturalistes  qui  l'avaient  exploré.  Mais  Touvrage  de  sir  Emers 
Tennent  nous  offre,  à  tous  les  points  de  vue,  le  tableau  le  pi 
complat  de  l'antique  Taprobaoe  ;  l'éclatant  succès  de  ces  de 
volumes  glorifie  à  la  fois  le  laborieux  écrivain  qui  y  a  consac 
tant  d  années  d*études  et  la  nation  anglaise,  à  laquelle  il  s 
dresse  spécialement. 

Deux  volumes  de  70  francs  épuisés  en  deux  semaines  M 
Paris,  on  n'épuise  pas  plus  vite  une  édition  des  petits  volum 
à  3  francs  de  M.  Hichelet.  Mais  ^i,  comme  H.  Michelet  se  plaî 
le  constater  lui-même,  ses  volumes  se  glissent  et  se  cachent  sa 
les  oreillers,  le  livre  de  sir  Emersoû  n'etige  pas  les  mêmes  pi 
cautions. 

On  airae  à  le  montrer  au  grand  jour,  on  s'honore  de  le  lir 
on  est  heureux  de  le  posséder.  Dès  les  premières  pages  de  < 
livre,  sir  Emerson  nous  attire  par  des  scènes  de  la  nature  q 
ne  donneront  à  l'esprit  que  de  douces,  nobles  et  salutair 
émotions.  Son  premier  chapitre,  intitulé  Géographie  physiq\ 
de  Ceijlany  est  une  peinture  à  la  fois  scientifique  et  poétique 
nette  et  si  sûre,  qu'elle  pourrait  servir  de  modèle  à  tous  cei 
qui  entreprennent  un  travail  du  même  genre. 

Ceylan,  de  quelque  côté  qu'on  y  aborde,  présente  aux  rcgan 
une  image  d'une  grftce  et  d'une  grandeur  sans  pareilles  dans 
monde.  Le  voyageur  qui  vient  du  Bengale,  laissant  derrière  li 
le  dolta  mélancolique  du  Gange  et  la  côte  torride  de  Coromandel 
TEaropéen  qui  a  traversé.les  sables  de  l'Egypte  et  les  plateau 
calcinés  de  l'Arabie,  seront  également  ravis  en  voyant  s'élevc 
au-dessus  des  vagues  cette  lie  avec  ses  hautes  montagnes,  se 
forêts  luxuriantes  et  sa  perpétuelle  végétation. 

Les  brahmes  la  désignaient  sous  le  nom  de  Lanka,  qui  si 
gnifitB  resplendissante.  Les  poètes  boudhistes,  dans  leur  styi 

^  l'oii?raf[e  est  aujourd'hui  à  sa  troisième  édition.    (Noie  du  Directeur.) 

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■\ 


LES  CURIOSltiS  lfATOftELLE<r  DE  CETLAN.  319 

imagé,  la  représentent  comme  une  perle  décorant  le  front  de 
rinde.  Les  Grecs  Tont  nommée  la  Terre  de  Thyacinthe  et  du  ru- 
\À%;le$  mahométans,  dans  Fenchantement  qu*ils  éprouvèrent 
à  la  Toir,  dirent  que  le  premier  homme  y  fut  exilé,  et  que  Dieu, 
dans  sa  miséricorde,  le  consolait  par  cet  Elysée  de  la  perte  du 
paradis  terrestre.  Les  premiers  navigateurs  européens,  en  reve- 
nant de  cette  ile  avec  leurs  bfttiments  ebargés  d'épiées  et  de 
denrées  précieuses,  racontaient  qu'an  loin  la  brise  de  met  était 
parfumée  par  les  arômes  de  Ceylan.  D*âge  en  Age^  cette  région 
a  conservé  tout  son  prestige,  et  nous  apparaît  comme  la  plus 
belle  image  de  la  nature  indienne  dans  son  plus  large  dévelop- 
pement. L'humidité  résultant  des  vapeurs  de  Tocéan  Indien,  de 
U  baie  de  Bengale,  et  la  chaleur  intense  de  l'atmosphère,  pro- 
duisent sur  le  sol  de  Ceylan  une  végétation  si  riche,  si  abon- 
dante, que  rimagination  ne  peut  rien  concevoir  en  ce  genre 
de  plus  merveilleux.  Chaque  plaine  est  émaillée  de  verdure  ; 
des  forêts  dont  la  fraîcheur  ne  se  flétrit  jamais  couvrent  les 
montagnes  et  les  vallées  ;  des  fleurs  d'un  éclat  éblouissant  s'é- 
panouissent de  toutes  parts,  et  de  légères  plantes  grimpantes  qui 
s'enracinent  dans  les  rocs  couronnent  et  festonnent  la  pente 
des  précipices. 

En  Europe,  la  multiplicité  de  certaines  espèces  d'arbres  donne 
aux  forêts  une  couleur  uniforme;  à  Ceylan,  au  contraire,  les 
forêts  nous  offrent  une  étonnante  variété  de  feuillages  et  de 
teintes  brillantes.  Les  montagnes,  surtout  celles  de  Test  et  du 
sud,  s'élèvent  presque  perpendiculairement  à  des  hauteurs  pro- 
di^euses  ;  les  rivières  serpentent  comme  des  fils  d'argent  à  tra- 
versa verdure  des  bois,  et  au  loin  encore  on  distingue  leur  cours 
i  la  lumière  qui  se  reflète  dans  leurs  flots  limpides. 

Grâce  à  la  configuration  physique  et  à  la  position  de  Ceylan 
au  sein  de  la  mer,  ses  habitants  jouissent  d'un  climat  bien  plus 
agréable  que  celui  de  la  péninsule  indienne.  Ils  n'ont  point  à 
subir  les  extrêmes  chaleurs  et  les  extrêmes  froids  auxquels  est 
exposé  le  continent  indien,  et  ils  sont  plus  régulièrement  favo- 
risés par  les  moussons  qui  soufflent  sur  l'océan  Indien  et  la 
baie  da  Bengale. 

Les  ouragans  et  les  typhons  éclatent  rarement  dans  cette  lie 
privilégiée.  Le  thermomètre  y  varie  peu  et  n'y  indique  jamais 


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320  REVUE  BRITANNIQUE.  ^ 

une  chaleur  insupportable.  Terme  moyen,  la  température 
ne  s'élève  pas  à  plus  de  80  degrés,  quelquefois  à  86  ^.  Mais  il 
n'est  pas  une  heure  de  la  journée  oii  Ton  ne  puisse  sans  dan- 
ger affronter  les  rayons  du  soleil,  et,  h  part  les  mois  de  mars  et 
d'avril,  il  n'est  pas  une  saison  où  un  exercice  modéré  ne  soit 
facile  et  agréable. 

La  mobilité  des  vents,  l'incertitude  des  saisons,  que  l'on  re- 
marque si  souvent  dans  les  contrées  septentrionales,  sont  égale- 
ment inconnues  à  Ceylan.  Ici,  on  peut  dire  exactement  d'avance, 
sauf  quelques  rares  exceptions,  le  caractère  atmosphérique  de 
chaque  mois.  Il  ne  s'opère  dans  Tannée  que  deux  grands 
changements;  mais  constamment  sur  cette  terre  féconde  on 
sème  et  on  récolte.  Sur  les  mêmes  rameaux,  le  fruit  mûr  appa- 
raît à  côté  du  bourgeon  entr'ouvert  ;  chaque  plante  a  pourtant 
son  époque  particulière  de  production,  chaque  mois  sa  flore 
distincte.  Les  feuilles  des  arbres  ne  se  flétrissent  point  en  au- 
tomne comme  dans  les  forêts  d'Europe,  mais  à  côté  des  ancien- 
nes feuilles,  qui  conservent  leur  verdeur,  surgissent  de  nouvelles 
feuilles  d'une  teinte  plus  fraîche,  et  à  l'extrémité  des  branches 
d'arbres  se  développent  des  touffes  d'un  jaune  pftie,  ou  d'une 
couleur  de  pourpre,  qui  de  loin  ressemblent  à  des  bouquets  de 
fleurs. 

Jusqu'à  présent  la  botanique  de  Ceylan  n'a  pas  encore  été  com- 
plètement étudiée.  En  1747,  Linné  prépara  sa  Flora  Zeylanica, 
d'après  les  spécimens  recueillis  par  Hermann,  et  qui  font  aujour- 
d'hui partie  de  l'herbier  du  British  Muséum,  Plusieurs  natura- 
listes ont  successivement  exploré  cette  féconde  région.  Cependant 
Moor  est  le  seul  qui  ait  publié  un  catalogue  des  plantes  de  Cey- 
lan ,  et  ce  catalogue  est  imparfait.  Le  docteur  Gardner  avait 
commencé  sur  un  vaste  plan  une  Flore  eingalaise  ;  la  mort  Fa 
surpris  au  milieu  de  son  travail. 

C'est  surtout  sur  la  côte  occidentale  de  l'île  que  la  végétation 
est  luxuriante.  La  côte  orientale,  exposée  aux  vents  chauds, 
semble  comparativement  sèche  et  aride.  La  végétation  du  lit- 
toral de  la  mer  est  à  peu  près  celle  qu'on  retrouve  dans  tout 

*  Diaprés  le  thermomètre  de  Fahrenheit,  ce  qui  fait  82  an  thermomètre 
Réaiunur. 


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LES  CXmiOSITÉS   NATURELLES  DE  GETLAN.  321 

Tarchipel  indien.  A  quelque  distance  de  la  plage  s'élèvent  les 
groupes  des  sonneratiay  avicennia,  heritiera,  pandanus.  Ce  der- 
nier arbuste  a  la  tige  semblable  à  celle  du  palmier  nain  ;  ses 
feuilles  montent  en  spirale,  et  forment  à  sa  sommité  une  cou- 
ronne à  laquelle  sont  suspendues  les  grappes  d'un  fruit  jaune 
pareil  à  l'ananas,  mais  qu'on  ne  peut  manger. 

Plus  loin,  les  plaines  de  sable  sont  couvertes  de  jungles  épi- 
neuses et  d'autres  plantes  du  même  genre  que  celles  de  la  côte 
deCoromandel.  fly  a  là  diverses  espèces  d'acacias,  entre  autres 
le  cassia  fistula  et  le  salvadora  persica  de  l'Ecriture  sainte,  qui 
d'ici  s'étend  jusqu'en  Palestine. 

A  mesure  qu'on  s'avance  vers  le  sud,  sur  la  côte  occidentale, 
les  acacias  disparaissent,  et  la  profusion  de  la  végétation,  la 
hauteur  des  arbres,  la  teinte  foncée  du  feuillage  attestent  l'in- 
fluenee  de  l'humidité  produite  par  les  plaines  et  les  rivières. 
Là,  dans  les  forêts,  brillent  les  ixoras,  les  erythrinas^  les  buteas, 
les  UbiseuSy  et  une  quantité  d'arbustes  fleuris.  Les  graines  du 
eannellier,  transportées  des  jardins  par  les  oiseaux,  germent  sur 
le  sol  sablonneux,  et  diversifient  les  bois  par  leurs  feuilles  lus- 
trées et  leurs  rejetons  délicatement  colorés.  Ces  arbres  s'élèvent 
généralement  sur  les  collines  à  une  hauteur  considérable.  Au 
temps  où  les  Hollandais  étaient  les  maîtres  de  l'île,  les  souve- 
rains indigènes  leur  livraient  annuellement  une  certaine  quan- 
tité de  cannelle.  A  la  môme  époque,  les  Hollandais  faisaient  un 
commerce  considérable  des  rameaux  de  poivre  qui  festonnent 
les  forêts. 

Sur  cette  côte  occidentale,  des  plantes  légères,  des  convolvu- 
h»,  des  ipomacus  s'enlacent  aux  tiges  des  grands  arbres  ;  les 
racines  de  ces  arbres  sont  couvertes  de  fongus  de  difl'érentes 
couleurs,  et  à  l'angle  de  leurs  rameaux  pendent  les  fleurs  des 
orchidées.  Là  aussi  le  passant  s'arrête  près  du  népenlhès,  et 
cherche  à  deviner  par  quel  curieux  mécanisme  cette  plante  . 
distille  un  fluide  considérable  dans  la  coupe  qui  s'arrondit 
à  Textrémité  de  ses  feuilles. 

Dans  les  districts  orientaux  de  Ceylan  la  végétation  des  col- 
lines a  été  soigneusement  explorée.  A  quelques  milliers  de 
pieds  au-dessus  de  la  plaine,  les  plantations  aux  larges  feuilles 
s'enracinent  dans  les  rocs,  et  les  gracieaix  bambous  portent 

R»  SÉRIE.  —  TOME   I.  21 

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m 


KÊVtJE    8RltAl»NIQUE. 


ddn^  lëfe  ttirs  leurs  légers  panaches,  pareils  à  des  plumes  d'at 
trtiche.  Là  aussi  les  pêchers  ^  les  cerisiers  et  d'aultes  arbn 
fruitiers  dé  TEtUrdpë  croisserlt  sans  clilture  ;  itoaîs,  là  dhalèut  d 
clinlat  leur  ènletant  le  repos  de  l'hivet,  léUrs  frdits  nemûrisseï 
pas.  Dans  ce  métne  district,  quelques  propriétaires otit  entrepr 
de  cultiver  le  thé  et  y  ont  patfaitetrieiit  réussi,  tuaiè  on  ignoi 
encore  à  Cëylan  Tart  de  récolter  et  de  pi^épater  les  feuilles  de  c 
arbuste,  et,  jusqu'à  ce  qU'oii  puisse  y  ëtnplôyer  un  assez  grar 
nombre  d'ouvriers  chinois,  cette  cultute  Ue  poUri^a  plretidre  ur 
gtande  extensiori. 

A  six  mille  cinq  cents  pieds  aU-dessus  dU  niveau  de  la  me 
près  du  plateau  dé  Nenerâ-Ellia,  lesdlmerisions  defe  arbres  dira 
nuent  et  aUtoutde  leUts  tiges  s'ëtehdebt  defe  plantes  herbabée 
entré  àuttés  les  acanihetiÈ,  dont  lei  graines  sont  la  tiourritui 
favorite  de  l'diseaU  des  jungles.  Des  crevasses  hutoides  du  S( 
surgit  une  foUgèrô  [ahbphila  giffnntea);  qui  balance  à  tin( 
pieds  de  hauteur  sa  dimë  empanachée. 

A  la  sommité  de  Ces  plateaux  est  le  thododendroh,  non  poii 
utt  frêle  arbuste,  tel  que  fcelui  des  toontagUes  de  TEutope,  ffia 
un  arbre  élevé,  puissant  et  couvert  d'un  amas  de  fleurs  écai 
lates.  Sur  te  inètné  terrain,  on  voit  aussi  des  michedas  que  To 
peut  compater  aux  magnolias  de  l'Amérique  du  Nord^  d( 
tnyttes  et  des  gordouias  qui  ressemblent  aux  camellias. 

Le  rhododendron  est  le  plus  bel  arbre  du  pic  Adam.  Il  cro 
au  pied  même  du  temple  qui,  selon  là  tradition,  est  bâti  à  Tei 
droit  même  où  le  premier  homme  a  laissé  l'empreinte  de  so 
pied.  Il  est  des  lieux  où  s  étendent  des  forêts  entières  de  rhf 
dodendrons.  AU  temps  de  la  floraison,  les  collines  semblent  d 
loin  revêtues  d'une  couche  de  verolillon. 

Le  plus  magnifique  des  arbres  à  fleurs  de  Ceylan  est  celi 
qu'on  appelle  le  corail.  Son  nom  lui  vient  de  ses  fleurs  écarlate 
qui  parent  les  branches  avant  même  que  les  feuilles  se  dév( 
loppent.  Les  habitants  des  basses  terres  et  de  la  côte  emploie! 
cet  arbre,  qui  est  très-épineux,  pour  faire  leurs  clôtures. 

Le  merratu  a  été,  comme  le  lisoca,  le  rhododendron  et  1 
corail,  célébré  par  les  poètes.  Il  s'élève  à  une  hauteur  considé 
rable,  surtout  dans  les  terrains  humides  et  dans  lé  voislnaj 
des  rivières.  A  la  pointe  de  ses  branchefe  s'épanouissent  dei 


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LES  CURIOSITéS   NATURELLES  DE  CEYLAN.  ^28 

^nicules  de  deux  ou  trois  pieds  de  longueur,  composées  de 
fleurs  de  la  dimension  d'une  rose  et  de  différentes  nuances, 
depuis  celle  de  FœiUet  jusqu'à  celle  du  pourpre  le  plus  foncé. 

Le  lisoctt  est  cultivé  dans  quelques  jardins ,  mais  c'est  à 
Toompana  et  dans  la  vallée  de  Doombera  qu'il  se  montre  dans 
toute  sa  magnificenc64  avec  ses  gi^appes  de  fleuri  jaunes  et 
cramoisies. 

Hais  de  tous  les  atbres  celui  qui  attire  le  plus  fréquemment 
Tattention  du  voyageur  est  le  kaltvoAmbul^  d'oà  l'on  tire  un 
coton  soyeux,  dont  les  fibres  délicates  sont  trop  courtes  pour 
qu'on  puisse  le  filer,  mais  qu'on  emploie,  en  guise  de  duvet,  à 
garnir  des  divans  et  des  oreillers.  C'est  un  arbre  élancé,  revêtu 
d'épines  formidables  et  produisant  une  telle  quantité  de  fleurs 
que,  lorsqu'elles  tombent,  le  sol  est  de  tous  côtés,  sut  un  large 
espace,  semblable  à  un  tapis  de  pourpre. 

Près  des  temples  de  Boudbà)  les  prêtres  plantent  l'arbre  de  fer, 
i  cause  de  ses  fleurs  dojit  ils  parent  leur  idole.  Elles  ressemblent 
i  des  roses  blanches,  et  forment  un  singulier  contraste  avec  le^ 
boargeons  et  les  rejetons  de  cet  arbre,  qui  sont  d'un  rouge 
éclatant.  Dans  les  cérémonies  de  leur  culte,  lès  boudhistes  em- 
ploient aussi  la  fleur  du  champac,  qui  est  d'une  teinte  jaune  et 
répand  un  parfum  célèbre  dans  la  poésie  des  Hindous. 

Sur  la  pente  des  collines  s'élèvent  le  banian  et  diverses 
espèces  de  figuiers.  La  facilité  avec  laquelle  les  semences  des 
figuiers  se  développent  partout  où  il  se  trouve  assez  d'humidité 
pour  les  faire  germer  est  funeste  aux  anciens  monuments.  Les 
restes  des  pompeux  édifices  d'Anarajapoora  et  de  PoUanarrua 
sont  couverts  déplantes  touffues  et  surtout  de  figuiers.  L'un  de 
ces  arbres  offre  un  singulier  spectacle.  Il  est  né  sur  les  pierres 
dun  b&timent  en  ruine.  De  là  ses  racines  descendent  le  long 
des  murs,  comme  si  jadis  elles  avaient  été  dans  un  état  de 
fluidité;  elles  suivent  toutes  les  sinuosités  de  l'édifice  et  des- 
cendent ainsi  jusqu'à  terre.  A  cette  famille  singulière  appartient 
l'arbre  sacré  de  Boudha  {ficus  religiosa),  que  l'on  plante  près 
des  temples  et  qui  n'est  guère  moins  vénéré  que  Tidole  même  à 
laquelle  il  est  consacré.  A  Anarajapoora,  on  montre  encore  le 
figuier  qui,  selon  la  tradition,  fut  planté  deux  cent  quatre-vingt- 
huit  ans  avant  l'ère  chrétienne. 


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324 


REVUE    BRITANNIQUE. 


Si  dans  celle  infinie  variété  de  productions  de  Ceylan  il  est 
des  arbres  qui  éblouissent  les  regards  par  Téclat  de  leurs  fleurs, 
il  en  est  d'autres  qui  sont  remarquables  par  la  bizarrerie  de  leurs 
formes  ouTétrangeté  de  leurs  produits.  Tel  est  entre  autres  celui 
qu'on  appelle  le  serpent.  Ses  racines  sortant  de  terre  ressem- 
blent, par  leurs  contours  et  leurs  ondulations,  à  des  groupes  de 
serpents  enlaçant  Tun  à  Tautre  leurs  anneaux.  Telle  est  la  ster- 
culia  fetida ,  cette  plante  mensongère  dont  les  fleurs  dVne 
extrême  beauté  exhalent  une  odeur  fétide.  Dans  ces  espèces 
singulières,  nous  ne  devons  pas  omettre  de  citer  le  strychnosy 
dont  le  fruit,  semblable  à  une  petite  orange,  renferme  dans  une 
substance  pulpeuse  les  graines  connues  dans  le  commerce  sous 
le  nom  de  noix  vomique.  Le  strychnos  se  trouve  principalement 
sur  les  côtes  occidentales.  C'est  un  fait  assez  connu  qu'il  existe 
deux  plantes  de  ce  genre,  dont  Tune  produit  des  graines 
înoffensives  et  l'autre  un  formidable  poison. 

Dans  toutes  les  parties  de  l'île,  toutes  les  forêts  sont  inondées 
de  plantes  grimpantes  d'une  variété  de  couleurs  inconcevable. 
Aux  branches  de  chaque  arbuste  sont  suspendusdes  convolvulus 
en  si  grande  quantité  que  souvent  ils  cachent  sous  leur  rideau 
de  verdure  la  tige  qui  leur  sert  de  soutien.  Parmi  ces  plantes, 
dont  les  botanistes  n'ont  point  encore  énuméré  toutes  les  espèces, 
on  remarque  à  son  rapide  élancement  la  vigne  à  tige  carrée,  qui 
monte  jusqu'aux  cimes  les  plus  élevées  et  de  là  retombe  en 
faisceaux  fantastiques.  Lorsqu'elle  est  fraîchement  coupée,  elle 
produit  un  suc  abondant  très -recherché  par  les  éléphants. 

Mais  c'est  surtout  autour  des  grands  arbres  que  ces  plantes 
grimpantes  se  montrent  dans  toute  leur  force  et  toute  leur 
beauté.  Il  en  est  dont  le  diamètre  surpasse  celui  de  la  ceinture 
d'un  homme.  Elles  enlacent  un  tronc  vigoureux,  s'élèvent  jusqu'à 
sa  sommité,  puis  de  là  redescendent  vers  le  sol  en  festons  mons- 
trueux, saisissent  successivement  les  autres  produits  et  finissent 
par  former  un  réseau  vivant  pareil  aux  cordages  d'un  bâtiment 
de  guerre.  Lorsque  les  arbres  sur  lesquels  est  suspendue  cette 
Irame  puissante  s'écroulent  sous  son  poids  ou  meurent  de  vé- 
tusté, les  lianes  vivaces  n'en  continuent  pas  moins  leur  éton- 
nante progression.  Leurs  vrilles  naissantes  sont  portées  de  côté 
iii  d'autre  par  les  vents,  et,  dès  qu'elles  ont  acquis  quelque  force, 


i. 


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LES  CURIOSITÉS   NATURELLES  DE   CEYLAN.  325 

elles  se  cramponnent  au  rameau  sur  lequel  elles  ont  été  jetées 
et  Tadjoignent  à  Vinterminable  tissu. 

Les  bûcherons  de  Ceylan  employés  par  les  Européens  à  dé- 
fricher les  forêts  profitent  de  cet  enchevêtrement  des  lianes  pour 
abréger  leur  travail.  Sur  une  étendue  de  terrain  de  plusieurs 
acres,  ils  ne  coupent  les  arbres  qu'à  moitié,  et  là  où  le  sol  esi 
plus  élevé,  ils  abattent  tout  à  fait  une  rangée  des  plus  grands 
arbres.  Ceux-ci,  en  tombant,  entraînent  dans  leur  chute  tous 
ceux  qui  se  trouvent  au-dessous  et  qui  sont  liés  Tun  à  Tautre 
par  le  réseau  des  plantes  grimpantes.  En  un  instant,  un  vaste 
bois  s'écroule  ainsi  à  la  fois,  avec  un  tel  fracas,  qu'on  Tentend 
à  deax  ou  trois  milles  de  distance. 

Une  de  ces  plantes  grimpantes,  qui  a  des  dimensions  énor- 
mes, porte  des  gousses  d'un  demi-pied  de  largeur  et  de  cinq  à 
six  pieds  de  longueur,  remplies  de  haricots  bruns  si  larges,  que 
les  indigènes  en  font  des  boites  à  amadou. 

Une  autre,  moins  forte,  mais  plus  élégante,  suspend  à  la 
cime  des  arbres  gigantesques  des  flocons  de  fleurs  jaunes,  et 
quelquefois  produit  des  graines  d'une  couleur  grise  comme  le 
marbre,  et  d'une  telle  dureté,  qu'on  peut,  dit-on,  en  faire  jaillir 
des  étincelles  comme  avec  le  silex. 

Une  autre  encore  a  une  puissance  de  vitalité  qui  égale,  si  elle 
ne  la  surpasse  pas,  celle  du  banian.  On  la  cultive  à  Ceylan,  car  elle 
a  aussi  une  vertu  médicinale.  Lorsqu'elle  a  environ  un*  demi- 
pouce  de  diamètre,  les  indigènes  la  coupent  à  sa  base,  et  en 
détachent  un  morceau  de  vingt  ou  trente  pieds  de  longueur.  Sa 
tige  ainsi  mutilée  reste  suspendue  aux  branches  de  l'arbre 
qu'elle  a  enlacé,  et  alors  on  en  voit  sortir  peu  à  peu  de  petites 
racines  pareilles  à  des  fils  qui  se  développent,  se  fortifient,  re- 
descendent dans  le  sol  et  y  enfantent  une  nouvelle  tige  qui  sera 
également  coupée  et  renaîtra  comme  la  première.  Telle  est  sa 
force  de  reproduction  que,  lorsque  les  Cingalais  veulent  la 
multiplier,  ils  enroulent  cinq  ou  six  brasses  de  cette  liane,  la 
jettent  sur  un  rameau  d'arbre,  et  de  là  bientôt  elle  pousse  jus- 
que dans  la  terre  ses  vivaces  racines. 

Hors  des  forêts,  s'étendent  d'autres  plantes  d'une  étonnante 
vigueur.  Tels  sont,  par  exemple,  les  rotins.  «  J'en  ai  vu  un,  dit 
sir  Emerson,  qui  n'avait  pas  moins  de  deux  cent  cinquante  pieds 

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326  REVUE  B&ITANNIQGE. 

de  longueur  sur  un  pquce  de  diamàtre,  sans  une  seule  irrég 
larité,  et  sans  autre  feuillage  que  eelui  qui  flottait  comme  d 
plutues  à  son  extrémité,  j^ 

Ces  plantes  si  vivaces  ont  une  telle  fosee,  que  les  Cingals 
les  emploient  à  construire  des  ponts  sur  les  cours  deau  et  1 
ravins.  Dans  les  collines  de  Kosmatias,  au-dessous  d'un  torre 
qui,  de  roc  en  roc,  tombe  d'une  hauteur  de  cent  pieds,  on  vc 
un  de  ces  ponts  établi  avec  toute  la  précision  d'un  travail  d'i 
génieurs.  Il  s'appuie  sur  des  lianes  dont  les  extrémités  sont  lié 
aux  deux  côtés  du  ravin  à  des  arbres  yivants.  Au  moindre  mo 
vemerit,  ce  pont  aérien  tremble  et  se  balance  comme  s'il  alh 
s'écrouler.  Cependant  les  coolies  le  traversent  sans  crainte  avi 
de  lourds  fardeaux,  et  les  Européens  en  viennent  aussi  à 
franchir  à  cheval. 

Il  est  une  autre  espèce  d'arbre  q^i  n'étonnera  guère  moii 
les  regards  de  l'étranger.  Ce  sont  ceux  dont  la  tige  est  défendi 
conlre  les  atteintes  du  bétail  par  des  épines  qui,  dans  les  jungle 
onÈ  une  force  surprenante.  Telle  est  entre  autres  la  caryoiahiy 
rida^  qui  s'élève  jusqu  à  cinquante  pieds  de  hauteur,  et  qui, 
six  ou  huit  pieds  au-dessus  du  sol,  porte  uqe  nrmure  d'épaiss 
épines  d'un  pouce  de  longueur. 

Une  plante  grimpante,  la  kuda  miris,  est  revêtue  denœu^ 
épiiis  d'où  jaillissent  des  pointes  aiguës  comme  le  bec  d'u 
épervier.  Depuis  un  temps  immémorial,  les  Cingalais  emploie! 
hîs  arbres  épineux  de  leurs  forêts  à  se  faire  des  barrières  cont 
leurs  ennemis.  Le  Mahawanso  rapporte  que,  dans  les  guern 
civiles  du  douzième  siècle,  les  habitants  des  districts  méridic 
nam  de  Ceylap  se  retranchaient  derrière  des  fossés  où  ils  aràa 
saient  ces  arbres.  A  une  époque  antérieure,  le  chef  d'une  trou[ 
hoslilo  se  trouva  arrêté,  devant  une  ville  qu'il  voulait  attaque 
par  un  triple  rempart  d'épines,  où  il  n'y  avait  qu'une  issue  d'u 
difficile  accès. 

Au  temps  où  le  royaume  de  Kandy  subsistait  encore  dans  so 
indépendance,  avant  la  conquête  des  Anglais,  les  forêts  de  s( 
frontières  étaient  défendues  par  une  enceinte  de  lianes  et  d 
palmier$  épineux  où,  çà  et  là,  s'ouvraient  quelques  portes  me 
biles  composées  des  mêmes  faisceau]^  d'aiguillons  redoutables 

Daq^  le  voi^inagQ  de  JTaiïna  est  un  arbuste  dont  les  branche 


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LES  CURIOSITES  HATUREtl.^  DE  CETLAN.  327 

noires  sont,  à  chaque  jointure»  garnies  d'une  paire  d'épine$  éva- 
sées comme  les  cornes  d'un  bœuf,  plus  épaisses  à  leur  base  que 
la  tige  même  de  Tarbuate,  et  plus  pointues  i  leur  extrémité 
qa*une  aiguille. 

Vacacia  tomeniosa  est  de  la  môme  espèce.  Par  ses  lances  ai- 
guës, il  arrête  la  marcbe  même  de  Téléphaqt  et  de^  animaux 
les  plus  vigoureux. 

H^s  voici  une  autre  légion  d'arbres  dont  les  voyageurs  ad- 
mirent la  beauté,  ce  sont  les  palmiers.  On  n'en  compte  pas  moins 
de  six  cents  espèces,  dont  dix  ou  douze  ne  se  trouvent  qu'^ 
Cejlan.  L'un  des  plus  connus  est  le  cocotipr,  dont  la  tige,  les 
feuilles,  les  fruits  servent  à  des  usages  journaliers.  Avec  les 
fouilles  de  cet  arbre  providentiel,  les  Cingalais  font  des  nettes, 
des  corbeilles,  et  quelqnefois  ils  les  donnent  en  pAtqre  à  leurs 
bestiaux,  ou  les  brûlent  dans  leurs  foyers,  ou  les  emploient  en 
guise  d'engrais  dans  leurs  jardins.  Avec  les  tiges  ils  font  des 
clôtures  à  leurs  champs  et  divers  ustensiles  de  ménage.  De  l'es- 
pèce de  chou  qui  surmonte  ce  palmier  ils  font  des  conserves  ; 
de  son  suc,  du  vinaigre  et  du  sucre,  et  de  l'arak  distillé  ;  de  la 
ooix  fraîche,  ils  tirent  un  lait  onctueux  ;  de  son  huile^  un  re- 
mède contre  les  rhumatismes,  une  graisse  pour  oindre  les  che- 
veux et  pour  fabriquer  du  savon  et  des  bougies  ;  le  résidu  de 
ceUe  huile  sert  à  la  nourriture  des  volailles.  De  la  coquille  de  la 
noix,  ils  font  des  coupes,  des  bouteilles,  des  manches  de  cou- 
teaux, de  la  poudre  pour  les  dents,  et  divers  autres  ingrédients. 
Les  fibres  qui  enveloppent  cette  coquille  sont  employées  h  garnir 
des  matelas  et  des  coussins,  ou  à  façonner  des  cibles,  des  filets 
de  pêche  et  des  brosses.  Enfin,  avec  le  tronc  de  l'arbre  on  fait 
des  auges,  des  bateaux,  des  pièces  de  bois  de  construction,  ou 
du  combustible. 

Le  plus  merveilleux  des  arbres  de  cette  tribu  des  palmiers  est 
le  lalpat  ou  talipat.  Il  s'élève  quelquefois  à  cent  pieds  de  hau- 
teur, et  chacune  de  ses  feuilles,  semblable  à  un  éventail,  forme 
UQ  demi-cercle  de  seize  pieds  de  diamètre.  Cet  arbre  sans  pareil 
ne  fleurit  qu'une  fois  et  meurt.  Les  Cingalais  se  servent  do  ses 
feuilles  gigantesques  pour  couvrir  leurs  maisons,  ou  pour  façon- 
ner des  tentes  faciles  à  porter.  Dans  les  grandes  cérémonies, 
chaque  digoitftire  est  suivi  d'un  homme  qui  lui  tient  sur  la  tète 


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328  REVUE     BRITANNIQUE. 

un  éventail  formé  d'une  seule  feuille  de  talipat.  Mais  ce  qui  est 
plus  intéressant,  c'est  que  les  Cingalais  font  avec  ces  mêmes 
feuilles  leur  papier.  Ils  les  cueillent  dans  leur  première  crois- 
sance, et,  après  en  avoir  détaché  les  côtes  centrales,  ils  lés  cou- 
pent par  bandelettes,  puis  les  font  bouillir  dans  l'eau.  Ensuite, 
ils  les  font  sécher,  d'abord  à  l'ombre,  puis  au  soleil,  et  en  for- 
ment des  rouleaux  qu'ils  gardent  en  magasin,  ou  envoient  au 
marché.  Cependant,  avant  qu'on  puisse  se  servir  de  ce  papyrus 
pour  écrire,  il  doit  être  lissé.  C'est  une  opération  qui  se  fait  de 
la  manière  la  plus  simple,  au  moyen  d'un  rouleau,  et  dans  la- 
quelle excellent  certaines  communautés  religieuses. 

Le  palmier  jaggery  est  cultivé  sur  les  collines  de  Kandy,  à 
cause  de  son  suc  que  l'on  fait  bouillir  et  cristalliser,  et  qui  donne 
un  sucre  brun  employé  généralement  par  les  habitants  du  sud 
et  de  l'ouest  de  Ceylan.  De  la  moelle  de  cet  arbre  on  extrait  une 
farine  qui  vaut  presque  celle  du  sagou  ;  de  la  fibre  noire  de 
ses  feuilles  on  fait  des  cordages  à  la  fois  très-souples  et  très- 
fermes. 

Sir  Emerson  dit  qu'on  lui  a  cité  une  famille  qui  vivait  uni- 
quement du  produit  de  ce  précieux  palmier.  Les  pauvres  prolé- 
taires d'Europe,  que  n'onl-ils  ainsi  un  arbre  qui  suffirait  à  leurs 
besoins  ! 

Le  palmier  arec  décore  tousl  es  jardins  des  indigènes.  De  tous 
les  palmiers,  c'est  le  plus  gracieux  et  le  plus  délicat. Sa  tige  polie 
et  d'une  teinte  grise  s'élève  jusqu'à  quarante  ou  cinquante  pieds 
de  hauteur  sans  la  moindre  inégalité.  A  sa  cime,  elle  est  couron- 
née d'un  faisceau  de  feuilles  légères  qui  renferme  les  noix  astrin- 
gentes dont  nous  avons  dit  l'usage  dans  un  article  précédent. 

Après  avoir  énuméré  ces  diverses  plantes  de  Ceylan,  nous  ne 
pouvons  omettre  de  mentionner  ses  bois  de  construction.  On 
n'en  compte  pas  moins  de  quatre-vingt-dix  espèces,  en  tête  des- 
quelles il  faut  citer  \ejak,  qui  non-seulement  est  utilement  em- 
ployé par  le  charpentier  et  le  menuisier,  mais  qui,  en  outre, 
porte  des  fruits  nutritifs,  des  fruits  énormes,  qui  ne  pèsent  pas 
moins  de  cinquante  livres. 

Le  del,  qui  a  quelque  analogie  avec  le  tilleul,  est  aussi  un 
très-bon  bois  de  charpente.  Les  indigènes  aiment  à  s'en  servir 
pour  faire  la  coque  de  leurs  bateaux,  car  ils  croient  que  ce  bois 


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LES  CURIOSITÉS  NATURELLES  DE   CEYLAN.  329 

résiste  à  la  morsure  des  insectes  aquatiques,  et  qu'en  outre  il 
renferme  une  sorte  de  fluide  onctueux  qui  préserve  le  fer  de  la 
rouille. 

L'un  des  premiers  bois  de  Ceylan  par  sa  grandeur  et  sa  durée 
est  celui  qu'on  appelle  6ot5  de  satin.  Il  croit  jusqu'à  cent  pieds 
de  hauteur,  et  porte  de  petites  feuilles  jaunes,  et  des  feuilles 
lisses  qui  exhalent  une  odeur  assez  désagréable.  Ce  bois,  veiné 
et  richement  coloré,  est  très-recherché  pour  les  ouvrages  de 
menuiserie  et  d'ébénisterie. 

Un  autre  arbre,  très-commun  à  Geylan  et  très-utile,  est  le 
suria .  On  le  plante  dans  les  rues  et  le  long  des  chemins .  Il  plait  par 
Tombre  qu'il  projette  autour  de  lui,  par  ses  belles  fleurs  jaunes, 
et  c'est  surtout  avec  ce  bois  très-dur  que  l'on  fait  des  affûts  de 
canon  et  des  timons  de  voiture. 

Les  forêts  de  l'est  fournissent  aux  habitants  de  Ceylan  les 
meilleurs  bois  de  menuiserie  et  de  luxe,  entre  autres,  l'ébène, 
qui  surpasse  tous  ceux  des  autres  pays  par  l'intensité  de  sa  cou- 
leur. C'est  au  centre  de  sa  tige  qu'il  est  le  plus  noir.  Il  y  a  une 
très-belle  variété  de  cet  arbre  qu'on  appelle  le  cadooberia,  tout 
aussi  dur  que  l'ébène,  mais  moins  noir  et  moucheté  de  raies 
jaunes,  brunes  et  rouges. 

Un  autre  arbre  encore  qui  est  fort  estimé  est  le  caïamander. 
Il  ressemble  un  peu  au  bois  de  rose,  mais  il  est  bien  plus  beau 
et  plus  durable.  Par  malheur,  les  Hollandais,  puis  les  Anglais, 
en  ont  fait  de  telles  coupes,  sans  se  donner  la  peine  de  les  re- 
planter, qu'à  présent  ce  bois  est  devenu  assez  rare,  et  qu'on  n'en 
trouve  plus  que  des  tiges  menues  dont  on  ne  peut  faire  que  des 
cannes. 

Sur  ces  plages  maritimes,  sur  ces  collines,  dans  ces  vallées, 
dont  nous  venons  d'indiquer  la  puissante  végétation ,  quelle  vaste 
étude  encore  à  faire  I  quel  spectacle  que  celui  de  la  vie  animale  1 
combien  d'insectes,  d'oiseaux,  de  quadrupèdes,  qui  ne  se  trou- 
vent que  dans  cette  lie  féconde  de  Ceylan  1  Plusieurs  espèces 
ne  sont  pas  même  encore  parfaitement  connues  des  natura- 


À  l'exception  des  mammifères  et  des  oiseaux,  la  faune  de 
Ceylan,  dit  sir  Emerson,  n'a  pas  obtenu  l'attention  systématique 
i  laquelle  sa  richesse  et  sa  variété  lui  donnent  si  amplement 


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330  REVUE    BRITANNIQUE. 

droit.  Les  Ciogalais,  9vec  leur  tempérament  indolent,  ne  s'oc- 
cupent guàre  des  opérations  de  la  nature;  de  plus,  ils  sont  dé- 
tournés des  observations  précises  de  l'histoire  naturelle  par  leurs 
lois  religieuses  qui  leur  Refendent  d'attenter  à  I4  vie  de  cer- 
tains animaux.  Les  colons  européens,  absorbés  par  leurs  entre- 
prises agricoles  ou  commerciales,  ne  peuvent  guère  non  plus  se 
livrer  à  ces  recherches  scientifiques,  et  les  employés  du  gouver- 
nement, qui  par  leur  position,  par  leur  influence,  pourraient 
aisément  faire  ces  investigations,  n'en  ont  pas  encore  compris 
riiïiportance. 

Ht.  Davy  qui,  de  1816  à  1820,  résida  àCeylan  en  qualité  de 
médecin  de  Tarmée,  a  le  premier  donné  Timpiilsion  à  de  sé- 
rieuses études  d'histoire  naturelle.  A  son  exemple  et  à  son  in- 
stigation, plusieurs  chirurgiens  se  mirent  à  faire  des  collections. 
Parmi  eux,  nous  devons  citer  le  docteur  Kinnès,  qui  se  distingua 
par  I^  persévérance  de  son  labeur,  et  le  docteur  Tympleton  qui, 
pour  donner  plus  d'étendue  ^  son  œuvre,  entra  en  relations  avec 
M.  Blyth,  le  savant  (directeur  du  musée  de  Calcutta. 

Les  oiseaux  et  les  animaux  vertébrés  de  l'île  furent  alors  com- 
parés avec  eaux  de  la  péninsule,  et  par  là  on  en  vint  à  acquérir 
une  notion  plus  exacte  de  ce  qui  tenait  essentiellement  à  Ceyian. 

Les  mammifères,  les  oiseaux,  les  reptiles,  ont  été  pour  la 
première  fois  scientifiquement  décrits  dans  l'ouvrage  publié  par 
M.  le  docteur  Kelaart.  La  conchyliologie  a  été  spécialement  exa- 
minée  par  M.  Layard.  Les  zoopbytes  et  les  crustacés  ont  fixé 
principalement  l'attention  de  H.  le  docteur  Harvey,  qui  visita 
Ceylan  en  1852,  et  de  M.  Schmarda,  de  l'université  de  Prague. 

En  continuant  ces  travaux,  on  en  viendra  prochainement 
peut-être  à  faire  une  complète  zpqlogie  de  Ceylan.  Péjà  sir  Emer- 
son nous  donne  de  très-intéressants  détails  sur  divers  animaux 
do  cette  contrée. 

Il  y  a  là  deux  espèces  de  siqges  assez  cuirieuses  :  les  wamie- 
roasj  qui  ont  à  peu  près  la  grosseur  des  épagneuls,  le  poil 
gris,  la  face  nqipe  encadrée  dans  pne  longue  barbe  blancl^e,  et 
les  rilawas,  à  la  face  blanche  sans  barbe,  et  la  tête  surmontée 
d  une  touffe  de  ppUs.  Le^  premiers  ne  coipmettent  point  de 
grands  méfaits.  Us  s^e  tiennent  dans  les  bois,  se  nourrissent  de 
ft^uillets  ^\  d^  l)ourgeons.  Mais  lorsqu'ils;  sqnt  captif^,  il^  ref|i|§eqt 


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LES  CUKIOSITÉS   NATURELLES  DE    CETLAN.  331 

tout  aUment.  Les  autres  ravagent  les  champs  àe  céréales,  et  pé* 
nètTBDt  même  jusque  dans  les  jardins  pour  ep  ronger  les  fruits. 

Uo  autre  singulier  quadrumane  de  Plie  est  le  petit  lori,  que 
Ton  a  surnommé  le  paresseux  de  Cejilan,  à  cause  de  la  lenteur 
de  ses  mouvements,  de  ses  habitudes  nocturnes  et  de  son  inac- 
tion dans  le  jour.  Il  se  nourrit  principalement  de  végétaux, 
mais  il  est  aussi  très-friand  de  fourmis  et  d'autres  insectes,  et 
ne  dédaigne  pas  la  volaille.  Les  Cingalais  disent  que  la  nuit  U 
tue  les  paons  pour  se  régaler  de  leur  cervelle.  Pendant  le  jour, 
il  sommeille  dans  les  plus  bizarres  positions. 

En  même  temps  que  le  lori,  les  chauves-souris  sortent  de  leur 
repaire  pour  se  mettre  k  la  poursuite  de  leur  proie.  Elles  n'ont 
point  la  couleur  terne  des  chauves-sopris  d'Europe,  il  en  est 
qui  offrent  aux  regards  des  teintes  jaunes  et  cramoisies  aussi 
brillantes  que  le  plumage  des  oiseaux.  La  plus  repiarquable  est 
la  roussette,  que  les  Européens  appellent  le  renard  volant.  Ses 
ailes  ont  une  envergure  de  trois  à  quatre  et  même  jusqu'à  cinq 
pieds.  Elle  ne  se  nourrit  guère  que  de  fruits  et  de  céréales.  A 
Tépoque  où  l'on  distille  l'alcool  des  noix  de  coco,  elle  est  attirée 
par  l'odeur  des  alambics  et  souvent  donne  des  signes  d'ébriété. 
Dans  le  jour,  elle  se  suspend  par  ses  griffes  de  derrière  aux  plus 
hautes  branches  d^un  arbre,  et  reste  ainsi  immobile,  la  tète  en-r 
veloppée  dans  les  membranes  de  ses  pattes  de  devant  comme 
dans  un  manteau. 

Parmi  les  animaux  carnivores  deCeyIan,  le  plus  redouté  n'est 
point  le  léopard,  malgré  sa  force  musculaire  et  Timpétuosité 
avec  laquelle  il  se  précipite  sur  sa  victime.  La  nuit,  il  rôde  dans 
les  bois  Qu  autour  des  pâturages,  et  malheur  au  pauvre  cerf 
sur  lequel  il  s'élance.  Mais  il  n'attaque  point  volontairement 
rhomme,  et  parfois  même  on  Ta  vu  se  retirer  devant  celui  qui 
osait  le  regarder  résolument. 

L'ours  est  plus  fort,  plus  sanguinaire  et  plus  terrible.  Il  ha- 
bite dans  les  profondeurs  des  forêts  ;  mais  la  faim,  la  soif  l'o-* 
bligent  souvent  à  sortir  de  sa  retraite.  Quelquefois  même  l'odeur 
d'une  fourmilière  ou  d'une  ruche  de  miel  suffit  pour  l'attirer 
près  des  habitations.  En  1850,  dans  le  district  de  Oaretchy,  les 
femmes  n'osaient  plus  se  rendre  aux  fontaines;  ^qe  violente 
sécheresse  avait  fait  sortir  les  ours  de  leurs  tanières,  et  très- 


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REVUE    BRITANNIQUE. 


souvent  au  fond  d'une  citerne  à  demi  tarie  on  trouvait  un  de 
ces  lourds  quadrupèdes  qui,  s'étant  précipité  dans  cette  cavité 
pour  apaiser  sa  soif,  ne  pouvait  plus  en  sortir.  De  même  que 
le  léopard ,  il  n'attaque  guère  l'homme  sans  être  provoqué. 
Hais  alors  ses  attaques  sont  si  furieuses  qu'il  est  à  peu  près  im- 
possible d  y  résister.  Aussi,  de  tous  les  animaux  dont  il  peut 
craindre  la  rencontre,  c'est  celui-ci  dont  le  Cingalais  est  le  plus 
épouvanté. 

Chose  singulière  !  sur  ces  plages  maritimes,  sur  ces  collines, 
dans  ces  vallées  que  la  nature  a  dotées  à  profusion  de  tant  de 
fleurs  éblouissantes,  de  tant  de  plantes  fécondes,  de  tant  d'ar- 
bres magnifiques,  les  oiseaux  sont,  sous  certains  rapports,  in- 
férieurs à  ceux  de  quelques  autres  contrées.  Ils  n'ont  point  un 
aussi  éclatant  plumage  que  ceux  de  l'Amérique  du  Nord,  ni  des 
chants  aussi  prolongés  que  ceux  de  nos  pays  d'Europe  ;  mais 
leur  forme  est  en  général  très-gracieuse,  et  s'ils  ne  font  pas  en- 
tendre les  vives  et  brillantes  roulades  de  nos  rossignols,  leur  voix 
a  des  vibrations  mélodieuses  et  touchantes.  Il  en  est  un,  qu^on 
appelle  neela-cobeya,  qui  est  remarquable  entre  tous  par  la  dou- 
ceur pénétrante  de  sa  voix.  On  dit  que  cette  voix  produit  un  tel 
effet  sur  ceux  qui  l'écoutent  dans  la  solitude  des  bois,  qu'elle 
apaise  dans  les  cœurs  les  plus  ulcérés  le  souvenir  d'une  injure 
et  le  désir  de  la  vengeance.  Que  n'avons-nous  en  nos  temps  de 
dissensions  particulières,  ou  de  passions  politiques,  que  n'a- 
vons-nous en  France  de  tels  oiseaux  pour  nous  ramener  si  dou- 
cement à  la  morale  de  l'Evangile? 

D'autres  oiseaux  de  Ceylan  surprennent  l'étranger,  soit  par  la 
singularité  de  leurs  habitudes,  soit  par  la  richesse  de  leurs  cou- 
leurs. Tel  est  celui  qu'on  appelle  Y  oiseau  de  paradis,  et  dont 
nos  marchandes  de  modes  connaissent  bien  les  longues  plumes. 
Tel  est  l'oiseau  tailleur,  qui  coud  les  feuilles  de  son  nid,  à  Taide 
d'un  fil  de  coton  qu'il  a  lui-même  tordu,  et  l'oiseau  tisserand, 
plus  ingénieux  encore,  qui  suspend  aux  branches  d'arbre  son 
nid  tissé  avec  des  brins  de  gazon  dans  la  forme  d'une  bouteille, 
avec  un  long  goulot  et  une  ouverture  étroite  par  où  nul:  serpent 
ne  peut  s'introduire. 

Ceylan  a  aussi  ses  oiseaux-mouches  aux  teintes  chatoyantes, 
et  son  bulbul,  qui  n'est  pourtant  pas  le  galant  bulbul  des  poé- 


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LES  CURIOSITÉS   NATURELLES  DE   CETLAN.  333 

sies  persanes.  Celui-ci  est  élevé  pour  le  combat.  On  le  prend 
tout  jeune  dans  son  nid,  et  on  Texerce  successivement  àdi- 
Torses  manœuvres.  Tel  est  le  courage  de  ce  petit  animal  que» 
lorsqu'il  est  placé  en  face  d'un  antagoniste,  il  s'acharne  à  la 
lutte  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  épuisé  de  fatigue. 

Mais  si  la  tftche  de  l'ornithologue  n'est  point  aussi  étendue 
quon  pourrait  le  supposer  dans  cette  ile  splendide,  en  re- 
Tanche,  celle  de  l'entomologiste  est  très-vaste  et  très-variée. 
<  Par  la  combinaison  delà  chaleur,  de  Thumidité  et  de  la  vé- 
gétation, les  myriades  d'insectes,  dit  sir  Emerson,  sont  un  des 
traits  caractéristiques  de  Ceylan.  Dans  la  solitude  des  bois  re- 
tentit perpétuellement  un  bourdonnement  harmonieux  auquel 
se  joint  l'accent  sonore  de  la  cigale.  Le  matin,  la  rosée  étincelle 
sur  les  fils  de  l'araignée,  et  aux  premiers  rayons  du  soleil 
brillent  les  ailes  lustrées  du  dragon  voltigeant  sur  les  étangs. 
Le  sol  est  inondé  d'une  quantité  de  fourmis  qui  sortent  de  leurs 
retraites  souterraines  et  grimpent  le  long  des  arbres.  Des  co- 
léoptères dorés  se  reposent  sur  le  vert  feuillage,  tandis  que  des 
légions  d'insectes  plus  petits  flottent  dans  l'air  en  légers  tour- 
billons. Des  papillons  d'une  large  dimension  et  d'une  couleur 
éclatante  errent  sur  les  champs  de  fleurs.  Il  en  est  qui  par- 
fois se  réunissent  en  troupes  si  nombreuses,  qu'elles  occupent 
un  espace  de  plusieurs  milles.  On  les  voit  passer  pendant  des 
heures,  et  quelquefois  pendant  des  journées  entières.  On  dit 
qu'ils  émigrent.  D'où  viennent-ils,  et  où  vont-ils?  Personne  ne 
le  sait.  Vers  le  soir,  les  phalènes  ouvrent  leurs  ailes,  les  grillons 
entonnent  leur  chant,  et  lorsque  le  soleil  a  disparu  à  Thorizon, 
des  millions  de  mouches  à  feu  allument  leurs  lampes  d'éme- 
raude  dans  l'obscurité.  » 

Jusqu'à  présent  on  n'a  point  encore  décrit  systématiquement 
cette  multitude  d'insectes,  on  n*en  a  point  énuméré  les  diverses 
espèces  qui  se  trouvent  en  grand  nombre  dans  chaque  localité.   . 
Ce  que  Darwin  rapporte  des  coléoptères  du  Brésil  s'applique  à 
ceux  de  Ceylan.  Il  n'en  existe  dans  les  collections  européennes 
que  quelques  échantillons,  et  ce  n'est  pas  sans  de  longues  in- 
vestigations que  les  entomologistes  en  viendront  à  faire  un  ca- 
Wogue  complet  de  tant  d'animalcules. 
1^ matin,  sur  les  plantes  herbacées,  luisent  les  scarabées 

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n 


334  REVUE    BRmtïNtQUB. 

â'or,  dont  les  Cingalais  prennent  les  ailes  pour  parer  leurs  vête 
àlentSt  et  les  pattes  brillantes  pour  faire  des  colliers  et  des  bra 
celets. 

Dans  les  forêts  habitent  les  scarabées  aux  longues  cornes  qu 
dévastent  les  arbres,  surtout  les  cocotiersi  Ils  pénètrent  sou: 
i'écorce  des  jeunes  tiges,  et  avec  le  bois  réduit  eh  poussière  pa 
leurs  morsures  ils  se  font  un  cocon  dans  lequel  ils  s'endormôn 
jusqu'à  ce  qu'ils  arrivent  à  leur  état  de  chrysalide.  Si  répugnan 
que  soit  Taspect  de  ces  larves^  les  coolies  du  Malabar  s'en  régalent 

Il  est  une  autre  famille  d'insectes  retnarquable  par  sa  beauté 
C'est  celle  des  casaiadœ.  Toiis  ses  membres  sont,  comnae  ceu: 
de  la  tortue,  revêtus  d'une  coquille  qui  a  l'apparence  d'ut)  rubi 
entouré  d'un  cotdoh  de  perles. 

Plus  curieux  sous  un  autre  rapport  sont  les  mantidœ.  On  le 
appelle  des /i;ui//e5  amto/anléfs^  et  à  juste  titre.  Elles  apparais 
sent  dans  les  jungles  avec  toutes  sortes  de  nuances^  depuis  l 
jaune  pâle  jusqu'au  vert  foncé,  mais  toujours  avec  la  nuanc 
particulière  de  la  plante  sur  laquelle  elles  se  dévelopjjetit.  Leur 
ailes  sont  exactement  modelées  sur  lés  feuilles  des  arbres,  elle 
en  ont  les  côtés  lisses  et  les  fibres.  Leurs  œufs  ressemblent 
des  graines  d'arbustes.  Enfin,  telle  est  leur  structure  entière 
qu'on  ne  parvient  que  très-difficilement  à  les  distinguer  di 
feuillage  qui  les  entoure.  Mais  leur  existence  végétale  nelesem 
pêche  pas  d'être  très-carnivores.  «  J'ai  mis  une  fois,  dit.sir  Emer 
son,  deux  de  ces  insectes  dans  une  boîte.  Il  se  précipitèrent  l'ui 
sur  l'autre,  se  lacérèrent  les  membres,  et,  quelques  heures  après 
tous  deux  étaient  morts.  » 

On  ne  lira  pas  sans  intérêt  les  détails  que  Thabile  historiei 
deCeylan  nous  donne  sur  les  fourmis  blanches,  autrement  dit 
les  termites,  quoiqu'une  partie  de  ces  détails  se  trouve  déj; 
dans  divers  ouvrages  d'histoire  naturelle. 

Ces  fourmis  se  répandent  partout  et  en  légions  innombrables 
et  partout  où  le  sol  n'est  point  trop  humide,  ni  trop  sablonneux 
elles  construisent  leurs  édifices.  Pour  accomplir  ce.  travail,  elle 
creusent  la  terre  avec  leurs  mâchoires,  et  l'humectent  avec  leu; 
salive  jusqu'à  ce  qu'elles  lui  donnent  la  consistance  du  grès.  S 
délicate  est  la  trituration  à  laquelle  elles  soumettent  leurs  ma 
tériaux,  que  les  bijoutiers  deCeylan  recherchent  la  terre  qu'elte 


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LES  CURIOSITÉS  IVAtURELLEB  DE  CETLAN. 

ont  ainsi  élaborée  pour  en  faire  leurs  moules  les  plus  fiilsj  et 
jadis  OD  employait  eette  terré  à  façonner  les  idoles  vénérées  du 
peuple. 

Les  termites  travaillent  avec  une  telle  habileté  et  une  telle 
persévérance,  qu'ils  en  viennent  à  élever  lettre  bonstnidtibfis 
à  (lii  ou  douze  pieds  au-dessus  du  sol;  sur  une  largeur  {)rDt)dr- 
tionnelle,  et  ces  oonstruotions  sont  si  solides,  qu'ufa  chevâl  ëh 
les  traversant  ne  les  détériore  point  par  sa  pression,  et  qu'elles 
résistent  même  à  ces  violentes  pluies  des  moussons  qui  dégra- 
dent les  tnetlleurs  mortiers.  Telle  est  pbiirtant  la  rapidité  avec 
laquelle  ces  fourmis  accomplissent  leur  œuvre^  que  je  les  ai 
Tnes,  dit  sir  Emerson,  former  sous  une  table  un  dOme  de  terre 
de  six  pouces  de  hauteur  et  de  (^eux  pouces  de  largeur,  pendant 
la  dorée  d'un  dîner. 

L'intérieur  des  excavations  qu'elles  ont  faites  en  enlevant  tant 
de  globules  de  terre  pour  édifier  leurs  dômes  ôt  leiirs  temparts, 
présente  un  curieux  spectacle.  Là  sont  leurs  cellules  et  leurs 
magasins  réunis  Fun  à  l'autre  par  des  galeries  voûtées;  là 
senties  chambres  réservées  à  la  nouvelle  gétiération^  et  au  mi- 
lieu, la  chambre  royale  de  la  reine,  une  hideuse  créature,  dont 
le  rentre,  enflé  d'une  façon  monstrueuse,  est  cent  fois  plus  gros 
que  le  reste  de  son  corps.  C'est  cette  reine  qui  doit  produire  les 
myriades  d'insectes  nouveaux  qui  peupleront  cette  ruche  sou- 
terraine. 

Dans  leurs  habitudes  de  déprédation,  les  termites  redouten 
la  lumière.  Pour  entreprendre  leurs  expéditions,  elles  se  font 
UD  sentier  couvert  qui  s'étend  quelquefois  jusqu'à  une  in- 
croyable distance  de  leur  gtte.  A  l'exception  de  Tébène,  du  bois 
âefer,  et  de  ceux  qui  sont  fortement  imprégnés  d'huiles  aroma- 
tiques, nul  bois  ne  résiste  à  leur  morsure.  «  Une  nUit,  dit  sir  Ertier- 
soD,  une  troupe  de  termites  pénétra  sous  ma  tente  dans  mon 
portemanteau,  et,  le  lendemain  matin,  tout  ce  qu'il  contenait 
était  anéanti.  »  En  quelques  instants^  un  détachement  de  ces 
maudites  bêtes  détruira  une  masse  de  livres  et  de  papiers.  Quand 
elles  pénètrent  dans  les  poutres  d'une  maison,  elles  les  ron- 
gent à  l'intérieur,  de  telle  sorte  que  bientôt  il  n'en  reste  plus 
qu'une  légère  bande  qui  à  la  moindre  pression  tombe  en  pous- 
ûère.  Il  n'existe  aucun  moyen  assuré  de  préserver  sa  detDeure  et 


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336 


REVUE    BRITANNIQim. 


I 


son  mobilier  de  cette  funeste  engeance.  Le  meilleur  est  d'être 
perpétuellement  sur  la  défensive  et  de  surveiller  sans  cesse 
ses  invasions. 

A  deux  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  les  ter- 
mites n'existent  plus  ;  mais  d'autres  espèces  de  fourmis  existent 
partout  à  Ceylan,  sur  les  terres,  dans  les  arbres,  dans  chaque 
chambre,  dans  chaque  meuble.  La  plus  petite  parcelle  desucn 
suffit  pour  en  attirer  une  foule  dans  un  endroit  où  un  instao 
auparavant  on  n'envoyait  pas  une  ;  et  ce  ne  sont  pas  seulemen 
les  choses  sucrées  qui  les  mettent  en  mouvement,  toute  matièr 
végétale  ou  animale  excite  leur  convoitise.  Jour  et  nuit,  elle 
travaillent  et  rongent  tout  ce  qu'elles  rencontrent.  «  En  voyan 
leur  avidité,  j'ai  trouvé  un  jour,  dit  sir  Emerson,  un  moyen  d'ei 
faire  mon  profit.  Je  leur  ai  livré  les  coquillages  dont  je  désirai 
former  une  collection  ;  en  quelques  jours  ils  étaient  parfaite 
ment  nettoyés  et  leur  émail  restait  intact.  » 

Dans  ces  hordes  de  fourmis,  il  en  est  une  qui  est  particuliè 
rement  odieuse  aux  Cingalais  :  c'est  la  fourmi  rouge,  qui  abond 
dans  les  jardins  et  s'attache  aux  arbres  fruitiers.  Elle  est  trèî 
irritable  et  défend  si  intrépidement  la  place  qu'elle  a  envahie 
que  les  indigènes,  qui,  en  général,  sont  peu  vêtus,  ne  pai 
viennent  pas  sans  peine  à  récolter  les  fruits  du  manguier,  poi 
lesquels  la  fourmi  rouge  a  une  prédilection  particulière.  I 
nuit,  elles  tombent  des  rameaux  d'arbres  sur  les  voyageurs,  ( 
leur  infligent  une  pénible  souffrance  par  leur  morsure  vén( 
lieuse. 

Plus  redoutables  encore  sont  les  insectes  de  Tordre  des  m; 
riapodes,  notamment  la  scolopendre,  dont  la  piqûre  occasionr 
une  douleur  aussi  vive  que  celle  qui  est  produite  par 
scorpion.  Il  y  a  deux  espèces  de  scolopendres,  dont  l'une  e 
revêtue  d'une  sorte  d'armure  et  n'a  pas  moins  d'un  pied  de  loi 
gueur. 

Que  Ton  ajoute  à  ces  diverses  races  d'insectes  pernicieux  l 
bêtes  fauves  qui  hantent  les  forêts,  les  sangsues  qui  épient  l 
voyageurs  dans  les  plaines  marécageuses,  les  serpents  enroul 
sur  la  plus  fraîche  verdure,  et  l'on  reconnaîtra  que  cette  ter 
de  Ceylan,  si  riche  et  si  belle,  a,  comme  les  autres,  ses  trisi 
conditions.  Cependant  nous  remarquerons  en  passant  que  ( 


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LES  CURIOSITÉS  NATURELLES  DE  CETLAN.  337 

que  ToD  a  dit  de  la  quantité  et  de  la  nature  de  ses  serpents  a 
été  fort  exagéré.  Un  naturaliste  a  constaté  que,  de  vingt  espèces 
de  ces  reptiles  réputées  yenimeuses,  il  n'y  en  avait  que  quatre 
qui  le  fussent  réellement,  et  deux  seulement  dont  la  morsure 
fût  mortelle,  le  tic-polonga  et  la  cobra  di  capello. 

Les  eaux  de  Ceyian  ont  aussi  leurs  animaux  dangereux  :  les 
crocodiles,  les  requins.  Mais,  dans  ces  mêmes  eaux,  le  plon- 
geur va  chercher  la  perle  précieuse  qui  parera  le  diadème  des 
reines. 

La  pèche  des  perles,  Tune  des  richesses  de  Ceyian,  n'est  plus 
aussi  productive  qu'autrefois.  Cependant  le  gouvernement  l'af- 
ferme encore  chaque  année  à  un  prix  assez  élevé,  et,  chaque 
année,  aux  mois  d'avril  et  de  mai,  la  plaine  du  village  d'Aripo, 
près  duquel  se  fait  cette  pêche,  présente  un  curieux  spectacle. 
Là  s'élève,  comme  par  enchantement,  un  immense  bazar  où 
se  trouvent  réunies  les  marchandises  les  plus  brillantes  et  les 
denrées  nécessaires  à  cette  foule  de  trafiquants,  de  curieux, 
d'ouvriers,  de  marins,  qui,  en  un  instant,  couvrent  la  surface 
du  sol  de  leurs  longues  rangées  de  cases.  Les  bords  de  la  mer 
ne  sont  pas  moins  animés  que  la  vallée.  Le  long  du  rivage  se 
pressent  des  centaines  de  caboteurs  du  Malabar  et  des  côtes  de 
Coromandel  ;  plus  près  de  la  grève,  une  multitude  de  bateaux 
sur  chacun  desquels  se  trouvent  dix  plongeurs,  un  pilote,  un 
capitaine  et  huit  hommes  d'équipage,  se  tiennent  prêts  à  s'é- 
lancer au  large,  avec  la  brise  du  soir,  vers  le  banc  d'huttres  qui 
leur  est  assigné.  Arrivés  à  leur  poste,  après  une  traversée  de 
dix-sept  milles,  ils  laissent  tomber  l'ancre,  et  se  reposent  jus- 
qu'au jour. 

Aux  premiers  rayons  de  l'aurore,  un  coup  de  canon,  parti  du 
navire  de  guerre  chargé  de  maintenir  l'ordre  dans  cette  four- 
milière d'embarcations,  donne  le  signal  du  travail.  Aussitôt  les 
plongeurs,  partagés  en  deux  bandes  qui  se  succèdent  à  des 
intervalles  égaux,  se  précipitent  dans  la  mer,  à  douze  brasses 
de  profondeur. 

Chaque  plongeur  est  armé  d'un  fort  couteau  pour  détacher 
les  huîtres  du  rocher.  A  une  corde  liée  au  bateau  est  suspendue 
une  grosse  pierre  sur  laquelle  il  pose  les  pieds  pour  descendre 
plus  vite  ;  à  une  autre  corde  est  lié  ur  panier  qu'il  entraîne 

8*  SÉRIE. — TONE  I.  ^ 

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338 


REVUS  BEITANNIQUIE. 


paiement  avec  lui,  et  dans  lequel  il  déposera  son  buliu.  En 
une  minute,  il  faut  qu'il  achève  son  opération,  la  privation  de 
Tair  ne  lui  permet  pas  de  rester  plus  longtemps  sous  Teau.  ûq 
le  hisse  immédiatement  h  bord,  et  lin  de  ses  compagnons  k 
remplace. 

Avec  un  peu  de  vh  pour  toute  nourriture,  ces  pêcheurs  pour 
suivent  ainsi,  pendant  de  longue^  heures,  leur  pénible  travail 
au  risque  de  se  briser  la  tête  sur  les  roo3  ou  d'être  dévorés  pai 
les  requins.  Que  les  belles  dames,  si  heureuses  de  porter  ui 
collier  de  perles,  le  regardent  quelquefois  avec  une  pensée  d( 
commisération  I  Pour  chacune  de  cea  perles,  combien  d'hoiu 
mes  ont  exposé  leur  vie  au  plus  grand  péril  I 

À  la  fin  de  la  journée,  ^u  nouveau  signal  du  stationnaire,  h 
bâtiments  retournent  sur  le  riyage  et  déposent  daqs  des  kàu 
gars  leur  cargaison. 

Les  huîtres,  tombées  en  pourriture,  sopt  lavées  daus  d 
grandes  auges  ;  c'e^t  dan^  un  amas  4^  rudes  épailles  et  d'im 
mondiçes  que  Ton  cberqh0,  d'une  main  ipquiète,  le  bijou  qu 
doit  un  jour  orner  la  couronne  d'un  roi  ou  le  front  d'un 
jeune  fille. 

Cette  dernière  opération  décide  le  succès  ou  la  ruine  du  spc 
çulateur.  Avec  quelle  anxiété,  à  mesure  que  Teau  s'écoule, 
suit  le  travail  des  marins  !  avec  quelle  vigilance  il  observe  leui 
moindres  mouvements  !  Il  est  défendu,  sous  les  peines  les  plu 
sévères,  à  ceux  qui  remplissent  cette  tâche,  de  porter  la  mai 
à  leur  bouche,  car  on  craint  qu'ils  n'avalent  le  trésor  qu  ils  au 
raient  trouvé. 

Cette  opération  finie,  toutes  les  perles  sont  ramassées  san 
distinction  et  jetées  dans  un  crible  double  qui  sépare  celles  d 
première,  de  seconde  et  de  troisième  grosseur.  Quant  à  la  cer 
drée,  on  y  attache  peu  de  prix. 

Lorsque  le  marchand  a  recueilli  sa  récolte,  il  s'agit  pour  lu 
de  la  diviser  en  plusieurs  catégories  distinctes,  afin  d'en  retire 
le  plus  grand  profit  possible,  car  chaque  nation  garde  à  ce 
égard  des  prédilections  particulières.  Pour  l'Europe,  on  réserv 
les  perles  rondes  et  blanches;  pour  l'Asie,  les  perles  bleuâtresc 
légèrement  argentées  ;  pour  les  indigènes  de  Ceylan,  les  perle 
roses. 


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LES  CURIOSITàs  NATlHIELUa  DB  CEYLAN.  330 

La  plupart  de  oes  bijoux  ae  vendent  sur  les  lieux  mêmes, 
près  du  petit  village  d'Àripo,  sous  des  buttes  en  bois,  sous  des 
tentes  grossières,  occupées  par  les  plus  ricbes  négociants.  Vers 
la  fin  de  mai,  tout  mouvement  cesse,  toute  cette  affluence  d'é* 
trangeis  disparaît  et  la  plage  d'Aripo  retombe  dans  le  silence 
deTisolement. 

Tel  est  le  tableau  qu'un  de  nos  illustres  voyageurs,  H.  Famiral 
Laplace,  a  tracé  de  la  pêche  des  perles  à  Ceylan,  et,  depuis  Té- 
poque  où  Tbabile  navigateur  observait  cette  scène  curieuse, 
elle  se  renouvelle  ebaque  année^  à  peu  près  de  la  même  façon. 

La  mer  de  Ceylan,  où  Ton  puise  ces  trésors,  abonde  encore 
en  poissons  de  toutes  sortes,  et  les  eaux  de  l'intérieur  de  l'Ile 
sont  aussi  d'une  fécondité  prodigieuse.  Le  Cingalais  fait  une 
péehe  fructueuse,  non-seulement  dans  les  eaux  courantes,  mais 
dans  chaque  petit  lac,  dans  chaque  étang,  et  même  dans  chaque 
fossé. 

Cependant,  au  temps  des  grandes  chaleurs,  une  portion,  de 
ces  réservoirs  formés  par  les  pluies  se  dessèche,  et  alors  les  .na- 
turalistes observent  un  singulier  phénomène.  Il  y  a  des  poissons 
qui,  ne  pouvant  plus  rester  dans  leur  étroit  bassin,  en  sortent 
bravemiBut,  se  t]:alnent  sur  le  gazon,  et,  conduits  par  leur  in- 
stinct, s'en  vont,  par  une  longue  et  pénible  pérégrination,  à  la 
recherche  d'un  autre  réservoir.  Il  en  est  même,  dit-on,  quel- 
qaes-uns  qui  grimpent  le  long  des  arbres  pour  y  trouver  un  suc 
salutaire.  Mais  ce  fait  étrange  n'est  pas  encore  très-positivement 
constaté.  lien  est  d'autres  enfin,  et  c'est  le  plus  grand  nombre, 
qui  se  plongent  dans  la  vase  humide  et  y  restent  dans  un  état 
de  torpeur  et  d'immobilité  jusqu'au  retour  d'une  meilleure 
saison. 

«L'état  d'hibernation,  dit  le  savant  docteur  Hunter,  est  le 
résultat  du  froid  ;  mais  il  peut  être  aussi  attribué  à  la  priva- 
tion de  la  nourriture  et  des  autres  éléments  d'action.  Or,  l'ex- 
cessive chaleur  des  contrées  tropicales  produit  sur  les  animaux 
et  les  végétaux  un  effet  analogue  à  celui  d'une  température  gla- 
ciale dans  les  régions  septentrionales,  et  de  ces  deux  tempéra- 
tures extrêmes  peut  résulter  la  même  hibernation.  L'alligator 
est  emprisonné  par  le  froid,  en  hiver,  dansleMississipi,  comme 
les  crocodiles  dans  la  vase  des  étangs  de  Ceylan  par  une  chaleur 


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ASYtlE    BRITANNIQUE. 


ardente.Le  hérisson  d'Europe  tombe  dans  une  profonde  torpeur 
dès  que  Thiver  le  prive  de  sa  pâture  habituelle  de  limaces  et 
d*insectes,  et  le  tenza  de  Madagascar,  qui  est  son  représentant 
sous  les  tropiques,  manifeste  la  même  tendance  à  Tépoque  de 
Tannée  où  l'excessive  chaleur  le  condamne  à  la  même  disette.» 

Ainsi,  sous  les  climats  les  plus  opposés,  dans  leur  variété 
d'aspects  infinis,  les  œuvres  de  la  nature  surprennent  l'attention 
de  l'observateur  par  de  curieuses  analogies. 

C'est  la  première  moitié  seulement  du  premier  volume  de 
H.  Emerson  qui  nous  a  donné  les  éléments  de  cette  esquisse  de 
l'histoire  naturelle  de  Ceylan. 

X.  M. 


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DIPLOMATIE.  -  HISTOIRE  CORTEMPORAIRE. 


LA  CARMÈRE  POLITIQUE  DE  GEORGE  CANNING  \ 


Uq  homme  ne  devient  jamais  si  ridicule  que  lorsque  ses  amis 
prétendent  en  fair